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N° 41 – 2003 Dossiers d'études Allocations FamilialesTERRITOIRES ET TERRITORIALISATION DES POLITIQUES

Dans le document Les nouveaux rapports au temps (Page 111-114)

La question de la territorialisation des politiques est centrale pour la branche Famille de la Sécurité sociale, qu’il s’agisse de l’organisation même du réseau des CAF, des impacts du développement de l’intercommunalité sur l’action sociale, voire même des grands équilibres de la protection sociale.

En premier lieu, on doit mentionner les profondes mutations de la géographie humaine. Dans une large mesure, l’opposition ville-campagne devient obsolète. La part de la population urbaine dans la société française ne cesse d’augmenter. Elle était de près de 53% en 1936, de 63% en 1962 et de 70% en 1968. Elle est aujourd’hui de plus de 75 %. L’étalement urbain suivra plusieurs phases: la suburbanisation, puis la périurbanisation et enfin la rurbanisation (DATAR, 2000). Cet étalement « sans bornes » du fait urbain consacre la diffusion spatiale des modes de vie et renvoie à une fluidité accrue des territoires de l’insertion sociale et des temporalités individuelles (Ascher, 1995).

Le fait urbain se donne à voir sous l’angle des flux et du mouvement, notamment sous l’impulsion décisive des systèmes de transports et de communications. Il en résulte que les pratiques de mobilité spatiale des individus constituent un élément clef des phénomènes territoriaux. Les rapports entre l’espace, la distance, le temps et l’identité se transforment en profondeur.

Par ailleurs, le territoire se caractérise par une fragmentation accrue en termes de ségrégation. C’est en effet dans l’espace que la division sociale des populations se dessine le plus nettement dans la mesure où les communes peuvent être hiérarchisées selon leur degré de richesse et d’intégration dans le territoire métropolitain. Les travaux en ce sens montrent en particulier une séparation de plus en plus forte entre les quartiers les plus aisés et les quartiers les plus en difficulté (Avenel, 2002). Plus précisément, les mécanismes nationaux de transferts sociaux réduisent les inégalités spatiales entre les régions, les départements voire les agglomérations. Mais les inégalités tendent à se durcir dès lors qu’on appréhende cette question de façon plus localisée. La segmentation du territoire ne s’observe pas seulement, en effet, dans les différences entre communes mais aussi et surtout à l’intérieur des communes. Les stratégies des ménages engendrent localement des effets ségrégatifs qui réduisent l’impact territorial des systèmes redistributifs nationaux. On peut alors parler d’une rupture entre les mécanismes globaux de redistribution et les enjeux locaux de cohésion (Davezies, 2002).

Cette nouvelle géographie sociale conduit à poser la question de la pertinence des échelles de l’intervention publique. Ainsi, l’approche territoriale s’est-elle progressivement imposée comme une stratégie opératoire en matière de mise en œuvre des politiques. La territorialisation apparaît comme un vecteur de modernisation des services publics. Elle poursuit au moins trois grands objectifs (Béhar, Estèbe, 1999, 2002).

• Le premier objectif est celui d’une plus grande proximité avec le terrain afin de mieux répondre aux besoins des populations et à la particularité de chaque situation locale. L’approche territoriale vise à rapprocher le pouvoir des citoyens et pose donc la question des mécanismes de la démocratie locale.

• Le deuxième objectif vise la transversalité de l’action à même de produire une plus grande efficacité et efficience des politiques. De ce point de vue, l’approche territoriale pose la question des « territoires pertinents » de l’intervention. Quels doivent être les périmètres, les compétences et les modes d’articulation des pouvoirs ?

• Enfin, le troisième objectif est celui du maintien des mécanismes de la solidarité. Quel doit être le mode de gouvernement politique susceptible de garantir les solidarités à l’intérieur des territoires et entre les territoires ? Comment assurer la juste répartition des ressources entre des territoires souvent inégaux ?

La recomposition des territoires de l’action publique

Avec les lois de décentralisation et les nouvelles dispositions législatives relatives à l’intercommunalité, on assiste à une recomposition en profondeur des territoires de l’action publique et à la montée en charge de la question territoriale dans le champ des politiques d’action sociale. L’organisation locale se transforme radicalement. Aux communes, départements et régions, on doit désormais ajouter les « pays », « communautés de communes », d’agglomérations, urbaines, etc.

Plusieurs lois ont contribué à fixer le cadre de cette nouvelle architecture locale et à transformer les modalités d’organisation de l’intervention publique1. Ces lois redéfinissent les compétences et les rôles qui incombent aux

1La loi « Pasqua » du 4 février 1995 sur l’orientation relative à l’aménagement et au développement du territoire (LOADT). La loi du 25 juin 1999, dite « loi Voynet », sur l’aménagement et le développement durable du territoire (LOADDT). La loi du 12 juillet 1999, dite « loi Chevènement », relative au renforcement et à la simplification de la coopération

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collectivités locales. Elles accordent un rôle essentiel aux « territoires du pays » et de l’agglomération et prévoient, de ce fait, des incitations financières non négligeables (Goze, 2000). Elles créent en même temps des dispositions importantes concernant la « démocratie de proximité » par la mise en place des conseils de quartier dans les communes de plus de 80.000 habitants. Aussi, la Commission Mauroy (2000) prônait-elle l’élection des conseillers communautaires au suffrage universel direct.

