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Erasmus : une période moratoire ?

4.2 Du temps d’adaptation au temps des voyages

C’est sur l’université que portent en premier lieu le regard des étudiants Erasmus et que se cristallisent leurs remarques et critiques. Mais, de l’analyse lexicale des entretiens, faite à l’aide du logiciel Hyperbase, transparait, en second lieu, un nombre important de termes, qui se réfèrent à la découverte de la ville et aux voyages. L’expérience touristique, comme l’expérience scolaire, ne serait-elle pas, elle aussi, différente selon les appartenances sociales, géographiques et disciplinaires des étudiants ? Le temps, les ressources économiques et les compétences migratoires des étudiants ne joueraient-ils pas un rôle important sur la variabilité de la quantité et de la qualité des voyages? Comme l’espace (les lieux de résidence et les lieux d’études), le temps est un élément structurant de l’intégration des étudiants Erasmus à l’étranger. Il semblerait que plus le passé migratoire des étudiants Erasmus est riche et leurs origines sociales sont élevées, plus ils passeront rapidement d’une échelle géographique à une autre dans la découverte de l’espace et plus ils multiplieront les voyages. Néanmoins, contrairement aux discours sur la rupture, l’ouverture, la multiplication des références identitaires, que permet le séjour Erasmus, dans le quotidien, les étudiants se situent plutôt dans la continuité et la défense des appartenances nationales et/ou régionales. Les étudiants Erasmus semblent passer par trois phases à l’étranger, dont chacune peut incorporer des éléments des deux autres et n’est ni vécue avec la même intensité, ni ne possède la même durée pour tous. Ainsi, nous ne parlerons pas de rupture, plutôt de passage, car le processus n’est pas linéaire, mais itératif. Il procède de la mémoire attachée à des lieux plus ou moins familiers, de « la construction/déconstruction autour duquel vont se renouveler ou se défaire les qualités d’habitabilité conférées aux lieux »58 de départ comme aux villes d’accueil. Les lieux d’accueil, d’hébergement et les universités, espaces inconnus ou mal connus, deviennent petit à petit des espaces de vie, du quotidien, du partage qu’il faut apprendre à investir.

58 Op. Cit. DE GOURCY page 31

La première phase est celle de la découverte. La nouveauté est partout, « tout semble étrange » nous dit une étudiante, « on est perdu » s’exclame un autre, ceci est décrit quelquefois, a posteriori du moins, dans la reconstruction du vécu, sur le mode de l’excitation. Pourtant les difficultés sont bien présentes, qu’elles soient exhibées ou dissimulées, comme dans toute entreprise de migration. Elles sont également d’autant plus ressenties dans les pays où l’accueil est moins institutionnalisé et laisse la place à de fortes incertitudes. Luca, pourtant accompagné d’une autre étudiante italienne de son université, décrit ainsi son arrivée à Madrid sous le mode de l’appréhension et de la peur qui s’atténue avec le temps et la stabilité résidentielle :

« Ça a été très difficile dans les tout premiers jours, quand je suis parti, parce que je suis parti avec Elisa, que je ne connaissais pas beaucoup. Donc, j’étais très effrayé de cette chose, d’aller vivre à l’étranger, je ne savais pas où aller, je ne savais pas… j’étais effrayé. Les premiers 3, 4 jours en vérité, ont été vraiment horribles. J’avais trouvé un appartement grâce à Elisa, mais ensuite cet appartement, j’ai eu des problèmes, surtout parce que c’était un appartement en périphérie de Madrid. Puis, j’ai connu une autre fille, qui quittait un appartement au centre de Madrid, alors j’ai déménagé dans cette autre maison, où j’ai vraiment été bien ».

Luca, 23 ans59

Les étudiants cherchent alors des repères, des personnes qui parlent la même langue qu’eux ou qui ressentent aussi le vide affectif. C’est le temps des rencontres, des « contacts », des multiples déplacements. Se crée alors un climat de profonde cohésion, d’agrégation entre les étudiants Erasmus. Le statut d’étranger fait tout de suite référence à des similarités additionnelles (à celle d’étudiants notamment) impliquées par la position d’étranger face aux normes et au nouvel environnement géographique et institutionnel. Une des similarités du groupe sera celle des coûts supplémentaires supportés pour établir des relations avec des locaux. C’est alors le temps des sorties, c’est le temps de la reconnaissance, de l’investigation. Il faut récréer autour de soi, un « monde perdu » fait de relations sociales, amicales, affectives. Les étudiants décrivent ces moments en termes de besoins quasi-vitaux, la métaphore familiale étant aussi très utilisée (se créer « une famille »), à l’image de ces étudiants français :

59“È Stato molto difficile i primissimi giorni, quando sono partito perché sono partito con Elisa appunto, che non conoscevo molto. […] Quindi ero molto spaventato di questa cosa di andare a vivere all’estero, non sapevo dove andare, non sapevo… Ero spaventato. I primi 3, 4 gironi per dire la verità, sono stati veramente orribili. Avevo trovato un appartamento prima tramite Elisa, ma poi con quest’appartamento ho avuto dei problemi, soprattutto perché era una zona molto in periferia di Madrid. [..]Poi ho conosciuto una ragazza che lasciava un appartamento al centro di Madrid, allora mi sono trasferito in questa altra casa, dove sono stato molto bene.”

