Expérience sonore, analogie et parole
1. L’expérience sonore en questions
1.4.1 L’expérience comme moment de “coexistence“
2.1.3.1 Accès à l’espace du secret et de l’intériorité
Tout en procédant de la construction de l‟équilibre et de la cohérence profonde du monde, l‟expérience sonore s‟élargit à la quête de l‟inconnu, phénomène trouvant sans doute une origine dans l‟aptitude de l‟ouïe, sens précurrent, à rendre possible, en même temps que le dépassement des distances, l‟accès à l‟invisible et l‟anticipation de l‟action.
Si elle engage un phénomène de tension vers l‟autre, la relation aux phénomènes acoustiques
est également, de façon essentielle, liée à l‟expérience de l‟intériorité (cf. supra).
Elle entretient ce faisant au dix-huitième siècle une relation privilégiée avec les univers de “l‟âme“ et de “l‟esprit“, comme le font apparaître les propos de J.G. Herder :
Quant aux effets de ce qui coule agréablement dans notre oreille, ils sont pour ainsi dire situés plus profondément dans notre âme, alors que les objets contemplés sont posés calmement devant nous. (Herder, J.G. (1987, [1769]) : 99, cit. in Kaltenecker, M. (2010) : 102).
Porteur d‟enjeux esthétiques riches et complexes, le lien unissant l‟expérience sonore au paradigme de l‟insaisissable et à l‟espace secret de l‟être trouve une expression dans le champ
de l‟activité musicale et de la littérature. Décrite comme assurant “l‟ouverture de l‟âme“, la musique est ainsi de façon essentielle liée, chez M. Proust, à l‟émergence d‟une conscience
spécifique de l‟être au monde, conscience ouverte à l‟expérience de l‟éphémère et de l‟ineffable 156 :
Mais à un moment donné, sans pouvoir nettement distinguer son contour, donner un nom à ce qui lui plaisait, charmé tout d‟un coup, il avait cherché à recueillir la phrase ou l‟harmonie - il ne savait lui-même - qui passait et qui lui avait ouvert plus largement l‟âme, comme certaines
odeurs de roses circulant dans l‟air humide du soir ont la propriété de dilater nos narines.
Peut-être est-ce parce qu‟il ne savait pas la musique qu‟il avait pu éprouver une impression aussi confuse, une de ces impressions qui sont peut-être pourtant les seules purement musicales,
inétendues, entièrement originales, irréductibles à tout autre ordre d‟impressions.
Une impression de ce genre, pendant un instant, est pour ainsi dire “sine materia“.
(Proust, M., 1987, [1913], À la recherche du temps perdu, I. : 205-206).
156 Soulignant la richesse et la complexité des éléments mis en jeu par la relation au monde sonore et à la musique chez M. Proust, Martin Kaltenecker y note la présence de deux modalités d‟expression de l‟écoute :
« Proust oscillera toujours entre [...] deux interprétations, l‟une herméneutique (à une figure musicale s‟attache un souvenir, une image, qui constitue un message) et l‟autre métaphysique (la phrase est apparition venue d‟un autre monde, incarnation d‟un “eidos“, d‟une forme parfaite). » (Kaltenecker, M., (2010): 409).
Si cette seconde modalité s‟actualise dans les propos de Swann, elle fait également l‟objet de commentaires narratifs spécifiques : “Swann tenait les motifs musicaux pour de véritables idées, d‟un autre monde, d‟un autre ordre, idées voilées de ténèbres, inconnues, impénétrables à l‟intelligence, mais qui n‟en sont pas moins parfaitement distinctes les unes des autres, inégales entre elles de valeur et de signification.“ (Proust, M., (1987, [1913]), À la recherche du temps perdu, I. : 343-344).
