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4. ÉTUDE DE CAS

4.3 A NALYSE DES PRATIQUES SYNDICALES DANS LE SECTEUR DE L ’ ÉCONOMIE DOMESTIQUE À

4.3.1 L’historique des pratiques syndicales dans l’économie domestique : enjeu d’idéologie

4.3.2.1 Enjeux et limites du suivi individuel

Le suivi de dossiers individuels compose une part importante du travail des secrétaires syndicales dans le secteur de l’économie domestique (entretien n°1, entretien n°2). Si ces pratiques trouvent leur origine dans les stratégies mises en place par les syndicats dans la défense des personnes vivant sans statut légal à Genève, la fin de l’Opération Papyrus a laissé la place à des pratiques spécifiques au secteur de l’économie domestique. Nous avons montré en quoi les permanences syndicales visant à constituer les dossiers de régularisation ont représenté une véritable porte d’entrée dans les syndicats pour les travailleureuses de l’économie domestique. Ces permanences spécifiques à la régularisation ont été supprimées dans les deux syndicats dès la fin de l’Opération Papyrus (entretien n°1; entretien n°2). Au SIT comme chez Unia Genève, des permanences d’accueil existent néanmoins afin d’accueillir les demandes de tout type de travailleureuses cherchant à s’adresser au syndicat. C’est en adhérant au syndicat que les travailleureuses de l’économie domestique accèdent par la suite au suivi individuel de leur dossier par une des secrétaires syndicales en charge du secteur (entretien n°1 ; entretien n°2).

Le suivi individuel rempli l’une des fonctions principales du syndicat qui consiste à défendre les intérêts des travailleureuses dans les relations de travail. En représentant une véritable expertise des relations professionnelles, les syndicats offrent à leurs membres un service individualisé permettant d’intervenir directement dans la relation d’emploi (Béroud, Giraud, et al., 2018). Le travail de suivi individuel tend cependant à dépasser la sphère des relations de travail dans le secteur de l’économie domestique.

Dans ce secteur, les questions mobilisant l’expertise syndicale en matière d’emploi composent une majorité du travail effectué dans le suivi individuel par les syndicalistes interviewées. Ces demandes se divisent en deux sous-groupes. Le premier regroupe l’ensemble des questions liées aux conditions de travail des employé.e.x.s domestique et le respect des normes édictées par le droit du travail (entretien n°1). Ces demandes se concentrent ainsi sur les questions de respect du contrat de travail (dans les cas où ce dernier existe), des règles applicables en termes d’horaires de travail et de salaires dans le secteur, mais également du respect des congés. Dans un premier temps, le syndicat est mobilisé par les travailleureuses comme source d’informations sur le cadre légal dans lequel elles évoluent. Ce travail d’information est mis en avant comme l’une des missions principales des syndicalistes dans un secteur où la désinformation des travailleureuses comme des employeureuses est particulièrement marquée (entretien n°1;

entretien n°2). Il permet d’identifier les situations non conformes à la législation en vigueur et de mettre en place les étapes qui permettront de rétablir les droits des travailleureuses en question.

Dans les cas problématiques, le travail syndical consiste à interpeller la partie employeuse afin de soumettre les revendications de l’employée et entamer une négociation. Selon les syndicalistes rencontrées, dans la plupart des cas, cette négociation aboutit à la conclusion d’un accord entre les deux parties. La désinformation qui caractérise la partie employeuse permet souvent, lors de la confrontation aux conditions juridiques minimales requises dans ce type d’emploi, d’obtenir un compromis (entretien n°1; entretien n°2). Si tel n’est pas le cas, le syndicat peut dès lors accompagner l’employé.x.e dans la dénonciation de la relation de travail et porter le dossier devant le tribunal de prud’hommes.

Le deuxième groupe de demandes comprend l’ensemble des questions liées à la mise en conformité de la relation de travail avec le droit des assurances sociales (entretien n°1; entretien n°2). Dans un secteur où la non-déclaration ou la sous-déclaration de l’emploi est la norme, une part importante du travail des secrétaires syndicales consiste à obtenir la déclaration des emplois, mais également à réclamer les arriérés de cotisations patronales non-versés. Dans les cas d’emplois non-déclarés sur d’importantes périodes, les montants en question peuvent atteindre des centaines de milliers de francs et le travail des syndicalistes consiste notamment à négocier un compromis avec la partie employeuse afin d’obtenir un remboursement partiel des cotisations patronales (entretien n°1; entretien n°2; Guelpa, Lozano, 2019).

