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CHAPITRE VI. LES EFFETS DE L’EXPÉRIENCE ASSOCIATIVE

1. Effets sur le rapport à soi

Reconnaissance et estime de soi

Certains auteurs tels que Camille Hanifi (2006) ont prouvé que le bénévolat est une pratique capable d’assouvir un besoin de reconnaissance, besoin relatif à un sentiment de frustration dans la sphère professionnelle. L’activité bénévole est susceptible selon elle, d’abaisser les coûts psychologiques et moraux chez les femmes dont l’ascenseur social est en perte de vitesse (le plafond de verre). Dans notre cas, nous avons pu observer en effet que l’expérience d’engagement en mécénat de compétences était largement pourvoyeuse d’un sentiment de reconnaissance et d’amélioration de l’estime de soi aussi bien chez les hommes que chez les femmes, mais qui n’est toutefois pas toujours envisagé dans sa relation au monde professionnel. En effet, si la gratification personnelle est largement mise en avant par nos enquêtés, que cela soit en termes de « satisfaction personnelle », de « gratifications », ou de « sentiment d’utilité », elle n’est pas forcément reliée à

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une forme de déni de reconnaissance professionnelle entraînant la mésestime de soi. Partant du présupposé que l’estime sociale constitue en grande partie l’estime de soi dans la confirmation par l’Autre, plusieurs niveaux de reconnaissance ou de revalorisation personnelle peuvent être relevés : – La satisfaction par la confirmation de son existence et de son rôle social. Dans ce cadre, la

réparation10 apportée généralement à une personne physique, la gratification qui en découle et la

mesure de l’utilité personnelle dans les malheurs des autres constituent une rétribution qui favorise l’estime de soi par la reconnaissance sociale.

« En tant que volontaire, j'ai retrouvé un peu de satisfaction d'avoir aidé des gens qui n'ont pas les moyens de se faire aider habituellement. Je trouve ça assez intéressant. C'est gratifiant pour moi. Aider les autres, c'est gratifiant. C'est très égoïste, mais il y a de ça. Par rapport aux deux formations que j'ai faites, à la sortie, les gens sont contents, ils ont appris des choses, ils ont un peu dé-diabolisé la question aussi. Donc, c'est satisfaisant. » (M5)

« C’est quelque chose de tout à fait utile qui me correspond bien. Je n’ai donc que des félicitations, des satisfécits et des opinions positives. Tout le monde trouve cela génial, pour employer encore une fois un mot trivial. » (M19)

« Moi, la satisfaction, ce sont les jeunes. La satisfaction, c’est quand un jeune m’écrit pour me dire qu’il est admissible, qu’il est admis à son concours. Ou celui qui m’a dit qu’il ne savait pas parler de lui positivement et qui vient à son dernier rendez-vous pour me dire qu’il n'en a plus besoin, car il vient d’être recruté. C’est ma satisfaction. C’est ce qui fait que je me lève le matin. » (M20)

– La réparation d’un préjudice personnel antérieur ayant entrainé partiellement une mésestime de soi. Ici l’engagement permet de panser des blessures de honte ou de stigmatisation sociale. Le présent agissant de manière anachronique sur le passé, D., 60 ans revient ainsi sur ses difficultés relationnelles avec le corps enseignant lorsqu’il était jeune et sur les échecs successifs rencontrés durant sa scolarité :

« Cela m’a permis de réfléchir à quand j’étais collégien, quel impact avaient les professeurs sur ma manière d’apprendre et de me former. [...] Dans les évaluations écrites qu’ils donnent à la fin, et qui sont anonymes, donc ils expriment ce qu’ils veulent, sans qu’ils soient obligés de le faire, nombreux sont ceux qui disent : “Merci à l’association. Merci aux animateurs, etc.” Pas tous, mais il y a quand même une forme, chez eux, de reconnaissance. Ils ont l’habitude d’avoir des médiateurs, et ils savent que cela est dans leur intérêt. Parce qu’ils sont intelligents. Et ce n’est pas que dans la destruction. Donc oui, cet aspect-là est aussi un aspect intéressant. Et ça, effectivement, si j’avais choisi d’autres associations comme la Croix- Rouge ou autres, je l’aurais peut-être eu, dans un autre niveau, mais pas au niveau de ce que moi, j’ai vécu au niveau scolaire. [...] Vous avez bien compris qu’il y a une motivation stratégique, mais il y a aussi quand même l’inconscient qui travaille derrière et qui donne des messages. [...] Habituellement, quand on parle de soi, on paie pour ça. » (M6)

– La visibilité sociale et/ou sociétale liée à un déni de reconnaissance professionnelle et parfois personnelle. La revalorisation des compétences notamment professionnelles ou la mobilisation des compétences personnelles dans l’expérience associative permet au sujet de recouvrer l’estime de soi.

