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Emprunts à l'anglais et lexicographie québécoise

1. Revue de la littérature

1.3. Emprunts à l'anglais et lexicographie québécoise

La production lexicographique québécoise est abondante44; traditionnellement, les ouvrages (glossaires, relevés

de fautes mais aussi dictionnaires) sont conçus dans une approche différentielle qui serait, selon Mercier &

42 Pour le français, il s’agit de textes tirés de journaux belges et français, collectés entre 1999 et 2005. Pour l’anglais, il s’agit du corpus

du COBUILD et d’extraits tirés d’Internet en 2006.

43 Experience en ce sens est obsolète selon le Oxford English Dictionary et correspond à celui du substantif experiment.

44 Nous renvoyons le lecteur à l'ouvrage de Farina (2001) pour une étude exhaustive des publications lexicographiques au Québec de

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Verreault (2002 : 87), celle avec laquelle les Québécois sont le plus à l'aise. Quelques-uns des ouvrages les plus anciens ont été présentés dans la section 1.1.1.

Depuis le début des années 1980, les tentatives de description « positive45 » de la langue française utilisée au

Québec ont suscité de vifs débats (Poirier 1998a; 1998b, Paquot 2008; Schafroth 2008); on peut penser entre autres à la polémique soulevée par la parution du Dictionnaire de la langue québécoise de Bergeron (1980) et à la réplique de Trudeau (1982). Si Martel (2006 : 846) parle d'un « fort consensus » chez les linguistes en ce qui concerne la nécessité de décrire la langue socialement valorisée au Québec, il n'existe en revanche aucun réel accord, comme le soulignent à juste titre Ouellon (1998) et Paquot (2008), lorsqu'il s'agit de déterminer ce qui appartient ou non à cette langue appelée le « français québécois standard » par Martel & Cajolet-Laganière (1995). Cette absence de consensus est particulièrement évidente dans les différentes conceptions de la légitimité des emprunts à l'anglais dans la nomenclature des dictionnaires qui ont pour objet la description (plus ou moins) globale du français au Québec. Par exemple, Baggioni (1998) reproche l'attitude trop normative adoptée envers les emprunts à l'anglais tant dans le Dictionnaire du français Plus que dans le Dictionnaire

québécois d'aujourd'hui, mais les auteurs de ce dernier ouvrage sont aussi vertement critiqués pour avoir intégré

sans marque particulière des emprunts à l'anglais propre aux usages québécois dans la première édition du dictionnaire (Boisvert et al.1993). L'auteur du Dictionnaire québécois-français46 est quant à lui accusé de

présenter une image dévalorisante des usages du français au Québec par l'introduction dans la nomenclature de l'ouvrage d'un très grand nombre d'emprunts à l'anglais47, tandis qu'on blâme les rédacteurs de Usito pour

avoir traité de façon trop normative les emprunts à l'anglais (p. ex., Poirier 2014). Ces attitudes ambivalentes sont aussi présentes au sein même des ouvrages. Ainsi, malgré la volonté affichée de décrire le français québécois dans une perspective québécoise, Poirier (1994 : 1851) affirme dans le Dictionnaire du français Plus que « les Québécois demeurent globalement réfractaires à l'inclusion de ces emprunts [à l'anglais] dans le parler soigné » - ce qui explique sans doute leur exclusion de ce dictionnaire. Dans l'introduction de la deuxième édition du Dictionnaire québécois d'aujourd'hui, Boulanger (1993) souligne le fait que les Québécois n'ont pas la même évaluation des emprunts à l'anglais que les Français, les Belges et les Suisses et que c'est pour cette raison que leur dictionnaire propose « un traitement des mots anglais et des anglicismes plus conforme au sentiment

45 Description positive qui correspond grosso modo, dans notre optique, à ce que Farina (2001) appelle la « lexicographie à la recherche

d'une nationalité ».

46 Cet ouvrage combine selon son auteur une approche différentielle et un modèle de dictionnaire bilingue (Meney 2003, p.V); le modèle

« dictionnaire bilingue » laisse supposer que l'intention était d'abord la description générale du français au Québec et non une liste de particularismes.

47 La parution des 2 éditions de ce dictionnaire (1999, 2003) a donné lieu à un débat virulent entre linguistes québécois qui va bien au-

delà de l'intégration d'emprunts à l'anglais. Nous renvoyons le lecteur aux textes de Poirier (2000), Meney (2001, 2002) et Mercier & Verreault (2002) pour la perspective québécoise, et à ceux de Béjoint (2008) et Schafroth (2008) pour un regard extérieur.