« […]Ce qui fait du bien, il faut le dire, quand tu arrives, que tu es là, que tu ne comprends rien, tu vois enfin des gens, « ah, vous causez la France ! ah, enfin des gens qui me comprennent! » Au début ça fait beaucoup de bien de rester entre Français »

Mevegni, 22 ans

« Quand on arrive, on est un peu perdu, donc, tout de suite on se tourne vers les Français, ce qui n’est pas forcément bien pour la langue… Et après tu te lies d’amitié avec les Français et donc tu restes souvent avec eux. »

Claire, 20 ans

« C’est le début qui est difficile, après ça se passe très bien, on se recrée vite un milieu, une famille »

Adrien, 22 ans

Puis, l’étonnement et l’errance cèdent la place au temps du quotidien. Débute alors la deuxième phase où s’instaure une nouvelle routine, des nouveaux usages. Pour ceux qui suivent des cours, le temps leur étant consacré devient de plus en plus prenant, les réalités et finalités académiques ressurgissent. Quant au quotidien, il s’attache à la découverte de la différence, c’est le temps des repas, des visites de la ville. Les étudiants Erasmus tentent alors de dégager une espèce d’ordre entre ce qu’il en est de Soi et ce qu’il en est de l’Autre. Au premier rang des éléments de métissage de la vie quotidienne, comme d’autres auteurs l’ont dégagé bien avant nous, il y a l’alimentation, « critère irréfutable de toute identité »60. Dans les modes d’alimentation s’engouffrent, en effet, les représentations sociales du rapport au corps, à la famille, à la culture nationale ou locale. Ainsi dans les entretiens, lorsqu’il s’agit de décrire la rencontre, les étudiants font souvent référence aux repas, à leur contenu et à leur forme. Même s’ils s’aperçoivent quelquefois de la construction sociale du goût ; la quasi-totalité des étudiants rencontrés, quelle que soit leur origine, se prononcent en faveur de l’alimentation de leur pays. Dans les quatre extraits suivants, issus d’entretiens menés dans les trois pays, les habitudes alimentaires, étroitement liées aux rythmes de vie des régions d’origine respectives, font l’objet de critiques diverses :

«[…] C’est vrai que le rythme est totalement différent. Les dîners sont très tard, je n’étais pas habitué quand je suis arrivé, le dîner au plus tôt commençait à 21h00, on se retrouvait à 23h00… ‘fin quand tu es seul ça va, parce que tu peux manger quand tu veux, c’est après, quand tu es entouré, que tu es obligé de suivre le rythme, tu te dis qu’est-ce qui se passe ? Quand va-t-on dormir ? (Rire)… »

Adrien, 22 ans

60

BERNAND (C), GRUZINKI (S), Histoire du nouveau monde. Les métissages. Fayard, 1993, page 618. Nous évoquerons et discuterons sur la notion d’identité dans le chapitre suivant.

« Quand je reste en Angleterre trop longtemps, la France me manque et je veux y retourner, parce que j’aime être là-bas, mais ensuite quand je suis en France, toutes les choses que tu ne peux pas avoir en France me manquent, en particulier la nourriture ».

Polly, 21 ans61

« L’Espagne est un pays qui me fascinait. Les styles de vie, la nourriture, en vérité un peu lourde l’alimentation et ce n’est pas bon comme en Italie, mais je me suis adaptée ».

Elisa 23 ans62

« On mangeait souvent de la cuisine italienne, parce qu’on cuisinait toujours moi et l’autre garçon, parce que la fille française ne savait absolument rien faire, même le café et la fille américaine faisait des choses américaines, qui ne plaisaient à personne. Le soir on se téléphonait, « viens à 10 heures, s’il te plait », c’était un peu comme une famille finalement, comme si c’était la mère qui appelle le fils à l’heure du repas « viens à la maison », Donc, après des relations de ce type s’étaient formées [..] Nous avons un peu transporté notre façon de faire disons ».

Luca, 23 ans63

La troisième phase, est celle des changements de lieux, de la volonté d’aller observer en dehors de l’université, de la ville d’accueil, la société dans son ensemble. C’est le temps des grands voyages. Cependant, leurs fréquences et leurs caractères sont variables selon la situation économique et le passé migratoire, eux-mêmes dépendant en partie de la nationalité de l’étudiant Erasmus.

