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Chapitre 2 : Cadre conceptuel

2.1. La pensée historienne et l’enseignement de l’histoire

2.1.4. Les effets de la mobilisation des outils de la pensée historienne

Développer les différents concepts de la pensée historienne que nous venons de voir a plusieurs effets sur les élèves. Ici, il est question de l’apprentissage de connaissances et du développement de l’esprit critique. Puis, nous considérons la progression des apprentissages liée à la pensée historienne.

L’apprentissage de connaissances

Les opposants à l’apprentissage de la méthode historienne en salle de classe utilisent souvent comme argument l’absence des connaissances. Cela reflète le débat sur l’enseignement de l’histoire au Québec dont nous avons discuté dans la problématique. Certaines personnes croient qu’il est préférable pour la rétention des connaissances d’enseigner les concepts substantifs par la présentation d’un récit traditionnel comme le récit national. Il serait nuisible d’imposer le supposé relativisme des multiples perspectives historiennes aux élèves. Toutefois, des conclusions tirées par Nokes, Dole et Hacker (2007) révèlent que la rétention des connaissances est plus significative lorsque l’enseignement des concepts substantifs est jumelé à la présentation des récits multiples. Par ailleurs, ces auteurs indiquent que leurs résultats correspondent à ceux de Perfetti et coll. (1995) et de Stahl et coll. (1996).

Considérons plus en détail le travail de Nokes, Dole et Hacker (2007) qui comparent l’efficacité de différentes approches enseignantes. Ils proposent quatre approches en entrecroisant deux conceptions didactiques marquées par le choix du matériel et le traitement du matériel. Dans cette perspective, ils comparent l’enseignement du récit traditionnel à l’enseignement des récits multiples et ils comparent l’enseignement des concepts substantifs à l’enseignement des euristiques. Les quatre approches sont les suivantes. Premièrement, l’enseignement du récit traditionnel est jumelé à l’enseignement des concepts substantifs. Deuxièmement, l’enseignement des récits multiples est jumelé à l’enseignement des concepts substantifs. Troisièmement, l’enseignement du récit traditionnel est jumelé à l’enseignement des euristiques. Quatrièmement, l’enseignement des interprétations multiples est jumelé à l’enseignement des euristiques.

Après l’observation de huit groupes partagés entre les quatre approches, les chercheurs tirent différentes conclusions relatives à la rétention des connaissances. D’abord, l’intersection entre l’enseignement des récits multiples et l’enseignement des concepts substantifs arrive en première position. C’est donc l’approche qui favorise le plus la rétention des connaissances. Elle surclasse les trois autres. Ensuite, l’intersection entre l’enseignement des récits multiples et l’enseignement des euristiques arrive en deuxième position. Puis, l’intersection entre l’enseignement du récit traditionnel et l’enseignement des concepts substantifs arrive en troisième position. Cette approche est la plus commune en salle de classe. Enfin, l’intersection entre l’enseignement du récit traditionnel et l’enseignement des euristiques arrive en quatrième position. Néanmoins, comme les auteurs l’indiquent, cette approche entrecroise deux conceptions didactiques difficilement conciliables. Cela pourrait donc expliquer sa position ultime.

Nokes, Dole et Hacker (2007) réfléchissent à ces résultats. Ils relèvent que les deux approches qui favorisent le plus la rétention des connaissances mobilisent les récits multiples. Les perspectives plurielles ne déconcertent alors pas les élèves. Elles consolident plutôt l’apprentissage des connaissances par la considération de différentes interprétations d’une même réalité historique. En outre, les auteurs notent que l’intersection des récits multiples et des euristiques arrive devant l’intersection du récit traditionnel et des concepts substantifs. En

employant les termes de la typologie de Seixas (2000), nous observons que les approches disciplinaire ou postmoderne contribuent plus efficacement à la rétention des connaissances relatives à l’histoire que l’approche de la mémoire collective. Cela réfute l’idée selon laquelle la seconde approche est la plus favorable et la relègue surtout à la consolidation du sentiment national. Pour Nokes, Dole et Hacker (2007), les précédentes conclusions appuient la volonté de plusieurs chercheurs en éducation d’introduire les concepts de la pensée historienne en salle de classe. Cela dit, l’approche qui contribue le plus à la rétention des connaissances est celle qui croise les récits multiples et les concepts substantifs. Peut-être que ce résultat découle de la familiarité des concepts substantifs dans l’espace scolaire. Nous ne le savons pas. Néanmoins, ce qui est sûr, c’est que le récit traditionnel devrait céder sa place aux récits multiples.

Le développement de la pensée critique

Pour Lipman (2003), la pensée critique est une pensée pratique qui « favorise le jugement dans la mesure où elle repose sur des critères, elle est auto-correctrice et elle est sensible aux contextes » [traduction libre] (p. 211-212). Gagnon (2011) ajoute qu’elle « implique la mobilisation et la combinaison efficaces de différentes ressources (connaissances, habiletés cognitives, attitudes, personnes, information, matériel) […] » (p. 435). En outre, Kuhn (1999) considère que la pensée critique est métacognitive. Il importe, selon cette perspective, de se questionner sur sa propre connaissance pour accéder à la pensée critique.

