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Dans une société en évolution rapide et constante comme la société québécoise où les modèles familiaux se diversifient, le modèle traditionnel du père pourvoyeur unique et peu présent pour sa famille est aujourd’hui moins fréquent qu’il ne l’était auparavant. Les hommes québécois vivent une situation de contradiction intérieure profonde en raison d’une évolution rapide des repères qui le guident (Gagnon, 2004). En effet, les valeurs reliées au rôle traditionnel des hommes québécois sont aujourd’hui contestées et les codes comportementaux masculins appris sont remis en cause. Les hommes immigrants peuvent aussi vivre cette contradiction intérieure en raison de leur propres repères culturels (qui sont constitués la plupart du temps des valeurs et des croyances) qui peuvent aussi être différents de ceux attendus dans la société québécoise pour les hommes (Brodeur et Barré, 2010).

Les tensions de rôle de genre et la santé des hommes

Partout dans le monde, la socialisation se fait à partir de construits différenciés selon le genre de la personne. En effet, ces derniers sont créés à partir des valeurs sociales rattachées pour chaque genre (Campeau, Sirois, Rheault et Dufort, 1993). Dans le cadre de cette étude, nous retenons la définition de socialisation de Rocher (1968, p. 119) qui est « le processus par lequel la personne humaine apprend et intériorise les éléments socioculturels de son milieu, les intègre à la structure de sa personnalité sous l’influence d’expériences et d’agents sociaux significatifs et, par là, s’adapte à l’environnement social où elle doit vivre ».

Le genre, connu comme le sexe social, représente une construction sociale ou culturelle du féminin et du masculin qui se distingue du sexe biologique. Il se développerait progressivement en fonction de stéréotypes en vigueur dans une société et à une époque

donnée. Hommes et femmes apprennent dès la petite enfance les comportements attendus selon leur sexe (Lowy et Rouch, 2003; Mejias, 2005). Selon Bussey et Bandura (1999, cité dans Rouyer, 2007), il existerait trois modes de construction du genre : le modelage, l’expérience propre et l’apprentissage direct. Le modelage consiste en un processus par lequel l’enfant extrait par l’observation les modèles et les rôles qu’il généralise et exporte vers ses propres comportements et attitudes. La construction du genre par l’expérience propre renvoie à l’adéquation que fait l’enfant à ses propres conduites et comportements et qui se consolide par le renforcement positif ou négatif de son entourage. Les réactions de ses parents, amis, personnel de l’école, constitueraient une source importante à la construction des conceptions de l’enfant en lien avec son genre. Enfin, l’enseignement direct donne accès à l’enfant à des modèles de rôles et de comportements sexués sous une forme intégrée. Pour les enfants les plus jeunes, son action est moindre par rapport au modelage et à l’expérience dont il peut cependant aider à généraliser l’impact par l’addition des significations générales et des exemples rencontrés dans la vie quotidienne.

Par ailleurs, la construction de rôle social encouragée par l’entourage de l’enfant (construction du genre par l’expérience propre) se manifeste de forme différenciée selon le sexe de l’enfant. Par exemple, pour le genre féminin, les valeurs encouragées par l’entourage seraient souvent la gentillesse et la douceur (Blondin, 1994; Hernandez, 2007; Rouyer, 2007). Pour le genre masculin, les valeurs privilégiées seraient souvent la performance, le contrôle de soi et des émotions, leurs jeux seraient surtout physiques et teintés d’agressivité (exemple : jouer à la guerre, au policier, etc.). La perception de son rôle pour le garçon se limiterait souvent aux attitudes de justicier et aux gestes autoritaires et agressifs (Blondin, 1994; Rouyer, 2007).

Pour sa part, Glicken (2005) signale que les garçons, dès leur plus jeune âge, sont guidés par un code de conduite. Les garçons s’enseignent mutuellement le message qu’ils ont reçu auparavant des garçons ainés (enseignement direct). Ce code apprendrait notamment aux garçons dès leur plus jeune âge que les hommes doivent être différents des femmes, ne doivent jamais pleurer, doivent demeurer stoïques et ne pas céder à la douleur ni à leurs émotions. Ce code montrerait aussi aux garçons l’importance d’être autonomes et indépendants. Ces derniers seraient souvent en compétition afin de prouver leur force et

leur courage, et leur supériorité face à d’autres hommes. Dans ce contexte, l’utilisation de la violence deviendrait légitime. Pour les personnes du sexe masculin, le jugement de leurs congénères aurait une place exceptionnellement importante dans leur vie. Ainsi, les garçons déploieraient les efforts requis pour être des représentants idéaux de rôle d’homme socialement attendu. À cet effet, le rôle socialement attendu, selon Kilmartin (2007), est un ensemble de comportements et d’attitudes socialement attendus, tout en tenant en compte de la position sociale, du genre de la personne et de la conjoncture.

Pendant plusieurs années, le rôle imposé aux pères dans la société était de subvenir aux besoins de leur famille et d’exercer l’autorité. Ce rôle étant trop rigide et stéréotypé amènerait plusieurs hommes à se renfermer dans des coutumes étroites de la société traditionnelle (Mejias, 2005). Des travaux récents affirment que la disparation du rôle social est une illusion, mais que le rôle social actuel serait plus approprié que celui des années 1950 (Mejias, 2005). Les hommes auraient un registre plus large dans la façon de vivre leur identité de genre. Cependant, cela ne signifierait pas nécessairement que chaque homme est libre de choisir sa conduite au hasard. Il demeurerait difficile pour plusieurs hommes d’assumer les transformations et les changements qu’ils n’ont pas nécessairement souhaités (Mejìas, 2005). Ce phénomène auquel les hommes seraient contraints de se conformer a aussi été étudié dans diverses recherches sur le genre, par exemple la tension de rôle de genre de Pleck (1981) (gender role strain).

