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Du phénomène acoustique à “l’objet sonore“ schaefferien

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 94-121)

Expérience sonore, analogie et parole

1. L’expérience sonore en questions

1.4.1 L’expérience comme moment de “coexistence“

1.4.2.2 Du phénomène acoustique à “l’objet sonore“ schaefferien

˃ Phénoménologie et renouvellement des démarches esthétiques

En opérant un retour “aux choses mêmes“ (Husserl, 1901, II, 6), la phénoménologie trouve un écho dans la réflexion ouverte par l‟art contemporain, et tout particulièrement par la recherche musicale. Plus qu‟expression d‟un simple fondement théorique, elle est ainsi, comme l‟analyse M. Solomos, partie prenante des démarches d‟exploration du sensible et joue en cela un rôle propre dans le renouvellement des pratiques artistiques :

[...] il existe une convergence certaine entre l‟art moderne et la phénoménologie comme

“style“118 qui [...] compte bien plus qu‟une approche de l‟art qui se voudrait phénoménologique (orthodoxe ou pas, mais néanmoins avec bagage philosophique appliqué) :

(Solomos, M., 1999 : 3)

˃ “À la rencontre d’une action acoustique et d’une intention d’écoute“ (P. Schaeffer) Associée, comme le rappelle M. Solomos, à des contextes aussi divers que celui du

dodécaphonisme (R. Leibowitz)119 ou de l‟œuvre de Stravinsky (T.W. Adorno)120,

118 La phénoménologie trouve ainsi ancrage dans les diverses modalités dexpression de la vie humaine, ainsi

que le souligne M. Merleau-Ponty : « La phénoménologie se laisse pratiquer ou reconnaître comme style, elle existe comme mouvement, avant d‟être parvenue à une entière conscience philosophique. » (Merleau-Ponty, M., 1966, II).

119 Expression d‟une volonté de mettre à distance les pratiques en cours et de refonder l‟expérience musicale sur de nouvelles bases, le mouvement dodécaphonique entretient, ainsi que lanalyse R. Leibowitz, un lien étroit avec la démarche phénoménologique : « En se débarrassant du système tonal, Schönberg se place en quelque

sorte en dehors de toute contingence musicale préétablie. [...] Une telle attitude qui met le monde musical

“entre parenthèses“ correspond à la démarche de la réduction phénoménologique telle que l‟entend Husserl.

Ce n‟est qu‟à partir de cette mise entre parenthèses de la totalité de notre univers sonore (la gamme chromatique)

que lon peut procéder ensuite à une constitution (au sens phénoménologique) de cet univers sonore.

Cette deuxième démarche se réalise précisément dans la constitution de la technique des douze sons. » (Leibowitz, R., 1949, Introduction à la musique de 12 sons, Paris, l‟Arche : 100-101, cit. in Solomos, M., 1999 : 59).

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l‟approche phénoménologique occupe une place centrale dans la réflexion ouverte par P. Schaeffer dans le Traité des Objets Musicaux (TOM, 1966)121. Articulée à l‟élaboration du

concept d‟“objet sonore“, l‟approche de la réalité phénoménale du son est d‟abord dissociée par le musicien des recherches conduites dans le champ de la physique acoustique :

[...] en quoi l‟objet sonore se distingue-t-il [...] du signal physique ? N‟est-ce pas, en effet, au son lui-même, indépendamment des renseignements que celui-ci pourrait donner sur autre chose, que s‟intéresse l‟acousticien ?

C‟est que le signal physique, en réalité, n‟est pas sonore, si nous entendons par là ce qui est saisi par l‟oreille. Il est l‟objet de la physique des milieux élastiques. Sa définition est relative aux normes, au système de références de celle-ci ; cette science étant elle-même fondée, comme toute physique, sur la perception de certaines grandeurs : ici, déplacements, vitesses, pressions.

[...] L‟acousticien oublie que c‟est l‟objet sonore, donné dans la perception, qui désigne le signal à étudier, et qu‟il ne saurait donc être question de le reconstruire à partir du signal.

