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Chapitre 2 : Introduction de la typologie de l’ocularisation vidéoludique

2.4. Les enjeux esthétiques du contrôle du point de vue

L’évolution technologique du médium vidéoludique a permis de créer un aspect important au sein de cet art : le contrôle par le joueur sur la représentation visuelle. Cela permet de tenir compte du média dans son essence même et d’y voir ses spécificités artistiques propres ainsi que ses lois esthétiques particulières par rapport à la peinture, la photographie et le cinéma. Dans l’évocation expressive du point de vue, presque tous les chercheurs s’étant penchés sur le concept se sont intéressés au contrôle de la caméra (Bolter 1997; Wolf 1997, p. 12; Bolter et Grusin 1999, p. 47; Manovich 2001, p. 84; Poole 2001, p. 78; Nitsche 2008, p. 95-96, 112-113), élément caractéristique du médium vidéoludique. Lev Manovich va même considérer cette évolution comme un « véritable événement historique » : « The incorporation of virtual/camera controls into the very hardware of game consoles is truly a historic event. Directing the virtual

16 Un exemple précis de cette complexification décrite par Nitsche se trouve dans les quelques pages où il se penche

précisément sur la caméra en chasse (« following camera ») (2008, p. 96-99). Pour explorer le développement de ce point de vue mobile suivant de près un avatar, il analyse tout d’abord Space Harrier (Sega, 1985), où la caméra, non contrôlée par le joueur, ne fait que poursuivre le personnage dans son mouvement perpétuel vers l’avant. Par la suite, le chercheur américain se penche sur Super Mario 64 et Zanzarah : The Hidden Portal (Funatics Development, 2002), deux jeux où le point de vue, contrairement à Space Harrier, peut être contrôlé par l’utilisateur et s’avérer efficace lors de l’exploration du monde vidéoludique. Finalement, Nitsche s’intéresse à Max Payne (Remedy Entertainment, 2001) et son effet « bullet ride », activé lorsqu’un coup de feu fatal est tiré en direction du dernier antagoniste d’une séquence d’action. Le point de vue se détache alors temporairement du personnage pour suivre la trajectoire de la balle pour créer une sensation visuelle cinématographique, expressive et dramatique (Nitsche 2008, p. 96-99). La caméra en chasse sera analysée plus en profondeur dans le chapitre 4, mais il était pertinent de rapidement exemplifier ce qu’entend Nitsche par la complexification des points de vue.

camera becomes as important as controlling the hero’s actions » (2001, p. 84). Cela fait en sorte, selon Jay David Bolter, que les créateurs vidéoludiques, comparés au cinéma où la représentation est hors de la portée du spectateur, n’ont plus autant la main mise sur le contrôle esthétique, mais aussi narratif, de leurs œuvres (1997). Le concept d’auteurisme se trouve en quelque sorte modifié (Bolter 1997).17 Les artistes mettent plutôt en place des éléments

expressifs et espèrent que les joueurs, que ce soit à la première ou à la troisième personne, les croiseront du regard. Cela laisse une grande place à l’exploration ou plus précisément à la flânerie, mise de l’avant par Virginie Flawinne, dont il a été question dans la revue de littérature :

[…] le joueur n’a pas toujours de quoi se concentrer, c’est alors qu’il laisse aller son regard, et se permet de le laisser se poser sur des objets purement décoratifs. Qu’il s’agisse de décors immobiles, ou mobiles dans le cas d’animaux ou d’autres avatars. Il semble dès lors que la flânerie soit une réalité […] (2007, p. 103).

Le joueur se détache un instant de l’action pour s’attarder, par le contrôle du point de vue, sur la beauté des graphismes, sur des paysages et sur des détails de l’environnement, ce qui a pour effet d’agrémenter l’expérience esthétique d’une œuvre vidéoludique. Dans un entretien récent, Dennis Shwartz, game designer chez Crytek, reconnaît que la liberté du point de vue pour cibler des éléments vidéoludiques est un aspect important lors de la création des jeux de la compagnie (Rauscher 2015b, p. 161). Il prend comme exemple Crysis (2007) et la possibilité offerte au joueur de regarder le coucher de soleil : « […] Crysis, for example. Although the mission objectives were clear, you knew that you had to go to the other side of the island and fulfil the

17 Plusieurs chercheurs comparent le rôle du joueur dans les jeux où le contrôle de la caméra lui est offert à celui

d’un auteur (Bolter 1997), d’un réalisateur (Bolter et Grusin 1999, p. 47; Tan et Tong 2002, p. 101), d’un metteur en scène (Tan et Tong 2002, p. 98) et d’un opérateur caméra (Nitsche 2008, p. 104). Cela dit, il faut relativiser ces réflexions cinéma-centriques souvent simplistes. Les mouvements de caméra à la disposition du joueur sont souvent ancrés à un avatar, ce qui n’est pas le cas au cinéma, et demeurent ainsi très limités. Aussi, l’utilisateur n’a presque jamais la main mise sur une panoplie d’éléments techniques cinématographiques comme les zooms, l’ouverture focale, la profondeur de champ, les filtres, etc.

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goal, but theoretically you can also watch the sunset a bit longer » (cité dans Rauscher 2015b, p. 161). La liberté du joueur d’axer sa vision sur certains aspects de l’environnement plutôt que de s’adonner à la quête principale devient ainsi un élément à prendre en considération pour les créateurs.

Le contrôle du point de vue fait aussi en sorte de dynamiser le hors-champ puisque d’un simple mouvement de la caméra, le joueur peut y accéder. Alexander R. Galloway nomme cela un « espace complet » (« full/complete space ») :

[...] gamic vision requires fully rendered, actionable space. Traditional filmmaking almost never requires the construction of full spaces. […] By contrast, game design explicitly requires the construction of a complete space in advance that is then exhaustively explorable without montage (2006, p. 63-64).

Au cinéma, le réalisateur a un contrôle total sur ce qui apparaît à l’écran et seulement certains éléments du décor sont montrés. Dans les jeux où le contrôle du point de vue est libre, les concepteurs ne peuvent pas diriger le regard du joueur et ainsi, l’espace de jeu doit être construit à l’avance en trois dimensions (Nitsche 2008, p. 63-64). Dans Metal Gear Solid: The Twin Snakes (Konami, 2004), la vue en surplomb fait en sorte que le mur au bas de l’écran n’est pas toujours bien visible, mais grâce à l’accès au regard à la première personne, l’utilisateur peut visualiser cette portion de l’environnement. L’effet est encore plus surprenant dans Luigi’s Mansion (Nintendo, 2001). Le point de vue latéral ne permet jamais de voir le quatrième mur, sauf si le joueur accède à la fonction « Game Boy Horror », qui permet encore une fois d’accéder à la première personne et de voir le mur invisible au sein du manoir hanté. Ces deux cas démontrent qu’un espace complet doit toujours être créé en fonction de l’interactivité explicite du médium.