121 2.1.3.2 Ouverture au champ de l’inouï
Renouvelant les conditions mêmes de la relation à l‟événement sonore, le développement, depuis le siècle dernier, des techniques d‟enregistrement et d‟amplification acoustique a eu pour effet, en même temps qu‟un recul des seuils physiologiques de l‟audible, l‟émergence d‟une curiosité pour les phénomènes ne pouvant être objets d‟une écoute directe : infra-sons, ultra-sons, monde de l‟imperceptible ou de l‟inaccessible157. Ouvert à des prolongements
culturels, épistémiques et esthétiques complexes, ce phénomène joue un rôle majeur en contexte audiobiologique. L‟oreille se constitue ainsi en instrument privilégié
d‟exploration du monde vivant, comme le met en évidence l‟évocation, par B. Krause, de l‟enthousiasme éveillé par la découverte du chant des fourmis, des voix aquatiques de la mare ou des sons étranges produits par les anémones de mer, mais également, plus largement, par la conscience du changement de perspective introduit par l‟usage des microphones et du casque : Pareils aux jumelles pour la vue, mes micros et mes écouteurs rendaient tous les sons plus proches et révélaient une gamme de détails saisissants entièrement nouveaux pour moi. Au-dessus de ma tête, quelques oiseaux traversaient l‟espace stéréo de droite à gauche, dans le lent battement cadencé de leurs ailes, mélange diaphane de bruissements et de chuintements. Grâce à mon système d‟enregistrement portable, je n‟avais plus l‟impression d‟écouter en observateur distant ; je me fondais dans un nouvel espace et participais pleinement à l‟expérience. [...] Mon casque stéréo, dont j‟avais monté le volume, pour ne rien manquer, rendait plus vraies que nature les subtiles textures acoustiques. L‟effet était immédiat et saisissant, l‟impression de légèreté et d‟espace, ensorcelante et magnifique. L‟ambiance sonore prenait du relief dans ses moindres détails, détails que je n‟aurais jamais perçus avec mes seules oreilles [...]
(Krause, B., 2012 : 23)
Si les sons de l‟infime représentent un domaine d‟exploration acoustique particulièrement riche, les phénomènes sonores provenant de sources lointaines ouvrent l‟espace de l‟imaginaire. L‟écoute se constitue ainsi en moyen privilégié d‟accès à l‟inconnu, comme le fait apparaître l‟intérêt suscité, au cours des dernières décennies, par les phénomènes
acoustiques émanant de zones de conditions extrêmes ou d‟espaces inaccessibles à l‟homme158.
157 Si l‟écoute amplifiée ouvre la possibilité d‟accéder à “ l‟imperceptible“ -c‟est-à-dire à l‟en-deçà de l‟audible-
la curiosité pour l‟inouï passe également par l‟expérience du recul des seuils de tolérance de l‟oreille - c‟est-à dire par une tentative d‟accès à l‟au-delà de l‟audible - comme le fait apparaître l‟analyse des pratiques
de harsh noise, réalisée par C. Guesde et P. Nadrigny. (Guesde, C. et Nadrigny, P., 2015).
158 C‟est à ce phénomène que se rattache également l‟effet fascinant exercé par l‟accès, après décodage et conversion acoustique, aux ondes électromagnétiques captées dans l‟espace, effet dont témoigne la
122 Qu‟elle contribue à “l‟ouverture de l‟âme“ et à l‟accès à l‟univers de l‟intériorité, ou à la
découverte de phénomènes de nature diverse, jusque là inaccessibles à l‟être humain, la relation au monde sonore est ainsi de façon récurrente associée à l‟idée de recul des limites
et à l‟exploration de nouvelles modalités de présence au monde.
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Inscrit au cœur de l‟expérience humaine, le sonore est ainsi partie prenante de l‟harmonie entre l‟homme et le monde. Tout en jouant, en cela, un rôle propre dans la construction de l‟équilibre et de la cohérence de l‟univers, la relation aux phénomènes acoustiques s‟ouvre également à la quête de l‟inconnu. Comme le font apparaître tant le paradigme du développement de l‟écoute environnementale que les diverses modalités d‟exploration de l‟inouï, le lien tissé avec l‟événement sonore unit ainsi deux modalités essentielles de l‟être au monde : la recherche de cohérence d‟une part et le besoin de reculer toujours davantage les frontières de l‟expérience de l‟autre.
2.2 Analogie et relation au phénomène acoustique
Expression d‟une présence au monde, la perception auditive prend sens de l‟ouverture d‟une tension vers l‟autre. Elle repose en cela à part entière sur l‟analogie, toute activité sensorielle supposant, comme l‟analysent D. Hofstadter et E. Sander, un “encodage sémantique“ de la situation afférente :
L‟hypothèse perception sans conception peut être rejetée sans appel. [...] on ne conserve pas en mémoire le recueil “objectif“ des événements passés, parmi lesquels on partirait à la pêche lorsqu‟une situation nouvelle survient : les événements font plutôt l‟objet d‟un encodage sémantique. Les situations sont formatées dans notre mémoire par nos concepts ; nous les percevons et les mémorisons à travers eux. Les évocations sont rendues possibles parce que certains aspects de la situation vécue ont été repérés et mémorisés lors de l‟encodage initial de cette situation. (Hofstadter, D. et Sander, E., 2013 : 214).
multiplication, sur la toile, de sites diffusant les sons issus des enregistrements réalisés par les astrophysiciens*.