(Schaeffer, P. op. cit. : 269.) Distinguée de façon essentielle de toute interprétation du phénomène acoustique en termes de

“signal physique“, la quête de “l‟objet sonore“ repose également sur une mise à distance du double paradigme de l‟écoute “banale“ - qui, orientée vers l‟événement, traite le son en indice -, et de l‟écoute “culturelle“ - qui le constitue en signe :

Au moment où j‟écoute, au tourne-disque, un bruit de galop, tout comme l‟Indien dans la Pampa, l‟objet que je vise, dans le sens très général que nous avons donné au terme, c‟est le cheval au galop. C‟est par rapport à lui que j‟entends le son comme indice, autour de cette unité intentionnelle que s‟ordonnent mes diverses impressions auditives. Au moment où j‟écoute un discours, je vise des concepts, qui me sont transmis par cet intermédiaire. [...] Dans ces deux cas, il n‟y a pas d‟objet sonore : il y a une perception, une expérience auditive, à travers laquelle je vise un autre objet.

La plupart du temps, on l‟a vu, mon écoute vise autre chose. [...] Même si je me tourne vers l‟objet sonore, mon écoute restera une écoute par références. Autrement dit, je resterai tout d‟abord incapable de dire autre chose que “c‟est le galop d‟un cheval“, “c‟est une porte qui

120 Visant à renouer le lien unissant la musique aux modalités premières d‟expression de la vie, la démarche de

Stravinsky souvre, ainsi que le souligne T.W. Adorno, au projet phénoménologique de retour

“aux choses mêmes“ : « Cest [...] pour ainsi dire du regard direct sur la hylè musicale que Stravinsky attend valeur et nécessité. Incontestable, la parenté avec la phénoménologie, exactement contemporaine. Le refus de tout psychologisme, la réduction au phénomène pur, tel qu‟il se donne en tant que tel, doit permettre l‟accès à la région d‟un être indiscutablement “authentique“. (Adorno, T.W., (1962, [1948]), Philosophie de la nouvelle musique, trad. H. Hildenbrand et A. Lindenberg, Paris Gallimard : 147-149, cit. in Solomos, M., op. cit. : 58 ).

121 P. Schaeffer note à ce propos la présence dune convergence initiale, reconnue rétrospectivement et envisagée en termes de filiation, entre les recherches concernant l‟objet sonore et les travaux dE.Husserl : « Pendant des années, nous avons souvent ainsi fait de la phénoménologie sans le savoir [...]. C‟est seulement après coup que nous avons reconnu, cernée par Edmond Husserl, avec une exigence héroïque de précision à laquelle nous sommes loin de prétendre, une conception de l‟objet que postulait notre recherche. » (Schaeffer, P., 1966 : 262).

95 grince“, c‟est un si bémol de clarinette“, “c‟est 920 périodes par seconde“, ou c‟est “Allô, allô“.

Plus je serai devenu habile à interpréter des indices sonores, plus j‟aurai du mal à entendre des objets. Mieux je comprendrai un langage, plus j‟aurai de mal à l‟ouïr.

(Schaeffer, P., op. cit. : 268 ; 270) Sortant du cadre “naturel“ de la saisie de l‟indice d‟une part et des usages conventionnels du son de l‟autre, la relation à l‟objet sonore prend ainsi sens de l‟ouverture d‟une intention :

celle « d‟écouter [...] sans autre propos que de mieux entendre, et d‟en entendre davantage à chaque écoute. » (op. cit. : 269)122.