Gagnon (2011) explique qu’il existe une relation réciproque entre la pensée historienne et la pensée critique, c’est-à-dire qu’elles partagent plusieurs particularités, mais aussi qu’elles s’alimentent l’une l’autre. En ce sens, la pensée critique favorise le développement de la pensée historienne. Le chercheur précise ainsi qu’elle contribue à établir la pertinence historique, à utiliser des sources primaires, à identifier la continuité et le changement, à analyser les causes et les conséquences, à adopter une perspective historienne et à comprendre la dimension éthique, soit les euristiques de l’approche disciplinaire. Enfin, la pensée historienne favorise à son tour le développement de la pensée critique par la mobilisation de ses concepts.

Gagnon (2011) considère aussi les ressemblances et les différences entre la pensée historienne et la pensée critique. D’abord, les deux requièrent la mise en œuvre de processus, se rapportent à des pratiques évaluatives et mobilisent des connaissances déclaratives. Toutefois, la pensée historienne porte sur des objets plus précis que la pensée critique. En ce sens, la seconde est plutôt une compétence transversale.

Enfin, Lipman (2003) souligne que la pensée critique protège contre la manipulation et l’exploitation de l’esprit. En d’autres termes, elle protège contre les fausses croyances. La mise en valeur de cette particularité nous semble nécessaire pour l’enseignement et l’apprentissage de l’histoire. Nous le précisons ailleurs dans ce travail, l’histoire est trop souvent instrumentalisée pour toutes sortes de raisons culturelles, identitaires, politiques, etc. Dans cette perspective, la pensée historienne, aiguisée par le sens critique, permet de faire contrepoids à ce que Martineau (2010) appelle le dopage idéologique. Bref, en armant l’esprit, on munit les élèves contre l’endoctrinement.

La progression des apprentissages

Il est possible d’observer une progression dans le développement des habiletés intellectuelles liées à la pensée historienne (Lee et Ashby, 2000). Une telle observation est beaucoup plus difficile lorsqu’il est question de l’accumulation systématique de connaissances. La mémorisation ne mobilise qu’une seule compétence : la mémoire. L’unique progression correspond donc à quantifier l’information accumulée. C’est pourquoi Lee et Ashby (2000) s’intéressent à la progression de l’apprentissage de la pensée historienne des enfants et des adolescents de 7 à 14 ans à partir des données recueillies dans le cadre du projet Concepts of history and teaching approaches 7-14 (Chata), une étude d’ampleur qui met l’accent sur la compréhension des idées de second ordre, soit les idées propres à la méthode historienne dont la preuve, la perspective, la causalité et la compréhension rationnelle.

Les élèves participants devaient expliquer pourquoi il existe différents récits à propos d’une même réalité historique. Les résultats permettent de dégager différentes conclusions, dont celles-ci. Premièrement, il n’existe pas de relation entre le bas âge des élèves et la pauvreté de

leurs idées. Certains plus jeunes offrent même des explications plus riches que leurs ainées pour justifier l’existence de récits différents. Par conséquent, il ne faut pas s’imaginer que le bas âge est un obstacle au développement d’une pensée sophistiquée. Deuxièmement, la pensée historienne des élèves ne s’enrichit pas simplement par la maturation. C’est l’enseignement des concepts de la pensée historienne qui influence la progression des idées. En effet, la progression la plus négligeable a été observée dans les deux écoles qui n’accordent pas une place particulière à l’histoire dans le curriculum. Troisièmement, il est possible d’observer la progression isolée des idées des élèves quant à un concept. Certains peuvent avoir des réflexions riches envers la preuve, mais n’accorder aucune importance à la causalité. Les deux dernières conclusions nous rappellent celles de Wineburg (1991) qui précise que l’accumulation des connaissances ne permet pas nécessairement le développement de la pensée historienne.

L’une des retombées de cette étude est la proposition d’un modèle de la progression des idées des élèves quant à l’explication historienne. Dans un article subséquent, Lee (2004) explicite ce modèle. Pour les élèves, l’existence de différents récits provient d’un problème d’approche narrative, de connaissances, de différences, d’auteur ou de nature. Premièrement, les différences se situent dans l’approche narrative. C’est-à-dire que les faits sont les mêmes, mais qu’ils sont présentés différemment, avec des mots différents. Deuxièmement, les différences se retrouvent dans les connaissances, car les historiens ne possèdent pas tous des savoirs identiques. Troisièmement, les différences s’expliquent par des différences dans le passé. Les histoires ne sont pas pareilles, car elles ne traitent pas des mêmes choses. Quatrièmement, les différences proviennent des auteurs. En ce sens, les personnes qui écrivent les récits historiques sont différentes et elles ont des perspectives différentes. Cinquièmement, les différences sont naturelles. Les récits sont des constructions et la divergence est dans leur nature. Ces différents niveaux d’explication progressent de rudimentaires à sophistiqués. Le modèle permet ainsi de porter un jugement sur l’évaluation de l’apprentissage de la pensée historienne. Les deux derniers niveaux peuvent être mis en parallèle avec les approches disciplinaire et postmoderne.