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Les modifications apportées aux statuts personnels indigènes sont globalement modérées. Cette politique se traduit en France et en Italie différemment.

En Algérie, le droit musulman malékite fait l’objet d’une codification. Ce travail, commandé par les autorités coloniales, est essentiellement le résultat du travail du doyen de la faculté de droit d’Alger, Marcel Morand. Une sous-commission apporte quelques modifications à l’avant-projet qui ne concerne que les matières du droit musulman encore en vigueur. Il est publié en 1916 et s’inscrit dans une lignée moderniste. Aux moyens d’instruments juridiques prévus par le droit musulman et fort de la mutabilité de ce dernier, le juriste privilégie les droits de la femme et du mineur. Il abolit le droit de djebr, promeut le consentement de la femme dans le mariage, élargit les possibilités de rupture du lien matrimonial. Au nom de la sûreté juridique, il étend l’obligation de la preuve écrite. Toutefois, l’avant-projet n’est pas promulgué. Le débat est relancé en 1926 et fait l’objet d’une vaste enquête qui révèle qu’une grande majorité de magistrats y est favorable, alors que l’un des reproches essentiels fait à son encontre, était précisément le risque de cristalliser le droit et d’anéantir l’action de la jurisprudence dans un sens réformiste. Dans la pratique, les revirements de la jurisprudence, en particulier de la Cour d’appel d’Alger, empêchent de véritables progrès des règles dans la durée. Une nouvelle fois, le code n’est pas promulgué par crainte des rébellions dans la colonie. L’avant-projet demeure un simple corpus juris pour les magistrats, malgré l’investissement de deux gouverneurs généraux à son égard, Charles-Célestin Jonnart et Maurice Viollette.

La même prudence caractérise la politique juridique italienne en matière de statut personnel. Elle s’exprime essentiellement à travers la jurisprudence. Le tribunal de la Charya et la Cour d’appel de Libye respectent globalement ces règles.

Toutefois, le premier tend à donner une place importante au choix de la femme dans le mariage. Il tient également compte du dernier arrêt de la Cour d’appel pour se

déclarer incompétent dans une affaire portant sur le « don de fiançailles »547. La jurisprudence n’est pas unanime sur les limites d’application du droit commun et du droit musulman. Les magistrats italiens vont même plus loin puisqu’ils ont pour points communs avec leurs homologues français de chercher à limiter la portée de certaines règles ou de les interdire – comme c’est le cas pour la théorie de l’enfant endormi – en s’appuyant sur la notion d’ordre public colonial. Il s’agit d’une prérogative essentielle des juges italiens car les décisions du cadi en matière de statut personnel doivent être homologuées. La réflexion qui naît dans la doctrine italienne sur la question de l’ordre public colonial s’inspire des interrogations françaises, en particulier de l’ouvrage de Henry Solus sur le droit privé indigène.

Les législateurs français et italien interviennent directement dans le contrôle de la famille en organisant un état civil pour l’ensemble des indigènes. Dès 1884, les Français instaurent un état civil qui s’étend aux principaux actes de la vie, mais dont l’application demeure imparfaite. La loi du 2 avril 1930 tente de résoudre ces difficultés. En juin 1939, les Italiens installent à leur tour un état civil très étendu.

Les autorités françaises vont entreprendre des réformes supplémentaires qui concernent directement les statuts personnels kabyle et musulman. Pourtant, sur le fond, les changements apportés ne bouleversent pas radicalement leurs règles. Ils visent essentiellement à apporter de nouvelles garanties aux femmes et aux enfants indigènes. Ces mesures spécifiques visent les femmes kabyles - loi du 2 mai 1930 sur les fiançailles et décret du 19 mai 1931 sur la condition de la femme en matière de rupture du lien matrimonial et de succession) – et les mineurs musulmans (décrets du 12 août 1936 traitant de la majorité patrimoniale et de la tutelle).

Une raison juridique peut expliquer l’intervention du législateur : l’état civil est une matière d’ordre public. Mais surtout, cette période est caractérisée, en Algérie, par une réactivation de la politique coloniale qui permet de comprendre plus généralement la recrudescence législative ainsi que les différents projets soumis ou demandés par des institutions coloniales concernant le statut personnel des indigènes.

Cette réactivation est sans doute le résultat de facteurs convergents : la personnalité du gouverneur général Viollette, les initiatives et le travail de Morand, le centenaire de la conquête suivi de l’exposition coloniale de 1931, les réclamations d’une élite

547D’EMILIA, op. cit., p. 20.

indigène, l’amélioration du statut juridique de la femme en métropole et le conservatisme d’une partie de la jurisprudence ou ses revirements. Il faut noter que même si la promulgation du Code Morand échoue, les mesures prises dans les années trente s’inspirent largement des solutions de ce corpus.

Le régime de la tutelle est soumis à une nouvelle réforme avec la loi du 11 juillet 1957548. La même année, une commission de réforme du statut personnel de la femme musulmane et kabyle est créée. Parmi les sources sur lesquelles elle s’appuie pour réaliser ces réformes, se trouve le Code Morand. Le travail de la commission aboutit à l’ordonnance du 4 février 1959 qui prévoit « la liberté de la femme dans la formation du mariage, avec la suppression de la contrainte matrimoniale et l’instauration d’un âge légal au mariage. L’égalité des époux dans l’accès aux conditions de dissolution du mariage, avec la suppression de la répudiation et l’instauration du divorce judiciaire ». Plus de quarante ans après sa publication, les réformes envisagées par Morand se concrétisent et sont même dépassées549.

Les règles des statuts personnels connaissent donc des changements modérés en Algérie et en Libye. La France fait toutefois preuve de moins de prudence que l’Italie en modifiant certaines coutumes kabyles au nom de l’intérêt de la femme.

Cette politique n’est peut-être pas systématique. Il faut en effet se demander comment vont réagir les autorités coloniales dans des situations où statut personnel particulier et statut personnel commun sont mis en concurrence. C’est ce qui se produit en cas de conversion ou de mariage mixte.

548 Cf. Diane SAMBRON, « L’évolution du statut juridique de la femme musulmane à l’époque coloniale », dans La justice en Algérie (1830-1962), Paris, La documentation française, 2005, pp. 136 et s.

549Op. cit., p. 139.