Ancré dans le lien unissant le faire à l‟entendre, le passage d‟une saisie causale, tournée vers la situation-source, à une visée orientée vers le phénomène acoustique même va ainsi de pair avec un déplacement du focus sur le procès sonore :

[...] nous pouvons changer de direction d‟intérêt sans bouleverser fondamentalement l‟intention

“constitutive“ qui commande la structure : cessant d‟écouter un événement par l‟intermédiaire du son, nous n‟en continuons pas moins à écouter le son comme un événement sonore. C‟est dire que les critères d‟identification vont rester les mêmes. Les objets que nous découvrons alors coïncident exactement dans le temps avec des structures et des unités d‟événement. Écoutant l‟objet sonore que nous fournit une porte qui grince, nous pouvons bien nous désintéresser de la porte, pour ne nous intéresser qu‟au grincement. Mais l‟histoire de la porte et celle du grincement coïncident exactement dans le temps : la cohérence de l‟objet sonore est celle de l‟événement énergétique.123 (Schaeffer, P., op. cit. : 71)

122 Détachée des perspectives inhérentes à la constitution du son en indice ou en “signe“, l‟approche

Schaefferienne vise ainsi le son dans sa “priméité“ - définie au sens peircien comme “mode d‟être de ce qui est tel qu‟il est, positivement, et sans référence à quoi que ce soit d‟autre“

(Peirce, C.S., (1978, [1931-1935 ; 1958]) (8.328) : 22) -. Ce phénomène trouve une illustration spécifique dans l‟évocation, par P. Schaeffer, de la relation à l‟“inouï“, - expérience limite où l‟écoute s‟approche au plus près de l‟objet sonore -, toute tentative de catégorisation et d‟intégration au connu l‟en éloignant cependant de façon essentielle : « Lorsque j‟entends un bruit inouï, sans aucun référent avant, c‟est alors que je l‟écoute comme objet sonore, quitte à rechercher aussitôt sa cause ; ce sont de tels bruits dont je pourrais apprécier le mieux la sonorité, sils nétaient pas si surprenants, et si je ne cherchais aussitôt à les rapprocher dautres bruits connus en vue de les expliquer, cest-à-dire de les identifier et de les qualifier. » (Schaeffer, P., op. cit. : 336).

123 Partant dun même constat - celui du caractère prégnant des phénomènes de tension vers la source -, l‟approche énactive du sonore adopte à cet égard une visée opposée à celle de Pierre Schaeffer, comme le fait apparaître l‟analyse de W.W. Gaver : « Tout phénomène sonore peut être écouté soit dans les termes de ses attributs propres soit dans ceux de l‟événement qui l‟a déclenché. [...] L‟expérience d‟écoute quotidienne peut servir de fondement à un nouveau cadre explicatif du son et de lécoute. Un tel cadre nous permettrait de comprendre lécoute et de manipuler les sons selon les dimensions des sources plutôt que des sons. On pourrait ainsi par exemple imaginer une science psycho-acoustique qui s‟intéresserait à la mesure de l‟habilité des gens à entendre les forces participant des événements (forces involved in events), ou un synthétiseur qui nous permettrait de spécifier si la source sonore était faite de bois ou de métal. » (Gaver, W.W., 1993 : 2).

96 Défini comme pôle d‟une visée ancrée dans l‟écoute “naturelle“ mais s‟en écartant par la mise à distance de tout enjeu extérieur au son lui-même, l‟objet sonore prend ainsi sens de son inscription au cœur même de l‟expérience acoustique :

L‟objet sonore est à la rencontre d‟une action acoustique et d‟une intention d‟écoute.

(Schaeffer, P., op. cit. : 271)

˃ De l’époché à “l’écoute réduite“

La quête de l‟objet sonore s‟ouvre en cela à l‟épreuve de la réduction, exprimée par P. Schaeffer comme double passage de l‟écoute naturelle à l‟écoute acousmatique124, et de

l‟écoute acousmatique à l‟écoute “réduite“ :

Il y a objet sonore lorsque j‟ai accompli, à la fois matériellement et spirituellement, une réduction plus rigoureuse encore que la réduction acousmatique : non seulement, je m‟en tiens aux renseignements fournis par mon oreille (matériellement, le voile de Pythagore suffisait à m‟y obliger) ; mais ces renseignements ne concernent plus que l‟événement sonore lui-même : je n‟essaie plus, par son intermédiaire, de me renseigner sur autre chose (l‟interlocuteur ou sa pensée). C‟est le son même que je vise, lui que j‟identifie. [...] Cette intention de n‟écouter que l‟objet sonore, nous l‟appelons l‟écoute réduite. (Schaeffer, P., op. cit. : 268)