Constituant un matériau musical privilégié, les “sons de l‟espace“ peuvent d‟ailleurs se prêter à des réalisations esthétiques de nature diverse, un exemple célèbre étant l‟utilisation, par le compositeur Louis Dandrel, de la
transcription acoustique des phénomènes captés par les astrophysiciens de Nançay, pour la sonorisation de
“la roue de la musique“, lors des manifestations marquant, à Paris, l‟entrée dans le troisième millénaire.
* http://soocurious.com/fr/sons-espace-enregistrement-nasa consulté le 26-01-16
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Ancré dans les processus d‟encodage du perçu, le phénomène d‟évocation ne s‟effectue cependant pas par mise en lien explicite de deux situations pensées comme similaires sous un
certain angle - soit par “perception directe d‟une essence partagée“ (op. cit. : 216) - , mais bien par engagement dans la richesse et la diversité des éléments qui confèrent à l‟instant sa pertinence :
En général, nos processus automatisés ont tous de bonnes raisons d‟être et ont même souvent à voir avec notre survie. Nos évocations ininterrompues des situations que nous avons déjà vécues ne sont pas de simples options lors de notre compréhension d‟une situation nouvelle ; à l‟inverse, elles sont profondément impliquées dans notre processus de compréhension.
(Hofstadter, D., Sander, E., op. cit. : 215).
Si, généralement spontanée et non consciente, l‟activité perceptive prend sens de la situation afférente, le lien tissé avec le sensible doit-il être envisagé comme inscrit
“biologiquement“ dans le processus perceptif lui-même ? C‟est, comme le rappellent
E. Bigand et S. Mc Adams, une des questions posées par l‟approche enactive de la perception159 :
Le système de pereption lui-même serait sensible aux aspects de l‟environnement qui ont une importance biologique pour l‟auditeur ou qui ont acquis une importance comportementale à travers l‟expérience. (Bigand, E., et Mc Adams, S., 1994 : 159).
S‟attachant au “degré d‟intégration“ des processus auditifs160, l‟analyse écologique de l‟audition souligne à cet égard le caractère essentiellement événementiel de l‟écoute quotidienne (everyday listening), élément central dans l‟analyse de W.W.Gaver161 :
[...] si vous êtes là, sur la route, il est probable que vous n‟entendiez pas du tout le son pour lui-même. Au lieu de cela, vous allez sans doute remarquer que le son est produit par une automobile qui a un moteur puissant. Votre attention va probablement être attirée par le fait qu‟elle vient de l‟arrière et s‟approche rapidement de vous. Et vous pourriez même être frappés par l‟environnement, percevant que la route sur laquelle vous êtes est en fait une ruelle étroite avec des murs réfractant le son de chaque côté. C‟est un exemple d‟écoute quotidienne
159 Gibson, J.J., (1966, 1979).
160 Cette position va, le cas échéant, jusqu‟à l‟idée d‟un encodage génétique des situations sonores, telle qu‟elle apparaît, rapportée par B. Krause, dans l‟analyse de P. Shepard : « L‟écologiste Paul Shepard est allé jusqu‟à avancer que les propriétés acoustiques des paysages sonores primitifs sont encodées dans notre ADN. Il a imaginé cette possibilité bien avant que le génome n‟ait été séquencé et il croyait que les paysages sonores, comme tous les types de sons, sont captés physiquement par l‟homme et, avec le temps, deviennent innés. » (Krause, B. , 2012 : 238-239).
161Cf. également Pecqueux, A. (2012).
124 (everyday listening) : l‟expérience de l‟écoute des événements plutôt que des sons. Notre expérience sonore habituelle du monde est majoritairement du type de l‟écoute quotidienne.
Nous sommes préoccupés par l‟écoute des choses qui se passent autour de nous, par le fait de savoir lesquelles il est important d‟éviter et lesquelles pourraient offrir des possibilités d‟action.
(Gaver, William, W., 1993 : 2)162. Si elle assure, indubitablement, une fonction adaptative163, l‟écoute est également reconnue dans son ouverture à l‟exploration du sensible, comme le met par exemple en évidence
l‟approche de l‟environnement sonore développée, dans le cadre de la pratique du field recording164, par E. La Casa :
Mon environnement s‟est très vite imposé comme un territoire possible, ou plutôt m‟offrant cette possibilité d‟un espace et d‟un temps sans limite. Ces terains vagues où rien n‟est étbli a priori, mais, au contraire, où tout peut arriver, sont les espaces de rencontres possibles, d‟un dialogue avec l‟étendue, l‟inconnu. Donc si je devais insister ici sur le pourquoi de l‟enregistrement extérieur dans mon parcours, je parlerais de cette liberté de n‟avoir aucune contrainte dans un espace sans fonction, sans utilité évidente, et d‟y être seul dans une durée
indéterminée. À l‟affût du moindre changement, de la moindre variation dans ce qui est là, je file, dans leur juste durée, des phénomènes dont les implications sont impensées, et dont les
causalités s‟éloignent souvent de raisons esthétiques. Je ne dis pas qu‟il n‟y en a pas, mais il s‟agit d‟abord de la rencontre d‟un homme avec un espace dans une durée et cette relation n‟est pas en premier lieu, ou systématiquement, contrainte par une condition esthétique.
