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Le respect des statuts personnels des populations implantées en Algérie est rapidement garanti. À l’inverse, la détermination de leur qualité n’est pas immédiate.

L’initiative en revient à la jurisprudence. Le tribunal supérieur d’Alger précise, tout d’abord, dans un jugement du 20 juin 1836, que la qualité d’étranger « ne peut appartenir aux habitants d’Alger, qui obéissent au roi des Français et reconnaissent la même souveraineté que la France »757. Cette thèse est confirmée par les magistrats métropolitains758, puis par la Cour de cassation qui consacre cette solution dès 1862759. La Cour d’appel d’Alger franchit une étape supplémentaire la même année. En l’espèce, un nommé Aïnos, né en Algérie de parents qui y étaient déjà établis avant l’occupation française, se pourvoit devant le tribunal car son inscription à l’Ordre des avocats d’Alger lui a été refusée au motif qu’il n’a pas justifié de sa qualité de Français760. Pourtant, Aïnos est licencié en droit, a prêté serment devant la Cour impériale en 1858, puis a été admis au stage par arrêté du conseil de l’Ordre des avocats auprès de la même cour pour être inscrit finalement au tableau de l’Ordre en 1861. Le plaignant s’appuie sur ces faits pour demander à figurer sur le tableau de l’Ordre d’Alger. La Cour d’Alger lui donne raison761 en affirmant tout d’abord qu’il n’est pas « nécessaire, pour pouvoir exercer la profession d’avocat, d’avoir la qualité

757 Tribunal supérieur d’Alger, 20 juin 1836, op. cit., p. 15.

758« Les Algériens plaidant en France ne doivent pas être considérés comme étrangers, et dès lors ils ne sont pas soumis à la caution judicatum solvi » (Tribunal civil de la Seine, 30 juin 1838, confirmé par arrêt de la Cour de Paris, 2 février 1839, Sirey (S), 1839, II, p. 334).

759Cour de cassation, 12 avril 1862, JA, 1862, p. 25 et 29 mai 1865, JA, 1865, pp. 27-29. Sur le rôle de la Cour de cassation dans le droit colonial, cf. Martine FABRE, « Le rôle de la Cour de cassation dans l’élaboration du droit colonial », dans La justice en Algérie (1830-1962), Paris, La Documentation Française, 2005, pp. 75-92.

760Cour d’appel d’Alger, 16 novembre 1858 et 24 février 1862, JR, 1862, pp. 86-94 et DP, 1862, II, p.

178. Il est difficile de savoir si l’hostilité des collègues de Aïnos est due à sa qualité de sujet ou au fait qu’il soit israélite ou aux deux réunis. Sur l’antisémitisme dans le milieu judiciaire algérien, cf. J.-P.

ROYER, R. MARTINAGE, P. LECOCQ, Juges et notables au XIXe siècle, Paris, PUF, 1982, pp. 156-161.

761 Cour d’appel d’Alger, 24 février 1862, op. cit., pp. 178 et s. En 1926, l’inscription à l’Ordre des avocats est catégoriquement refusée en Libye aux personnes qui ne sont pas des citoyens italiens optimo jure, même s’ils sont licenciés en droit (article 12 de la loi du 25 mars 1926, n° 453).

de citoyen » et qu’il « suffit d’être Français »762. La Cour considère ensuite qu’en vertu du droit international et des traités antérieurs, tout ressortissant d’un pays annexé prend la nationalité du pays annexant763. Aïnos, né en Algérie au moment de la conquête, est, par conséquent, Français764. Toutefois, la Cour n’admet pas qu’il soit qualifié de « citoyen français » car certaines des règles de son statut personnel mosaïque sont en contradiction avec les principes du droit français. Conclure différemment aurait signifié faire fi « du grand principe d’égalité devant la loi que la révolution de 1789 a inscrite en tête de nos institutions »765. L’arrêt est confirmé par la Cour de cassation766 qui emploie indifféremment l’expression « sujet français », que l’on retrouve déjà dans son arrêt du 15 avril 1862767, et le terme de « Français »768. La qualité de sujet français est in fine confirmée par le sénatus-consulte du 14 juillet 1865769. Les autorités italiennes reconnaissent aux Libyens la même qualité par décret royal du 6 avril 1913 n°315770.

Le sénatus-consulte de 1865 prévoit également que le sujet français puisse acquérir la pleine citoyenneté. Cette mesure est pourtant, en terme numérique, un échec, les demandes étant rares au regard de la population totale. Comment l’expliquer ? L’attachement du sujet aux règles de son statut personnel israélite, musulman ou kabyle est évoqué comme le motif probable de cette désaffection. En devenant citoyen, l’indigène est entièrement soumis au droit commun. Or, il ne désire pas abandonner un statut personnel dont les règles, ancestrales, sont intimement liées à la religion. Pour résoudre ce problème, les Français vont proposer

762Cour d’appel d’Alger, 24 février 1862, op. cit., p. 179.

763L’indigène n’est pourtant que rarement qualifié dans la législation, la jurisprudence et la doctrine de

« national français ». L’expression « sujet français » est en général utilisée dans ce cas bien que juridiquement elle prête à confusion. Il faut attendre 1937 pour que les autorités coloniales envisagent une modification dans l’emploi officiel de ces acceptions. Il est envisagé que la mention « sujet français » soit remplacée sur les cartes d’identité par « nationalité française » avec l’indication de l’origine (cf. « Lettre du procureur général près la Cour d’appel d’Alger au gouverneur général de l’Algérie, Alger, le 31 mars 1937 », CAOM, ALG, GGA, 12H14).

764Dans l’arrêt de la Cour de cassation Aïnos est transformé en Énos.

765Cour d’appel d’Alger, 24 février 1862, op. cit., p. 180.

766Cour de cassation, 15 février 1864, DP, 1864, I, p. 70.

767Cour de cassation, 15 avril 1862, DP, 1862, I, p. 280.

768Cour de cassation, 15 février 1864, op. cit.

769« Sénatus-consulte du 14 juillet 1865 », op. cit., pp. 152-153.

770MINISTERO DELLE COLONIE, Ordinamenti della Libia (1913-1914), op. cit., pp. 23-24.

une solution originale : la « citoyenneté dans le statut »771. Il s’agit d’octroyer aux indigènes d’Algérie la pleine citoyenneté en leur conservant les règles de leur statut personnel d’origine. Une seconde solution, moins radicale, est adoptée dans la loi française du 4 février 1919 et dans les décrets italiens des 1er juin et 31 octobre 1919.

Elle consiste à maintenir aux indigènes leur statut personnel propre tout en leur concédant davantage de droits politiques. L’objectif est de les faire pénétrer dans la nation française par ce biais. Une fois qu’ils en auront apprécié les avantages, ils seront prêts à abandonner leur statut personnel particulier (chapitre I). L’échec des mesures françaises entraîne la poursuite des débats juridiques et politiques sur la question dans les années vingt et trente (chapitre II).

771 Cette expression est préférée à celle de « naturalisation dans le statut » dans la mesure où les indigènes sujets sont Français, même s’ils ne possèdent pas la pleine citoyenneté. Ils ne peuvent donc être naturalisés, comme le sont les étrangers.