« Je suis beaucoup plus serein [...] j’ai plein de retours positifs sur des choses ponctuelles que je fais » (M38)

n n n 99 « J’ai fait une année de mécénat, j’ai effacé toute ma carrière active. Au bout de quinze jours que j’étais là, j’avais complètement effacé toute mon activité salariée. Je pense que c'est grave. C'est-à-dire que c’est un épanouissement. J’ai des copines autour de moi qui m’ont dit que j’avais vraiment changé. J'ai été transformée. Mais comme j'ai dit, c'est la vie qui a fait que, parce que j'ai passé quarante ans dans cette entreprise, quand on est un peu embringuée dans les enfants, la maison, dans un engrenage, quand on s’aperçoit que l’on n’est pas épanouie au niveau métier, à notre époque maintenant il est trop tard pour se remettre en cause, parce qu'on demande des bacs + 5 [...] j’en avais marre de mon entreprise, donc je voulais voir autre chose. J'avais besoin de reconnaissance, chose que je n'avais pas dans mon entreprise. Cela m'a apporté à ce niveau-là. » (M36)

« C'est une chose que l'on n'a jamais dans la vie, puisqu'on n'a jamais un client qui nous dit : “C'est drôlement bien ce que vous avez fait.” Si c'est bien, ils ne disent rien. Quand on les entend, c'est que ce n'est pas bien. Donc à l'issue de ce gros projet, c'était une grosse bouffée d'oxygène, ça a retrouvé un peu d'humanité. » (M10)

Ce dernier exemple mobilise à la fois la satisfaction par la confirmation de son rôle social mais aussi la visibilité sociale liée à un déni de reconnaissance professionnelle. Il est donc cumulatif.

« Il y a plusieurs choses. Dans mon cas personnel, je suis très content parce que cela m’a permis de me sortir d’un endroit où je commençais à me sentir très mal, en l’occurrence ***, de me sentir utile. Le boulot que je fais, qui n’est pas forcément très marrant, puisque la manutention ce n’est pas forcément “folichon”, je le fais en me disant que ce que l’on fait va servir à des gens qui en ont besoin et donc, c’est bien. Cela ne me coûte pas de le faire. Complètement. D’abord, je suis à mi-temps. Même si je ne calcule pas mes heures, cela me laisse beaucoup de temps pour être à la maison et faire des choses que je ne faisais pas. Ma femme l’apprécie beaucoup et je la comprends. Au-delà de cela, elle est contente parce qu’elle voit bien que je fais quelque chose qui me satisfait. Je ne vais pas dire que cela m’épanouit, mais presque. J’ai l’impression de faire un boulot qui sert à quelque chose. C’est bien. Ce que j’en retire, cela fait suite à tout ce que l’on vient de se dire, mais j’ai l’impression d’être enfin parvenu à faire tout ce que je voulais faire, pour une fois dans ma vie. J’exagère un peu, mais du point de vue associatif, d’être entré dans une association, en l’occurrence les [association X] qui me plaisaient bien, pour moi le fait d’en faire partie est un peu un aboutissement. Je me dis “enfin, tu aurais pu le faire depuis des années ”. L’occasion s’est présentée, et voilà. » (M50)

Le déni de reconnaissance professionnelle ne provient pas dans tous les cas de l’entreprise comme institution mais davantage de relations interindividuelles managériales ou de perte de sens dans les tâches quotidiennes effectuées (un manque de charge de travail par exemple).

Rééquilibrer la vie personnelle

L’équilibre d’une personne dans ses différentes sphères de la vie sociale est l’un des éléments clés non seulement du bien être dans la sphère professionnelle mais aussi de la fidélisation des engagements bénévoles. Nous avons pu voir lors de l’analyse des motivations que la volonté de contribuer à la société (socialement ou politiquement) est souvent empêchée par la prégnance de la vie professionnelle et intervient souvent en sus d’une vie privée bien remplie (familiale ou maritale) chez nos enquêtés. Il a fréquemment été mentionné des ruptures d’équilibre entre les différents temps sociaux, temps dédié à la vie professionnelle, à la vie familiale et temps pour soi, négligeant bien souvent ce dernier aspect pourtant nécessaire à la réalisation de soi. Ces ruptures d’équilibres constituent ainsi l’un des motifs de l’entrée en mécénat. Motif qui se voit couronné d’effets selon les affirmations de nos enquêtés :

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« Je trouve que j’ai aussi gagné une qualité de vie en travaillant à mi-temps. J’ai quand même deux jours et demi supplémentaires chez moi, donc je vais à la pêche, je fais du sport, c’est quand même précieux. C’est une qualité de vie bien meilleure que celle que j’avais chez [entreprise X] » (M51)

Outre l’activité professionnelle diminuée de moitié, c’est aussi un sas de décompression psychologique. Le stress est réduit, les temps dédiés à l’enrichissement personnel sont davantage développés.

