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Droit du sang, droits civiques et Etat

Comme Jacob et Blundo l’ont écrit (1997), la décentralisation, en tant que «  projet social » en Afrique, était dès le début une tentative de rompre avec la dichotomie ville-campagne et d’en finir avec la « multicentricité » en concentrant le flux des ressources locales autour d’une entité légale unique. En sociologie politique, un projet social est un

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projet transformatif à l’échelle de toute une société. Le « nationalisme foncier » africain des années 1960–1970 faisait ainsi partie d’un projet plus large visant à « moderniser » les sociétés africaines sur le modèle européen (Diaw et Njomkap 1998). Afin de construire l’Etat-nation, il semblait essentiel de briser la base communautaire des systèmes fonciers, de les « détribaliser », selon les termes de Melone (1972). Dans une étude des régimes fonciers de 22 pays d’Afrique de l’Ouest réalisée près de 40 ans après les indépendances, Elbow et al. (1998) trouvent que 64  % des politiques foncières ne reconnaissaient pas la tenure coutumière ou cherchaient son remplacement tandis que le tiers restant représentait des formes de reconnaissance passive ou de continuation de l’héritage colonial des réserves tribales. La même étude (Bruce 1998) constate que la tenure de type communautaire restait « de facto le type dominant de tenure foncière » dans presque tous les pays du Sud du Sahara. La situation générale en Afrique est donc celle d’un compromis

difficile entre le droit dit positif, d’origine extérieure et les régimes de tenure enchâssée2

(Diaw 2005). Ce pluralisme légal, fondé sur la coexistence d’ordres juridiques distincts et concurrents, n’a pas été reconnu par les politiques de décentralisation et de conservation. Pour comprendre cette occultation, il faudrait observer sa source dans l’invisibilité des institutions coutumières (au sens de systèmes de normes) et les conditions historiques et épistémologiques qui l’ont produite.

Nous savons depuis Morgan (1877) qu’une des clés de lecture des systèmes politiques dans l’histoire est l’opposition fondamentale entre deux modèles d’organisation sociopolitique, la « société gentille » (ou communauté) et la « société politique » (ou société civile). Dans le premier, le gouvernement s’exerce à travers les groupes de parenté ; dans le second, il repose sur la citoyenneté politique et l’appartenance à un territoire. Le premier modèle est fondé sur le droit du sang (jus sanguinis), le second sur les droits civiques (ou droit du sol, jus soli). Ces deux modèles coexistent toujours au sein de l’Etat-nation moderne. En Amérique du Nord et dans d’autres « pays d’immigration », on devient citoyen du seul fait d’être nait dans dans le pays ; dans les vieux continents, cela n’est pas suffisant ; la première condition de la citoyenneté est d’avoir des parents déjà citoyens du pays, c’est-à-dire d’être membre d’une lignée existante de citoyens. Entre les deux, l’on trouve toute une gamme d’arrangements, qui constituent la réalité de la citoyenneté moderne et sa réalisation sous des formes plurielles d’expression démocratique. Ainsi, l’Etat-nation, une

invention européenne du XIXe s. érigée en modèle d’organisation planétaire, a supprimé

le droit du sang comme principe d’organisation de l’Etat tout en le conservant dans la construction politique de la citoyenneté et de l’identité nationale. Ce paradoxe larvé, généralement invisible, se révèle néanmoins dans les difficultés que rencontrent les enfants d’immigrants pour obtenir la citoyenneté dans les pays européens ou même africains et asiatiques ainsi que dans diverses crises identitaires, mouvement de revendication des droits civiques et confrontations ethniques. C’est dans les régions rurales des « pays du Sud », où le droit du sang n’est pas seulement la manifestation d’une identité ethnique mais un principe d’organisation de l’économie et des institutions indigènes, que ce paradoxe est peut-être le plus pernicieux et le plus répandu. Et ce sont ces zones là qui 2 Par tenure enchâssée, nous entendons un régime d’appropriation où les droits privés, les droits partagés et les droits collectifs sur les ressources naturelles sont emboîtés les uns dans les autres et aussi dans des institutions sociales plus larges fondées sur la parenté et la généalogie (Diaw 2005).

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font l’objet de la plus grande attention des programmes de décentralisation. La Figure 3.5 représente le continuum théorique entre le droit du sang et les droits civils.

La décentralisation fait partie intégrante du processus de formation et de transmutation de l’Etat-nation, lui-même partie d’un mouvement plus vaste de rationalisation des sociétés sur la base des principes d’organisation d’une économie capitaliste globalisée. C’est la raison pour laquelle le rôle de l’Etat et des institutions multilatérales en matière de programmes de réforme foncière et de privatisation a été si central. Dans La Grande

Transformation (1944), Karl Polanyi montre que le secret de l’économie libérale du XIXe

s. réside dans le fait que cette économie s’est « désenchâssée » de la société pour inventer des institutions marchandes spécifiques autour desquelles la société s’est réorganisée. Contrairement à la société précapitaliste (et à de nombreuses sociétés modernes du Sud), les relations sociales se sont enchâssées dans le marché au lieu que ce soit le marché qui soit enchâssé dans les relations sociales (Polanyi Levitt 2003). A l’échelle mondiale, ce triple mouvement pour rationaliser l’Etat, la société et l’économie est très incomplet. Il a du faire face, en effet, à une forte résilience de formes d’organisation économique, sociale et politique alternatives, que le paradigme moderniste occidental qui domine la pensée scientifique et le raisonnement politique au Sud s’obstine à ne pas voir ou à ignorer. Dans des travaux précédents (Diaw 1998 ; 2005), nous avons indiqué comment cette « altérité », cette autre façon d’exister, se manifeste dans diverses expressions économiques, y compris dans des régimes résilients de tenure enchâssée. Ce système a fait preuve de

Figure 3.5 Représentation du continuum entre le droit du sang et les droits civiques

Droits civils Droit du sang

Sociétés pleinement transformées Economies pleinement désenchâssée

Etat-nation dans sa forme achevée Propriété privée

Société civile Citoyenneté Droit du sol, Jus soli Représentation électorale

Communauté Economie enchâssée Institutions politiques fondées sur le

droit du sang Régimes de tenure enchâssée

Réseaux traditionnels Droits généalogiques

Jus sanguinis et droits délégués

Représentation fondée sur la parenté Modernités plurielles

Pluralisme légal Gestion communautaire des RN

Groupes d’usagers Associations « tribales » Fédérations villageoises Associations d‘agriculteurs Mouvements paysans ONG urbaines ONG locales Groupes et mouvements d’action collective

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sa capacité à s’adapter aux marchés autant qu’aux pressions politique et démographique et à soutenir des modes performants de gouvernance locale et supralocale (comme nous l’avons vu dans le cas des mouvements autonomes et populaires de conservation au Panama, en Australie et en Inde). Le fait qu’il existe toujours est la raison principale du pluralisme légal tel qu’il se manifeste dans les sociétés rurales du Sud.