3.4. TTF étendu (exTTF) : un motif original pour la préparation de cages fonctionnelles
3.4.4. Edifices neutres, une meilleure capacité à encapsuler les invités neutres
Sur la base de ces résultats, j’ai déposé en 2014 un projet ANR JCJC (BOMBER) qui a été financé et a débuté au cours de l’année 2015. L’objectif était d’apporter une réponse à la problématique suivante : est‐il possible de contrôler par voie électrochimique le relargage (réversible) d’un invité neutre ?
Les édifices auto‐assemblés sont pour la plupart construits par la réaction d’un ligand polypyridyle (typiquement di‐, tri‐ or tetra‐pyridyle) avec un complexe métallique, et correspondent donc à des espèces chargées, comme toutes celles décrites précédemment dans ce document. La cage polycationique Pd4LTEG28+ précédente a montré une très forte affinité pour l’anion B12F122‐ grâce à la présence d’interactions électrostatiques entre les deux entités. Les interactions hôte‐invité sont par nature plus faibles dans le cas d’invités neutres. Le caractère polycationique des cages habituellement obtenues par auto‐assemblage limite la cinétique et la thermodynamique de la complexation de l’invité neutre, en particulier à cause de la présence des contre‐anions qui sont compétitifs et qui peuvent obstruer l’accès à la cavité.[10j, 50] Sur cette base, une approche prometteuse consiste en la synthèse de récepteurs neutres par la stratégie d’auto‐ assemblage. Des exemples d’édifices metalla‐assemblés neutres ont déjà été décrits. Ils sont synthétisés soit par la réaction d’un ligand anionique (typiquement portant des groupements carboxylates) avec un cation métallique,[51] ou par réaction entre un ligand neutre et un précurseur métallique neutre.12 Certaines informations quant à leur capacité à complexer des invités neutres ont déjà été décrites.[50] Néanmoins, alors que cela a été réalisé pour des invités ioniques,[52] il n’existe aucune étude comparative qui aborde de manière quantitative la différence de complexation d’un invité neutre entre une cage chargée et son
Schéma 14. Synthèse des auto‐assemblages Pd4LTEG28+ et Pd4LTEG2. i) Acétone, TA, 48h, 87%, ii) Nitrométhane, 40°C, 5 min, 83%
homologue neutre. Or, une telle étude permettrait une meilleure compréhension des phénomènes qui gouvernent les processus de reconnaissance. Cette comparaison nécessite la synthèse d’édifices neutres et chargés présentant des cavités de géométrie identique.
Nous nous sommes alors intéressés à la construction d’édifices homologues de Pd4LTEG28+ dans lesquels les complexes métalliques sont judicieusement sélectionnés pour former des édifices neutres (Schéma 14). Nous avons sélectionné des complexes de type cis‐M(dctfb)2(cod) (dctfb = dichlorotrifluorobenzene et cod = cyclooctadiène) car ils présentent une géométrie cis‐bloquée similaire à celles des complexes M(dppf)(OTf)2 (M = Pd ou Pt) et permettent, après substitution du groupement labile cyclooctadiène par deux unités pyridine, de former des édifices neutres.[53]
L’étude a d’abord été réalisée à partir du complexe palladium. La réaction du ligand LTEG dans l’acétone avec le complexe cis‐Pd(dctfb)2(cod) conduit à la précipitation quasi quantitative de l’assemblage neutre Pd4LTEG2. Après complexation au centre métallique, les signaux et caractéristiques des unités pyridine sont déplacés à hauts champs (Figure 44b). En RMN DOSY, tous les signaux sont alignés à une valeur de D = 3,35 10‐10 m².s‐1 et confirment la présence d’une seule espèce. La rayon hydrodynamique extrait par l’équation de Stokes‐Einstein[54] est de 11,4 Å, une valeur compatible avec l’édifice de type M4L2 attendu. Pour s’assurer de cette stœchiométrie, des analyses de masse haute résolution ont été réalisées. L’analyse par spectrométrie de masse d’édifices de coordination neutres de masse molaire élevée est complexe et conduit souvent à l’absence de signal. Etant donné la capacité des chaines TEG latérales à complexer les cations alcalins, nous avons réalisé les mesures d’ionisation en présence d’un excès de KOTf. L’espèce polycationique ainsi générée a permis de confirmer la stœchiométrie M4L2 de l’édifice Pd4LTEG2. Finalement, les monocristaux obtenus ont été analysés par diffraction des rayons X (Figure 43). La cavité présente une dimension de 15 x 13 Å, très proche de celle du dérivé octacationique Pd4LTEG28+ (15.5 x 11.5 Å). A ce stade, nous étions en possession de deux édifices à la géométrie similaire et aux dimensions proches, ne différant essentiellement que par la charge portée par les centres métalliques, et par l’absence (Pd4LTEG2) ou par la présence (Pd4LTEG28+) de contre ions pouvant potentiellement obstruer la cavité, comme le confirme l’analyse par diffraction des rayons X de Pd4LTEG28+ (Figure 43b).