Malgré la fin de l’Opération Papyrus, une part importante des demandes des travailleureuses domestiques dans le cadre du suivi individuel concerne l’obtention ou le renouvellement d’un permis de séjour ou les questions de regroupement familial (entretien n°1; entretien n°2). Dans ces cas, le travail syndical consiste à accompagner les personnes dans la constitution des dossiers. Les syndicalistes interrogées mettent en avant la complexification de ce travail en dehors du cadre de l’Opération Papyrus. La sortie de ce cadre a en effet entrainé un retour en arrière dans les pratiques de régularisation individuelle avec l’abandon des critères adoptés durant l’Opération Papyrus. En l’absence de tels critères, l’insécurité liée à l’obtention ou au renouvellement d’un permis de séjour augmente fortement et les syndicalistes préfèrent parfois orienter les personnes concernées vers des formes d’accompagnement juridique plus spécifique dépassant le cadre du travail des secrétaires syndicales. Cet accompagnement juridique peut être effectué au sein même des organisations syndicales qui disposent d’équipes de juristes

pouvant traiter ce genre de dossier. Cependant, dans certains, cas, la personne est réorientée vers d’autres acteurices spécialisé.e.x.s dans le droit des migrations (entretien n°2).

Au-delà de la fin de l’Opération Papyrus, les trois syndicalistes rencontrées identifient plusieurs limites dans l’activité de suivi individuel dans le secteur de l’économie domestique. Certaines d’entre elles trouvent leur origine dans la relation de travail spécifique qui caractérise l’emploi domestique, d’autres sont liées à des facteurs externes à la relation de travail.

La première limite identifiée est liée l’informalité des relations de travail qui caractérise une grande partie de l’emploi domestique (entretien n°1; entretien n°2). Comme décrit auparavant, l’emploi domestique qui s’exerce dans la sphère privée des ménages représente une forme de travail atypique particulière. Les rapports de travail ne sont que rarement formalisés dans des documents écrits. Les accords concernant le contrat de travail, les cahiers des charges ou les horaires de travail sont souvent conclus oralement dans un rapport de face à face entre la travailleureuses et l’employeureuse (Carreras, 2008; entretien n°1; entretien n°2). Au moment de porter les revendications des travailleureuses devant la partie employeuse ou la justice afin d’obtenir, par exemple, la déclaration de la relation de travail, cette informalité représente une limite importante dans le travail syndical. L’absence de preuves qui en découle conduit bien souvent à la confrontation des versions de l’employé.x.e et de l’employeureuse. Afin de rendre crédible la version de l’employé.x.e domestique, le travail syndical consiste alors à reconstituer la situation de travail et à collecter les preuves nécessaires afin d’obtenir gain de cause (entretien n°1; entretien n°2).

« On intervient aussi sur ce qui concerne le paiement des assurances sociales et plus particulièrement la déclaration des salaires aux assurances sociales. C’est la partie un peu plus compliquée parce que là aussi il faut de preuves. Si on n’a pas de preuves, comme un contrat de travail, un registre des heures, ou des témoins, c’est plus compliqué. Parce que si l’employeuse dit que l’employée a travaillé deux heures alors qu’elle en travaillait huit par jour, c’est compliqué. Donc c’est ça la partie difficile en fait : de rendre vraisemblable le travail accompli. » (entretien n°1)

Dans cette recherche de preuves, l’exclusion de l’emploi domestique de la loi sur le travail constitue une limitation évidente de l’action syndicale. Pour les syndicalistes, l’impossibilité d’effectuer des visites du lieu de travail pour les syndicats renforce l’importance de la cohérence du discours des travailleureuses dans les entretiens composant le suivi individuel. C’est en

reconstituant précisément la situation de la personne et en rendant vraisemblable le travail effectué que les syndicalistes pourront par la suite porter le cas devant l’employeureuse ou la justice (entretien n°1; entretien n°2).

La seconde limite évoquée dans la pratique du suivi individuel repose sur la forte précarisation qui caractérise les travailleureuses de ce secteur. Comme nous l’avons vu, l’emploi domestique recouvre une diversité particulièrement élevée de situations de travail. Dans la plupart de ces situations, les travailleureuses entretiennent une forte relation de dépendance vis-à-vis de leur travail. Ce dernier représente bien souvent pour ces personnes l’unique moyen de se maintenir à Genève (Carreras, 2008). Qu’il soit lié à l’obtention, au renouvellement d’un permis de séjour ou non, l’emploi domestique est l’unique source de revenus pour ces travailleureuses. Les conditions cadres, qui font de ce type d’emploi un emploi atypique, tendent à renforcer cette dépendance. Dans ces conditions, l’adhésion à un syndicat et la confrontation avec l’employeureuse constitue un facteur supplémentaire d’insécurité pour les travailleureuses. Les syndicalistes interviewées mettent en avant la peur ressentie par les travailleureuses domestiques et liée au risque de la perte d’emploi (entretien n°1; entretien n°2). Carreras (2008) a montré en quoi la forte subordination qui caractérise l’emploi domestique amènent les travailleureuses à valoriser le maintien de bonnes relations avec leurs employeureuses. Un conflit résultant sur le licenciement de la travailleureuses est assimilé non seulement à une péjoration immédiate des conditions de vie des travailleureuses, mais également à une réduction des chances de retrouver un emploi dans le futur. L’importance des mécanismes de recommandations dans la recherche d’emploi dans ce secteur incite les travailleureuses domestiques à éviter les situations de conflits au travail et la confrontation avec leurs employeureuses (Carreras, 2008). Le recours au syndicat peut dès lors représenter pour ces travailleureuses un risque supplémentaire de précarisation de leur situation. Une syndicaliste nous fait d’ailleurs remarquer que, dans cette perspective, les cotisations syndicales, de l’ordre d’une vingtaine de francs par mois, peuvent représenter un obstacle dans les décisions d’adhésion des personnes dont les revenus sont particulièrement faibles (entretien n°3).