(La Casa, E., 2015 : 216)
162 Original : « [...] as you stand there in the road, it is likely that you will not listen to the sound itself at all.
Instead, you are likely to notice that the sound is made by an automobile with a large and powerful engine. Your attention is likely to be drawn to the fact that it is approaching quickly from behind. And you might even attend to the environment, hearing that the road you are on is actually a narrow alley, with echoing walls on each side.
This is an exemple of everyday listening, the experience of listening to events rather than sounds. Most of our experience of hearing the day-to-day world is one of everyday listening : we are concernened with listening to the things going on around us, with hearing which things are important to avoid and which might offer possibilities for action.” (Gaver, William, W., 1993 : 2).
163 L‟écoute quotidienne (everyday listening) est en cela distinguée par W.W. Gaver, de l‟écoute musicale (musical listening), distinction opérée non à partir des qualités de l‟objet sonore afférent, mais des modalités expérientielles propres de l‟entendre : « La distinction entre écoute quotidienne et écoute musicale est de l‟ordre de l‟expérience et non des sons (elle n‟est pas non plus une question d‟approches psychologiques). Tout son peut être écouté pour ses attributs propres ou pour ceux de l‟événement qui en est la cause.“ (Original : « The distinction between everyday and musical listening is between experiences and not sounds (nor even psychological approaches). It is possible to listen to any sound either in terms of its attributes or in terms of those of the event that caused it.” (Gaver, W.W., op. cit. :2).
164 Issu du mouvement de sensibilisation au paysage sonore (Murray Schafer, 1977), le field recording associe une pratique d‟enregistrement “de terrain“ à une démarche liant la conscience de l‟environnement acoustique à l‟ouverture d‟une esthétique.
125 Dégagée du paradigme de l‟urgence et, dans un premier temps, des tensions induites par une
posture esthétique, l‟écoute s‟exprime ainsi comme présence au monde. Elle prend en cela sens dans l‟ouverture d‟une visée, visée qui sous-tend le travail d‟enregistrement et de
création sonore :
Dans un second temps, je n‟ai pas la naïveté de penser que l‟enregistrement n‟est qu‟un acte technique, un transfert… Bien au contraire, tout comme écouter, il s‟agit d‟une visée particulière qui vient en aval d‟une analyse, après la mise en alerte du corps. Cette visée est bien une façon d‟ordonner et de signifier un entendement, en s‟appropriant l‟espace et le territoire.
L‟enregistrement “intentionnalise“ cet entendement, et par cela transforme la posture du corps.
Ce dessein a pour conséquence l‟invention d‟une forme audible dont la composition devient à son tour une injonction à écouter. Mais cette révélation est le résultat d‟une enquête empirique et non d‟une traque méthodique : la vie est une recherche de déchiffrement et non un ball-trap.
(La Casa, E., 2015 : 216)
Qu‟elle relève de la gestion de l‟urgence ou s‟ouvre à la quête esthétique, l‟activité auditive s‟exprime ainsi comme “tension vers“ et procède de la richesse et de la complexité des situations afférentes.
Analysant dans sa célèbre étude “des quatre écoutes“ (cf. supra), les différentes modalités d‟expression du lien tissé avec le phénomène acoustique, Pierre Schaeffer distingue ainsi quatre types d‟attitudes auditives, qu‟il inscrit sur un continuum :
> écoute causale, tendue vers la source
> écoute identifiante, visant “l‟objet sonore“ dans sa spécificité
> écoute qualifiante, “variant, comme l‟entendre, en fonction de chaque expérience antérieure et de chaque curiosité“
> écoute sémantique, dans laquelle “on délaisse la contingence du véhicule sonore au profit de son contenu signifiant“. (cf. Schaeffer, P., 1966 : 114-117)165
165 « Dans toute écoute se manifeste la confrontation entre un sujet réceptif dans certaines limites et une réalité objective d‟une part ; d‟autre part, des valorisations abstraites, des qualifications logiques se détachent par
rapport au donné concret qui tend à s‟organiser autour d‟elles sans jamais pourtant s‟y laisser réduire.