4.2.1 Des visites dépendantes de ressources économiques et temporelles

Les étudiants Erasmus de milieu favorisé ponctuent assez tôt leur séjour de voyages, durant les week-ends notamment, tandis que ceux d’origine modeste décident plutôt à l’issue de leur séjour de rester pour travailler et voyager. Les déplacements dans leur quantité, mais surtout dans leurs formes, sont ainsi étroitement liés aux ressources possédées par les étudiants, qu’elles soient économiques, en première instance, mais aussi sociales et migratoires, en dernière instance. Loïc, de milieu modeste, explique n’avoir pas pu voyager autant qu’il l’aurait voulu, d’où sa décision de demeurer à Brighton durant les vacances estivales :

61 “When I stay in England for too long I miss France and want to go back because I love being there, but then when I’m in France I miss all the things about England that you just can’t get in France, especially food.”

62 “La Spagna come paese mi affascinava. Gli stili di vita, nel mangiare, il cibo, in realtà è un po’ pesante il cibo e non è buono come quello italiano, pero mi sono adeguata”

63

« Mangiavamo spesso cucina italiana perché cucinavo sempre io e l’altro ragazzo, perché la ragazza francese non sapeva fare assolutamente niente, néanche il cafè e la ragazza americana faceva della roba americana che non piaceva a nessuno. La sera, ci telefonavamo, “vieni alle 10 mi raccomando”, era un po’ come una famiglia alle fine, come se fosse la mamma che chiama il figlio, a ora di cena “vieni a casa”, comunque, poi dopo si era formato un rapporto di quel tipo li.. […] noi abbiamo un po’ trasportato il nostro modo di fare diciamo”.

« Je suis parti en Ecosse et ça c’était à la fin du mois d’août.. Sinon, j’ai vu aussi Londres, parce qu’on n’était pas loin de Londres, on était à une heure de Londres et c’est tout. Pas plus parce qu’on n’avait pas de moyens de locomotion, on était tous venus en train ou en avion. J’ai pas vraiment visité autant que j’aurais voulu, à part l’Ecosse et Londres. Mais Brighton, je l’ai vu en long, en large et en travers, c’est assez grand quand même on a beaucoup marché, alors ça va… je connais bien maintenant… »

Loïc, 21 ans

Contrairement à l’image d’une élite culturellement échangeable, l’accès et la diversité des voyages pour ces étudiants n’est pas non plus incompatible avec l’enracinement dans leur propre culture. Ce n’est pas la négation des références nationales, mais au contraire l’accumulation de plusieurs compétences, qui sera valorisée chez les étudiants Erasmus. A la « classe laborieuse » dans le cas de « l’immigration », une critique souvent acerbe de l’union entre co-nationaux, de l’utilisation de sa langue natale, de l’importation dans le pays d’accueil de ses propres rythmes et habitudes alimentaires, aux étudiants en mobilité et aux cadres internationaux de la mondialisation, une absence totale de réflexion à ce sujet. Pourtant les étudiants Erasmus, du fait de leur statut d’étrangers, passent par des phases et comportements relativement similaires à ceux des immigrés de tous milieux. Mais comme étudiants et Européens de catégories sociales privilégiées, ils auront un accès et une disposition au voyage supérieurs. On peut alors se demander, du fait de l’indulgence et de la liberté de mouvements dont ils jouissent, si l’expérience à l’étranger s’accompagnera de ces réelles « richesse » et « ouverture » tant proclamées.

Peut-on alors parler pour les étudiants Erasmus de « voyageurs sur-modernes » qui possèdent une identité nomade, évoluant avec une activité touristique intense, comme le suggère Fred Dervin64? Bien que dans nos entretiens d’enquête, le registre, la catégorie touristique, constituent une part non négligeable des énoncés, nous ne pouvons occulter que des différences demeurent, en fonction des appartenances géographiques et sociales. Beaucoup d’étudiants Erasmus semblent rester des observateurs à la recherche d’une expérience esthétique. Les adjectifs, ponctués des repères géographiques et historiques sur l’environnement culturel, qualifiés en linguistique d’axiologiques, comme « grand », « riche », « magnifique », « beau », « agréable », permettent à l’étudiant de rendre compte de son vécu. L’expérience touristique est souvent racontée et écrite sur le modèle des guides, qui transforment la dimension diachronique en image presque immobile de la

64 Selon les termes employés par Fred Dervin dans sa communication « Mascarades estudiantines finlandaises dans le sud de la France » aux 2ème rencontres Jeunes et Sociétés en Europe et autour de la Méditerranée, Jeunes/ Mobilités/frontières, Marseille, lundi 24 octobre 2005