La peur de représailles de la part de l’employeureuse n’est cependant pas l’unique élément réduisant l’incitation à s’adresser aux syndicats pour ces travailleureuses. Par son insertion dans la sphère privée et la nature des tâches qu’on y effectue, l’emploi domestique est composé de rapports de travail ambivalent entre employé.e.x.s et employeureuses. Aux rapports de subordination et de dépendance qui caractérise l’emploi domestique se mêlent des rapports de proximité et d’attachements émotionnels. Les relations émotionnelles tissées au travail

représentent une difficulté supplémentaire pour les travailleureuses domestiques au moment de porter des revendications et de se confronter à leurs employeureuses (Guelpa, Lozano, 2019 ; entretien n°1; entretien n°2). Dans la pratique du suivi individuel, les syndicalistes mettent ainsi en avant la difficulté de trouver des personnes prêtes à s’engager dans ce processus et l’importance du « travail de conviction » à effectuer auprès des travailleureuses (entretien n°1;

entretien n°2).

Dans ce contexte, les situations des personnes s’adressant effectivement aux syndicats relèvent parfois de formes d’exploitation les plus extrêmes. Dans ces situations, le syndicat peut être considéré comme un dernier recours face à une situation considérée comme insupportable.

Selon une syndicaliste interviewée, l’entrée en contact avec le syndicat se rapproche dans ces cas d’un véritable « appel au secours » (entretien n°3). Que ce soient des formes d’exploitation du travail ou des êtres humains, d’atteintes à la santé des travailleureuses ou de situation de détresse liée à la perte d’emploi ou de logement, les syndicalistes rencontrées sont amenées à traiter de ces cas extrêmes, certains relevant de la procédure pénale. Elles mettent en avant les difficultés rencontrées dans ces situations lors de la pratique du suivi individuel.

« Les personnes qui arrivent sont atteintes dans leur état de santé et c’est compliqué de discuter. […] Elles ont vécu un traumatisme et elles sont en état de choc. D’ailleurs certaines vont aux urgences ou sortent des urgences. […] Et voilà, nous on doit être hyper factuelles, on fait les comptables. Donc des fois c’est un peu de temps pour que la personne retrouve toute l’histoire, et pas que le phénomène critique. Parce qu’on a besoin de toute l’histoire pour argumenter tout ça. […] C’est dramatique quand quelqu’un vient et vous dit : « j’ai plus de travail, j’ai plus maison et je ne sais pas où je vais dormir ce soir. ». Nous on a pas de chambres d’hôtels ou de panier de légumes. Alors on fait le relai avec telle ou telle association. Parfois il y a des situations de violences x ou y justement parce que les gens sont isolés. Donc c’est une partie du suivi individuel qui est complexe. » (entretien n°1)

Face à ces situations, les syndicalistes mettent en avant l’importance de « se raccrocher au formel » afin de venir en aide aux personnes concernées (entretien n°1; entretien n°3). La reconstitution de la situation de travail et du fil de événements permet par la suite d’orienter les personnes vers de formes d’accompagnement social ou juridique correspondant à leur situation et à leurs besoins. Afin de mener à bien ce processus de reconstitution, les syndicalistes sont amenées à dépasser leur rôle d’experte des relations professionnelles. Les demandes des

personnes concernées dépassent ainsi largement le cadre de la relation de travail classique. En offrant un espace d’accueil et d’écoute bienveillante aux travailleureuses, les secrétaires syndicales s’engagent dans une forme de travail émotionnel au sens d’Arlie Russel Hochschild (2012) qui sort du cadre « usuel » de leur activité de secrétaires syndicales (entretien n°2). C’est dans le dépassement du rôle d’expertes des relations de travail que le passage à l’action collective est envisagé dans le secteur de l’économie domestique. Ce dépassement pose en effet les bases de la resocialisation des travailleureuses domestiques au sein de la structure syndicale (entretien n°1; entretien n°2).