Figure 43. Structure par diffraction des rayons X de Pd4LTEG2 (a) et Pd4LTEG28+ (b). Pour Pd4LTEG28+, les anions localisés dans la cavité sont représentés en gris
Nous avions démontré précédemment que la cage Pd4L28+, dépourvue de chaines TEG latérales, pouvait complexer des invités aromatiques plans tel que le pérylène. Pour comparer les propriétés de complexation des cages Pd4LTEG28+ et Pd4LTEG2, nous avons donc étudié plusieurs composés plans susceptibles d’être complexés par la cavité des auto‐assemblages. Pour réaliser une étude comparative efficace, toutes les mesures ont été menées dans le mélange de solvant CD3NO2/CDCl3 1/1 qui permet d’assurer la solubilité de l’ensemble des espèces.
Figure 44. RMN 1H, région aromatique (CD3NO2/CDCl3 1/1) : a) LTEG, b) Pd4LTEG2, b’) Pd4LTEG28+ c) coronène, d) RMN 1H et DOSY d’un mélange de coronène et de Pd4LTEG28+ (1/1, C = 2 10‐3 M), d’) RMN 1H et DOSY d’un mélange de coronène et de Pd4LTEG28+ (1/1, C = 2 10‐3 M)
La complexation des composés ciblés a été suivie par RMN 1H et DOSY. Un exemple représentatif des comportements respectifs des cages neutre et chargée est illustré Figure 44 dans le cas du coronène. Alors qu’un très léger déplacement des signaux caractéristique de la cage Pd4LTEG28+ est observé après addition d’un équivalent de coronène (Figure 44 à droite), les signaux de la cage Pd4LTEG2 sont quant à eux fortement déplacés. Ces déplacements sont accompagnés en RMN DOSY par une augmentation significative du coefficient de diffusion du coronène, traduisant une interaction forte avec la cage. Au contraire, le coefficient de diffusion du coronène en présence de la cage polycationique évolue peu. Pour extraire une constante d’association d’une mesure réalisée par RMN DOSY, il faut s’assurer que le complexe hôte/invité présente une stœchiométrie de 1/1. Cette valeur a été confirmée par une courbe de Job réalisée par RMN 1H. Dès lors, des constantes d’association respective de 2,6 10‐4 et 63 ont été calculées respectivement pour la cage neutre Pd4LTEG2 et la cage polycationique Pd4LTEG28+. D’autres composés aromatiques plans ont été étudiés et les résultats sont rassemblés dans le Tableau 1. Ces valeurs montrent que la constante d’association augmente avec la taille de l’invité et que, comme nous l’attendions, la cage neutre présente systématiquement une meilleure affinité pour ces composés. Ces résultats illustrent le rôle clé des contre‐ions. L’absence de contre ions compétitifs au sein de la cavité permet une meilleure encapsulation d’invités neutres. Il est important de noter qu’une mesure de contrôle réalisée dans les mêmes conditions en présence de 8 équivalents de trifluorométhane‐sulfonate de tétrabutylammonium (TBA+TfO‐) pour la cage Pd4LTEG2, ne modifie pas les observations. Par ailleurs, des mesures de complexation ont également été menées pour l’espèce Pd4LTEG28+ après échange de contre ions par BF4‐ d’une part et par B12F122‐ d’autre part, dans un mélange CD3NO2/CDCl3 8/2. Des constantes d’association de 200 et de 58 ont été obtenues respectivement dans ces deux cas, et confirment que la nature du contre ion influence la capacité de complexation de la cavité chargée.
Invité Solvant (CD3NO2/CDCl3) Pd4LTEG28+ Pd4LTEG2 Coronène 8/2 5/5 170 b 63 1,1 105 2,6 104 Pérylène 5/5 96 4,0 103 Triphénylène 5/5 14 2,8 102 Pyrène 5/5 a 1,7 102 a Pas de complexation observée dans ces conditions, b C = 10‐3 M
Tableau 1. Constantes d’association calculées par RMN 1H DOSY pour les cages Pd4LTEG28+ et Pd4LTEG2 avec des composés polyaromatiques, CD3NO2/CDCl3, 298K, C = 2 10‐3 M
Des cristaux du complexe hôte‐invité coronène⊂Pd4LTEG2 ont pu être obtenus (Figure 45). Les analyses par diffraction des rayons X confirment la présence d’une molécule invitée au sein de la cavité, les distances intermoléculaires les plus courtes étant de 3,6 Å. Pour maximiser les interactions entre hôte et invité, la distance entre atomes de palladium est fortement réduite par rapport à la cage vide Pd4LTEG2. La taille de la cavité passe ainsi de 15 x 13 Å à 16 x 10,5 Å après complexation traduisant une nouvelle fois le caractère étonnamment flexible de la cavité.
Figure 45. Structure par diffraction des rayons X de coronène⊂Pd4LTEG2, a) vue latérale, b) vue du dessus
Ces travaux[55] nous ont permis de comparer les propriétés de complexation de deux édifices auto‐assemblés de géométrie semblable, ne différant essentiellement que par la charge portée par le métal. L’étude comparative qui a été menée démontre que l’absence de contre ions compétitifs au sein de la cavité permet une meilleure encapsulation d’invités neutres et ouvre la voie à la synthèse d’une nouvelle famille d’espèces auto‐assemblées.
3.4.5. Contrôle redox des propriétés d’encapsulation d’une cage neutre : relargage réversible