S‟il est généralement décrit à partir de la polarité réceptive (celle du questionnement de la situation émettrice), le mouvement allant de l‟écoute “naturelle“ à la visée “du son même“

trouve une actualisation privilégiée dans le faire, dégagé du paradigme de la tension vers la source :

[...] l‟homo faber, conditionné tout comme l‟auditeur, n‟a sur lui qu‟un avantage : celui de relier le tenant et l‟aboutissant de tout objet sonore, de faire en entendant et d‟entendre en faisant, et c‟est en quoi son écoute mène à l‟écoute réduite, pour peu qu‟il veuille se libérer des habitudes. (Schaeffer, P., op. cit. : 357).

En fixant cependant - par une visée orientée vers “le son même“ - une limite à la réduction, la saisie de l‟objet sonore s‟instaure non en retour aux modalités originaires de l‟expérience

mais en “sur-spécialisation“ du champ auditif, situation par laquelle elle s‟éloigne du paradigme de l‟époché. Instaurant la relation au sonore en expression ultime de

l‟expérience (en faisant du retour “aux choses mêmes“ un retour “aux sons mêmes“), la démarche schaefferienne se distancie ainsi de l‟approche phénoménologique et ouvre

l‟espace d‟une esthétique.

124 Évoquant le contexte des disciples de Pythagore, écoutant pendant cinq années les leçons du maître derrière une tenture pour mieux s‟imprégner de leur contenu, l‟écoute acousmatique renvoie, chez P. Schaeffer, à toute visée orientée vers le phénomène acoustique et dégagée du paradigme de la tension vers la situation afférente.

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˃ Richesse et diversité des intentions d’écoute

Si l‟objet sonore se constitue, chez P. Schaeffer, en pôle idéal d‟une écoute “pure“, débarrassée de tout ce qui pourrait l‟écarter du phénomène acoustique, la perception auditive s‟incarne dans des situations diverses, renvoyant à autant “d‟intentions d‟écoute“.

Constitutive du champ sémantique même de l‟entendre125, l‟intention - pensée comme expression d‟un projet, d‟une visée - se révèle ainsi inhérente à l‟exercice même de l‟écoute : Le sonore n‟est jamais assez complexe pour être intéressant s‟il ne porte (on ne sait comment, mais on saura pourquoi) la marque imprévue [...] d‟une intention intelligible. [...] Tout objet perçu à travers le son n‟est tel que par notre intention d‟écoute. Rien ne peut empêcher un auditeur de la faire vaciller, passant inconsciemment d‟un système à un autre, ou encore d‟une écoute réduite à une écoute qui ne l‟est pas. On peut même s‟en féliciter. C‟est par un tel tourbillon d‟intentions que s‟effectuent les raccords, que s‟échangent les informations.

L‟essentiel est d‟avoir conscience d‟un but final, au profit duquel les autres activités de perception travaillent, et de préciser la visée qui consacre formellement l‟objet sonore : l‟écoute réduite. (Schaeffer, P., op. cit. : 699 ; 343)

Saisies dans leur pluralité, les intentions inhérentes à l‟écoute se déclinent ainsi chez le musicien à partir du cadre quadripartite : ouïr, écouter, entendre, comprendre126, structuré

autour des axes (i) subjectif/objectif (ou plutôt subjectif/intersubjectif) et (ii) abstrait/ concret, distinguant ce faisant (i) la relation nouée par le sujet avec le phénomène acoustique de liens

de nature référentielle et culturelle (ouïr-entendre vs. écouter-comprendre) et (ii) les processus de qualification et de signification de visées ouvertes “à toutes les références

causales contenues dans l‟événement“ ou “à toutes les virtualités de perception contenues dans l‟objet sonore“ (entendre-comprendre vs. écouter-ouïr). (op. cit. : 114 -120).

˃ “L’objet sonore“ : un outil conceptuel ?