« Enfin, il y a beaucoup moins de pression, je ne travaille jamais le week-end, je ne m’endors plus en me disant “demain, il va se passer ceci et cela”, et quand je sors du boulot, je n’y suis plus. » (M2) « Oui, maintenant je me sens plus en accord avec moi. C’est un peu tard. En tout cas, c’est dommage. C’est ce que je me dis avec le recul, mais tant pis. [...] Je n’ai plus aucun stress. J’ai vécu des années dans le stress, notamment quand j’étais dans l’immobilier. Ma femme l’a donc subi, et pas toujours facilement, avec les horaires et le stress. Là, le fait d’avoir changé de boulot, parce que je dis cela comme cela, je dis que j’ai changé de boulot quand je suis aux Restos, alors que ce n’est pas un boulot mais c’est peut- être pour me persuader que je suis toujours actif, mais le fait de faire ce genre d’activités fait que je n’ai plus aucun stress, aucune pression. Je rentre chez moi, je vis cela bien. Je vis très bien de partir très tôt le matin. Je vis très bien quand on dépasse, que l’on fait des journées entières où c’est très crevant. Je suis crevé, parce que malgré tout je n’ai pas vingt ans, mais je ne me dis jamais : “Qu’est-ce que tu as fait, pourquoi tu as fait cela ? Quelle galère.” » (M50)

« Déjà ça a laissé plus d'espace à des façons de vivre que j'aimais bien, un rythme qui permet d'autres choses. Je vis plus en harmonie avec ce qui me traverse l'esprit, je suis plus en cohérence, j'ai l'impression d'apporter quelque chose. Je côtoie des gens qui ont l'air d'apprécier, donc c'est forcément très valorisant, ce dont je me fiche, mais cela fait plaisir et gonfle le cœur. Et j'ai le temps pour cela. Quand je travaillais, j'étais toujours en course permanente, avec une insatisfaction de ne jamais avoir le temps de terminer ce que j'avais commencé. Cela n'existe plus, ce qui est très agréable. Et du fait de ce travail d'équipe que je n’ai plus, j'ai découvert aussi le fait de travailler seule, d'avancer et de faire la boucle, ce qui n'est pas mal. Dehors, à l’opéra, au théâtre, au cinéma, j’ai des conférences sur tous les sujets, je m'intéresse à tout ce à quoi je ne pouvais pas aller parce que c'était à des horaires inaccessibles. Si des personnes viennent faire une conférence sur le jazz, avec un concert dans la foulée, qui se termine à des heures impossibles, je suis disponible. Je lis beaucoup plus la presse qui fait des propositions culturelles. C'est un quotidien beaucoup plus harmonieux. J'ai rencontré la semaine dernière quatre personnes de mon ancienne équipe qui sont encore un peu jeunes pour y prétendre, mais qui sont toujours sclérosées dans les mêmes problèmes. Et je me rends compte que je suis tellement loin de tout cela, alors que j'ai été dedans. [...] On ne se rend pas compte quand on est tous les jours dans le même milieu. Ce cadre, je l'avais aussi certainement, et je trouve que cela leur nuit. » (M33)

Les enquêtés mettent par ailleurs en avant leur possibilité de prise de recul par rapport à leurs anciennes conditions de vie ou de travail au travers de leurs expériences associatives. L’espace associatif devient un espace de respiration.

« Je me suis rendu compte de par le coaching et de par ma mission dans l'association que j'aimais accompagner les gens, collaborateurs, jeunes ; accompagner et former. » (M4)

« Pour moi, en tout cas, ça m'a apporté beaucoup de recul, de prise de recul. Il est vrai qu'auparavant dans mes différents métiers, j'étais souvent stressée à travailler énormément. Je dirai que, je ne sais pas si c'est l'âge ou autre, cela m'a aidé vraiment à prendre du recul par rapport au métier, par rapport aux missions. » (M4)

Chez les enquêtés les plus âgés, l’expérience de mécénat de compétences prend une tournure quasiment mystique signifiant le point d’orgue d’un parcours de vie. Il est ainsi facile de parler de reconfiguration narrative ou d’illusion biographique soit « cette inclination à se faire l’idéologue de

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sa propre vie en sélectionnant, en fonction d’une intention globale, certains évènements significatifs et en établissant entre eux des connexions propres à leur donner cohérence » (Bourdieu, 1986) :

« Je pense qu’au niveau personnel, ça m’apporte beaucoup, et ça m’aide à finir une boucle de ma vie professionnelle, ça m’aide à trouver une continuité à travers ces jeunes, de ce que j’aurais essayé de faire et de ce que j’aurais essayé d’apporter soit à mon entreprise, soit dans ma vie. » (M32)

« Mais sûrement que je chercherai autre chose qui correspond souvent à un moment de ma vie. » (M28)

L’expérience associative apporte en définitive, une forme de reconnexion à soi et une possibilité de réappropriation de l’estime de soi par la reconnaissance d’autrui/sociale, et ce aussi bien en milieu qu’en fin de carrière professionnelle.