Pleck (1981) est l’un des premiers à avoir étudié les hommes et les masculinités dans une optique sociale. Cette théorie a été révisée en 1995 et soutient que le rôle de genre servirait de modèle comportemental aux hommes, mais aussi aux femmes, et que « les tensions de rôle de genre surviennent lorsque des individus intériorisent certaines normes sociales à propos d’un idéal de genre, même si celles-ci sont contradictoires, inaccessibles ou incompatibles avec ce qu’ils pensent être réellement » (O’Neil, Helms, Gable, David et Wrightman, 1986; O’Neil, Good et Holmes, 1995 cités par Tremblay, Morin, Desbiens et Bouchard, 2007). Ainsi, le rôle de genre est basé sur la conformité (socialement attendue) des représentations que les hommes et les femmes ont de la masculinité et de la féminité acquises par le biais de la socialisation (Pleck, 1981). Ces représentations chez les hommes se traduiraient par les attentes de la nécessité d’être fort, de contrôler ses émotions, d’être

indépendant et de nier sa souffrance; exigences qui sont parfois en contradiction avec ce que les hommes ressentent réellement. L’incapacité à atteindre ces normes peut provoquer chez l’homme un effet de tension (tension du rôle de genre), et les conflits de rôle de genre qui en découle peuvent se traduire par des sentiments négatifs tels que l’inadéquation, la détresse, la faible estime de soi ou la dévalorisation, entre autres.

Les difficultés éprouvées pour les hommes peuvent être soulagées par une aide professionnelle, mais, selon Brooks et Good (2001), la recherche de cette aide serait aussi perçue par les hommes comme contradictoire aux exigences de masculinité. Pour sa part, Pleck (1981) affirme que l’atteinte des exigences du genre masculin aurait des conséquences et des impacts négatifs pouvant se manifester même sur la santé physique des hommes. En effet, des auteurs comme Good et Mintzont (1990) et Eisler (1995, cités par Genest-Dufault, 2006) ont documenté une association entre les tensions de rôle de genre et les symptômes psychosomatiques chez les hommes. Les hommes pris avec des tensions de rôle de genre éprouveraient éventuellement un stress supplémentaire capable d’engendrer de l’anxiété, de la dépression, de la solitude, une faible estime de soi qui se traduiraient par des problèmes physiques ou des maladies somatiques comme des problèmes cardiaques, le syndrome du côlon irritable, des douleurs de dos, de la panique et des dysfonctions sexuelles (Glicken, 2005; Kilmartin, 2007). Pour leur part, Glicken (2005) et Pollack (2001) soutiennent que ces manifestations psychosomatiques seraient engendrées par la restriction des émotions et par la forte propension de certains hommes à se livrer à des comportements à haut risque comme la toxicomanie, les explosions de violence à l’égard de soi et des autres, les rapports sexuels non protégés et d’autres comportements à risque ou abusifs.

Par ailleurs, trois postulats majeurs peuvent se dégager de la tension du rôle de genre soit la tension de l’inadéquation, le traumatisme de rôle de genre et le dysfonctionnement du rôle de genre (Genest-Dufault, 2006). La tension de l’inadéquation survient lorsque les hommes sont incapables d’atteindre les exigences de la masculinité qu’ils ont intériorisées, ils ressentent alors un effet négatif (tension). Pour sa part, le traumatisme de rôle de genre s’inscrit en continuité, avec la non-conformité aux exigences de la masculinité. Il réfère plus précisément à des événements qui ont des conséquences

traumatiques pour les hommes comme le dévoilement de l’homosexualité qui peut engendrer le sentiment de perte de virilité. Sans parler de toutes les conséquences possibles d’un tel dévoilement comme les sanctions sociales telles que le rejet, la marginalisation, l’homophobie, etc. Enfin, le dysfonctionnement le plus observé dans la pratique consiste aux associations faites entre les caractéristiques du rôle de genre masculin (par exemple : être fort, nier ses émotions, etc.) et les comportements négatifs associés (par exemple : abus de substances, conduites à risque, etc.). Il est à noter que certaines caractéristiques associées au rôle de genre masculin comme nier ses émotions sont en elles-mêmes qualifiées de dysfonctionnelles.

La tension du rôle de genre s’avère une théorie pertinente dans l’interprétation des résultats de cette étude en raison notamment de certaines caractéristiques de la population étudiée. En effet, il est possible que la perception de la perte du rôle de pourvoyeur chez les hommes latino-américains participants à cette étude ainsi que les conséquences, le cas échéant, sur leur bien-être personnel et familial ou encore leur intégration puissent s’expliquer à la lumière des postulats de cette théorie. Les postulats de cette théorie permettent de vérifier si, chez ces hommes, il y a une tension ressentie envers un éventuel écart entre leur rôle de pourvoyeur, selon les normes sociales de leur culture d’origine, et la non-actualisation de ce rôle dans la nouvelle société d’accueil. Processus qui est analysé comme étant lui-même porteur des dysfonctions. La théorie des tensions de rôle de genre s’avère aussi utile parce qu’elle s’attarde, non seulement, au processus normatif de socialisation, mais tient aussi compte de la perspective sociopolitique des droits des hommes. Elle identifie en plus les conséquences négatives du processus de socialisation de ces derniers. (Dulac, 2001; Kilmartin, 2007; Philraretou et Allen, 2001 dans Tremblay, Morin, Desbiens et Bouchard, 2007). Enfin, il faut mentionner que cette théorie s’inscrit dans une perspective constructiviste de l’analyse du genre masculin (Pleck, 1981, 1995).