Source d‟un débat récurrent, tant musicologique que philosophique, le concept schaefferien

d‟objet sonore est objet de critiques multiples, J. Molino parlant à ce propos

“d‟erreur catégorielle“:

125 Entendre est employé dès le XII° siècle dans le sens davoir l‟intention de (DHLF), sens encore présent dans des énoncés du type “j‟entends bien terminer ce travail ce soir “.

126 Catégorisation résumée par l‟auteur dans la formule : « Je vous ai ouï malgré moi sans que j‟aie écouté à la porte mais je n‟ai pas compris ce que j‟entendais. » (Schaeffer, P., op. cit. : 147.)

98 Le son n‟existe que dans et par le temps : il n‟y a pas de son isolé pour les besoins de l‟analyse [...]. Le sonore et le musical sont constitués de processus qui font intervenir mémoire, coordination et comparaison. Parler d‟objet sonore ou musical est donc ce que la philosophie analytique appelle une erreur de catégorie. (Molino, J, in Solomos et al., 1999 : 124)

Défini cependant par Pierre Schaeffer en référence à l‟objet husserlien127, l‟objet sonore sort

du cadre cognitif des “métaphores ontologiques“ (Lakoff et Johnson, 1980 : 35-38), - soit d‟un contexte dans lequel l‟objet permettrait de saisir les phénomènes acoustiques, par

essence immatériels et éphémères, en termes d‟entités concrètes128. S‟il y a ici figement

iconique, celui-ci ne concerne donc pas l‟objet sonore, mais bien le concept d‟objet lui-même, renvoyant à l‟expression d‟une visée ou d‟un point d‟aboutissement de la pensée,

ainsi que s‟en explique l‟auteur :

Le langage classique, sinon le langage courant, fait de l‟objet “un vis-à-vis“ du sujet en général : l‟objet de mon souci, de ma haine, de mon étude … en somme n‟importe quel point d‟application dans le monde de n‟importe quelle activité de ma conscience ; et même point seulement dans le monde : il y a également des objets idéaux (un propos logique, une catégorie abstraite, le langage, la musique même, indépendamment de ses modes de réalisation concrète [...]) qui ne se présentent pas comme existant ailleurs que dans la conscience.129

(Schaeffer, P., op. cit. : 262 -263) Plutôt qu‟expression d‟un “arrêt sur image“, l‟objet sonore se constitue ainsi en pôle d‟une

visée orientée vers le son lui-même, c‟est-à-dire, comme le souligne J.F. Augoyard, en “objet“ d‟une écoute épurée de tout ce qui pourrait l‟éloigner du phénomène acoustique :

La musique (schaefferienne) est le fruit éminent, jamais contaminé par la causalité ou la signification, de l‟écoute réduite comprise comme attitude d‟écoute humaine générique.

(Augoyard, J.F. in Solomos et al. (1999) : 99)

127 soit comme “pôle d‟identité immanent aux vécus particuliers et pourtant transcendant dans l‟identité qui surpasse ces vécus particuliers“ (Husserl, Logique formelle et transcendantale, 1957, [1929] : 223, cit. in

Schaeffer, P., op. cit. : 263).

128 Comme cest le cas, par exemple des paradigmes de la matière, de la masse ou de la texture sonores.

129 L‟objet sonore est par ailleurs explicitement distingué de l‟objet visuel : « Dans l‟expérience courante, l‟objet visuel [...] se présente tout armé, tout armé d‟autres perceptions ; il fait plus et mieux que répondre à la définition d‟objet : il la fournit au langage commun. [...] (Or), la Nature, contrairement à ce qui se passait pour lœil et la lumière, semble avoir tout ramassé, tout télescopé, aussi bien dans le monde physique que dans le monde physiologique et psychologique, en ce qui concerne le son et loreille. La notion dobjet, jusquà présent inaperçue, ne se révèle quau prix de véritables exercices spirituels ou du moins sensoriels : cest que lobjet sonore ne tombe pas sous un sens. On a beau voir une corde vibrer, le rapport n‟est pas très évident entre ce fuseau, que la stroboscopie analyse pour l‟œil, et l‟unité sonore si convaincante qui le signale à notre oreille. » (Schaeffer, P., op. cit. : 161).