Bien entendu, chaque auditeur différent mettra l‟accent différemment sur chacun des quatre pôles résultant de cette double tension, et fera ressortir celui-là seul d‟entre eux qui correspondra à la finalité explicite de son écoute. [...] On s‟approcherait d‟une représentation imagée de la complexité de l‟activité auditive en pondérant d‟une part l‟accent mis sur chaque secteur dans un “parcours“ donné du cycle et d‟autre part en superposant de tels “parcours“ les uns à la suite des autres dans une troisième dimension en quelque sorte verticale. L‟ensemble correspondrait alors à la fois au type de discipline pratiqué, à la personnalité de l‟expérimentateur, et aux étapes successives de son élaboration. » (Schaeffer, P. , op. cit. : 119).
126 2.2.1 Écoute “causale“ et processus d’inférence
Ancrée dans la fonction originaire de l‟oreille, organe d‟alerte166, “l‟écoute causale“ s‟ouvre au jeu des inférences. L‟identification de la situation-source s‟effectue ainsi par mobilisation du connu - c‟est-à-dire par analogie -, l‟ouïe participant ce faisant de phénomènes centraux dans la pensée humaine, phénomènes dont D. Hofstadter et E. Sander analysent les enjeux :
Pour nous, une inférence est tout simplement l‟apport d‟une information. Concrètement, cela signifie qu‟une certaine facette d‟un concept se voit sortie de sa torpeur mentale et portée à notre attention. [...] Les inférences, toutes fruits de la catégorisation par analogie, constituent un apport plus que crucial pour la pensée, car les ressemblances perçues entre ce à quoi nous faisons face maintenant et ce à quoi nous avons fait face naguère sont ce sur quoi nous nous appuyons sans cesse pour penser, et sans elles, nous serions complètement désarmés.
(Hofstadter, D. et Sander, E, op. cit. : 29).
2.2.1.1 Constitution du son en indice
Identifier, par inférence, un événement à partir d‟un son perçu, c‟est tout d‟abord traiter
ce dernier comme indice167. Plaçant en continuité l‟écoute humaine et animale168, P. Schaeffer souligne à ce propos le caractère spontané de ce phénomène, tout en notant
par ailleurs son rôle précurseur dans l‟engagement de la quête épistémique :
J‟écoute l‟événement, je cherche à identifier la source sonore : “Qu‟est-ce que c‟est ? Qu‟est-ce
« Un coup sec frappé à la porte est un indice. Tout ce qui attire l‟attention est un indice. Tout ce qui surprend est un indice, dans la mesure où il marque la jonction entre deux positions de l‟expérience. Ainsi, un fort coup de tonnerre indique que quelque chose de considérable s‟est produit, bien que nous ne puissions pas savoir
précisément ce qu‟était l‟événement. Mais on peut s‟attendre à ce qu‟il soit lié à quelque expérience. » (Peirce, op. cit. (2.285) : 154).
Ce contexte est tout spécifiquement celui de l‟interjection d‟alerte : « Quand un cocher, pour attirer l‟attention d‟un piéton et éviter de le heurter, crie : “Eh !“, dans la mesure où le son est un mot signifiant, il est [...] plus qu‟un indice; mais dans la mesure où il n‟a pour effet que d‟agir sur le système nerveux de l‟auditeur et de le faire sortir du chemin, il est un indice, parce qu‟il a pour but de mettre le piéton en liaison réelle avec l‟objet, qui est sa situation par rapport au cheval qui approche. » (Peirce, op. cit. (2.287) : 155).
168 « Par écoute naturelle, nous voulons décrire la tendance prioritaire et primitive à se servir du son pour renseigner sur l‟événement. Cette attention, nous la baptisons (par convention) naturelle parce qu‟elle nous semble commune non seulement à tous les hommes quelle que soit leur civilisation, mais aussi [...] à certains animaux. Nombre d‟animaux ont l‟ouïe plus fine que l‟homme. Cela ne veut pas dire seulement qu‟ils entendent
168 « Par écoute naturelle, nous voulons décrire la tendance prioritaire et primitive à se servir du son pour renseigner sur l‟événement. Cette attention, nous la baptisons (par convention) naturelle parce qu‟elle nous semble commune non seulement à tous les hommes quelle que soit leur civilisation, mais aussi [...] à certains animaux. Nombre d‟animaux ont l‟ouïe plus fine que l‟homme. Cela ne veut pas dire seulement qu‟ils entendent