25 des Québécois » (p. XI). Cajolet-Laganière & Martel (2008 : 401) abondent dans le même sens lorsqu'ils parlent du traitement des emprunts à l'anglais dans Usito :

« Afin de répondre aux demandes des futurs utilisateurs et utilisatrices, nous avons clairement identifié les emprunts critiqués en les faisant précéder d'un signe négatif ⊗ et de la marque

CRITIQUÉ […] De plus, le traitement de ces emprunts critiqués est différent des autres mots.

L'article porte dans ce cas non pas sur la description de leurs emplois, mais plutôt sur les mots du français standard qui leur sont substituables ».

Une approche très semblable est utilisée dans le Multidictionnaire des difficultés de la langue française (1988, publié sous le titre Multidictionnaire de la langue française à partir de la troisième édition en 1997). Cet ouvrage, dont l'objectif principal est d'abord de répertorier « l'ensemble des difficultés linguistiques des usagers du français au Québec et partout dans le monde » (1992 : XIII), met bien en évidence les « pièges sournois » (de Villers 1994 : 255) que sont les emprunts à l'anglais en les faisant précéder d'un astérisque et suivre des « formes correctes correspondantes » (p. 256). Il faut dire que les résultats d'enquêtes menées sur les besoins et les attentes des utilisateurs de ces dictionnaires (Maurais 2008) confirment que le public québécois ne se déclare pas favorable à un dictionnaire qui ne marquerait pas les emplois critiqués. Ainsi donc, on peut « décrire » les usages du français au Québec, mais seulement dans une perspective normalisante.

Dans une étude où il compare les nomenclatures et le traitement des emprunts à l'anglais48 dans 4 dictionnaires

généraux québécois, Schafroth (2008 : 224) remarque que « la sélection des anglicismes est fortement aléatoire et que leur marquage est souvent inconsistant, sans fondement systématique49 » (voir aussi Paquet-Gauthier,

à paraître). De fait, les 4 dictionnaires ne partagent qu'entre 21% et 41% d'entrées communes pour ce qui concerne les emprunts à l'anglais. Pour Schafroth, ce fait met en évidence le rôle de l'intuition dans le choix de la nomenclature, qui n'est donc pas fondée sur des critères fréquentiels (p. 224).

Si les lexicographes sont prudents lorsqu'il s'agit d'inclure des emprunts à l'anglais dans la nomenclature non marquée des dictionnaires, ils affichent plus de liberté en ce qui concerne d'autres usages particuliers (mais de registre soigné) au Québec. Ainsi, les emprunts aux langues amérindiennes et les québécismes renvoyant à des réalités propres au Québec ne semblent pas poser problème, comme l'indique Poirier dans le Dictionnaire

du français plus (1988 : 1854) : « Les Québécois, même cultivés, emploient de nombreux québécismes dans la

48 Bien qu'il ne le mentionne pas explicitement, Schafroth ne semble relever que les emprunts formels et non les emprunts sémantiques

ou les calques puisque son relevé est basé sur celui du Dictionnaire de fréquence des mots du français parlé au Québec (Beauchemin, Théoret & Martel 1992); voir supra 1.2.2.

49 Dictionnaire du Français Plus (1988), Dictionnaire québécois d'aujourd'hui (1992, 1993), Multidictionnaire de la langue française (1988,

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langue soignée en ayant le sentiment d'utiliser des mots qui conviennent à ce registre […]. Ces québécismes socialement acceptés dans le bon usage appartiennent au vocabulaire désignant des réalités québécoises, canadiennes ou nord-américaines […] mais également et en très grand nombre à divers autres vocabulaires […] ». Aucun des exemples de ces « réalités » ou « divers vocabulaires » n'est un emprunt à l'anglais. Pourtant, comme le propose le même auteur quelques années plus tard, on pourrait peut-être « envisager l'idée que des emprunts à l'anglais puissent faire partie, de façon légitime, du français du Québec » (1992 : 4). Comme nous le verrons dans la section 5. Traitement lexicographique des unités lexicales, ce vœu pieux est resté lettre morte jusqu'à présent, du moins en ce qui concerne les sens influencés de l'anglais qui font l'objet de la présente étude.