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Tendant à s‟ériger en entité idéale, l‟objet sonore n‟existe ainsi que de son ouverture au champ de l‟expérimentation musicale, soit de l‟engagement de la dialectique de l‟objet et des objets :

Par l‟invention musicienne, héritée des façons de faire ancestrales, on s‟ingéniera à créer des objets sonores qui se prêtent à un renouvellement musical. Et une fois obtenus, on s‟ingéniera encore, par une écoute musicale décontextée, à les entendre comme porteurs d‟éléments intelligibles dans de nouveaux systèmes à “déchiffrer“. (Schaeffer, P., op. cit. : 354)

La démarche schaefferienne prend ainsi sens, comme l‟analyse P. Nadrigny, du va-et-vient instauré entre pensée de l‟expérience sonore et recherche expérimentale :

La musique expérimentale propose [...] une esquisse, et non une théorie aboutie. [...] La conception Schaefferienne de l‟expérimentation est assurément isolée dans le paysage musical de l‟après-guerre. Par son souci de contrôle de l‟expérience, son désir de solfège, elle témoigne un net refus de pratiques musicales aussi bien erratiques qu‟aléatoires. Cependant, par son oscillation entre pratique laborantine et thèse philosophique, ne traduit-elle pas une problématique transversale à ce même paysage, celle d‟une esthétique oscillant elle-même entre ses conditions de production et les conceptions plus théoriques auxquelles elle s‟adosse ? [...]

Ce bricolage constant - un bricolage qui articule des manipulations et des écoutes à des positions théoriques, et non seulement un bricolage interne aux pratiques du studio - fait du projet Schaefferien quelque chose d‟autre qu‟une définition volontariste et arbitraire de la musique expérimentale. [...] C‟est également là que se constitue l‟héritage laissé par le fondateur du GRM : non pas seulement des appareils (le phonogène) ou des études (noires, violettes, aux casseroles et aux locomotives), mais une irrésolution qui consiste à ne clore l‟expérimentation musicale ni sur ses conditions de production ni sur une position esthétique de surplomb. (Nadrigny, P., 2013 : 9)

Trouvant sa pertinence de la mise en synergie d‟une réflexion théorique et d‟une expérimentation acoustique, la démarche schaefferienne incite ainsi, en même temps qu‟à une redéfinition des fondements de l‟axe du sonore au musical, à l‟ouverture de nouvelles modalités d‟exploration du sensible.

1.5 Ancrage culturel de la relation au sonore

Assurant le fondement de projets esthétiques de nature diverse, l‟approche phénoménologique du sonore pose de façon large la question de la participation de l‟expérience auditive à l‟être au monde, et en particulier, comme l‟analyse Don Ihde, de la reconnaissance de la spécificité de la sphère auditive par rapport au domaine visuel :

[…] ce dont nous avons besoin, c‟est d‟une philosophie de l‟écoute. […] Ce qui est demandé,

c‟est une ontologie de l‟auditif. Et si toute expression première passe, comme le dit Merleau-Ponty, par le fait de “chanter le monde“, alors le chant qui débute ici commence par un

recentrement sur la dimension auditive.

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Mais si une telle approche du symptôme a une valeur stratégique - en ce qu‟elle amène à se décentrer de façon délibérée de la prégnance du visuel pour mettre en évidence ce qui était

négligé et laissé sous silence -, son but ultime n‟est pas de remplacer stricto sensu la vision par l‟audition. Son but plus profond est de s‟éloigner du présent et de toutes ses croyances a priori sur la vision et l‟expérience, et de se diriger pas à pas vers une compréhension radicalement différente de l‟expérience, une compréhension qui ait ses racines dans une phénoménologie de l‟expérience auditive. (Don Ihde, 2007 [1976] : 15)130

1.5.1 Suprématie de la vision dans les cultures occidentales

1.5.1 Suprématie de la vision dans les cultures occidentales

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