Il ressort que l’intercommunalité s’impose comme le levier d’une conception renouvelée du territoire. La notion de pays appelle en effet une nouvelle manière de produire de l’action publique. Le territoire en question est conçu comme le support d’un projet collectif de développement local. Il doit être un lieu de solidarité et de coopération entre le monde urbain, péri-urbain et rural. Le pays englobe un périmètre en principe délimité par la cohérence de la vie économique et sociale. Il a pour vocation de coordonner et de mobiliser les acteurs locaux autour d’une charte de développement durable. Comment harmoniser les découpages politico-administratifs et le territoire « vécu » ou « réel » des populations ? Pour le dire autrement, il s’agit de rapprocher « territoire légitime » et « territoire pertinent » (Béhar, Estèbe, 1999), ou encore de substituer la notion de zonage par celle de « territoires flous ». Selon la formule célèbre de J.L. Guigou (2001), le pays mobilise « un territoire, un projet ; une stratégie, un contrat ».

La territorialisation des politiques apparaît ainsi comme une stratégie visant à promouvoir une conception ascendante de l’action publique par la démarche du contrat et du partenariat. Il ne s’agit plus de faire une politique « au nom » du territoire mais de faire une politique « à partir » du territoire. On assisterait de ce point de vue au passage des « politiques distributives » aux « politiques constitutives » (Duran, Thoenig, 1996), du gouvernement des villes à la gouvernance urbaine (Le Gales, 1995), voire même du paritarisme aux partenariats, de la solidarité nationale aux solidarités territoriales.

En définitive, la politique centralisée d’aménagement du territoire cède la place à une gestion plus localisée de territoires toujours plus fragmentés par des acteurs de plus en plus diversifiés.

Cette nouvelle organisation locale débouche sur une complexification accrue de l’architecture administrative et politique dont la cohérence apparaît problématique. La décentralisation se heurte au fait de la multiplicité des entités territoriales. La territorialisation des politiques interroge aussi directement le rôle et la place des différents acteurs locaux. Comment se repérer dans le partage des différents niveaux de compétence et d’intervention de l’action publique ? Quels sont les enjeux et le sens de la notion même de « territorialisation » des politiques ? S’agit-il d’aller vers plus de proximité, de coordonner de façon optimale l’action publique, d’agir localement et de façon transversale ? Ou cherche t-on à établir de nouveaux modes d’articulation entre le pouvoir local et le niveau central ? Va-t-on vers plus de cohérence territoriale ? Y a t-il empilement, complémentarité, concurrence, opacité ? Quel est, en définitive, le système d’acteurs qui se dessine et quelles sont les nouvelles formes de régulation entre les différents échelons politico-administratifs de l’Etat ?

Protection sociale et territorialisation des politiques

La notion de territoire acquiert ainsi une importance désormais centrale dans la manière de penser l’idée de solidarité et de traiter les nouvelles formes d’inégalité. On serait même passé de la solidarité nationale à la solidarité territoriale. Comment expliquer ce changement ? Quelle est la signification de la territorialisation des politiques en matière de Protection sociale ? Quelles en sont les conséquences probables ?

Le projet de la Sécurité sociale est de garantir l’universalité des prestations. La Solidarité s’opère à l’échelle de la nation. Le territoire, c’est d’abord le territoire national, le régime de droit commun et le principe des catégories de titulaires de droits propres et d’« ayant droit » (Palier, 2002). La Sécurité sociale se fonde sur les mécanismes de l’assurance qui attribuent des prestations destinées à couvrir les « risques » du chômage, de la vieillesse, de la santé et de la famille.

D’une manière complémentaire, le système d’aide et d’action sociales -dit encore l’assistance- traite en fonction d’un principe ponctuel, facultatif et « extra-légal » les populations spécifiques qui échappent aux protections issues du statut de l’emploi (Borgetto, Lafore, 1996).

La montée en charge de l’approche territoriale s’opère lorsque l’équilibre du système de Protection sociale apparaît déstabilisé par le poids du chômage et de l’exclusion d’une part, et la décentralisation d’autre part. Les politiques territorialisées ont été élaborées depuis une vingtaine d’années afin de compenser les insuffisances des

intercommunale. La loi du 12 décembre 2000, dite « loi SRU » relative à la Solidarité et au Renouvellement urbains. Le pays est défini comme « un territoire qui présente une cohésion culturelle, économique ou sociale » et « exprime la communauté d’intérêts économiques et sociaux ainsi que, le cas échéant, les solidarités réciproques entre la ville et l’espace rural ».

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logiques catégorielles et pour mieux lutter contre les nouvelles formes d’inégalité. Aussi, il s’est installé le principe d’une politique de la ville qui consacre l’introduction de mesures de « discrimination positive » et implique une mobilisation accrue des collectivités locales. Les dispositifs poursuivent les mêmes objectifs définis par leur capacité à jouer simultanément sur les différentes dimensions de la vie quotidienne des populations : ils s’appliquent à des territoires délimités, visent la mise en œuvre d’une action globale articulant les diverses administrations publiques segmentées, accordent un rôle central au local, et fonctionnent enfin par « contrat » où l’appui de l’Etat est conditionné par l’engagement des acteurs locaux. Le « développement social urbain » vise ainsi la prise en compte des situations plutôt que des catégories de risque et mobilise le modèle du contrat à la place des procédures d’indemnisation automatique (Donzelot, Estèbe, 1994). Il en résulte tout particulièrement une définition renouvelée des stratégies d’action sociale. Celles-ci avaient pour objectif de corriger les handicaps individuels. Aujourd’hui, il s’agit de réduire des écarts entre territoires. On passe du traitement des « familles à problèmes » au traitement des « territoires à problèmes » (Autès, 1995).

Dans ce contexte, la territorialisation des politiques et la décentralisation interrogent la question de l’universalité des prestations et celle de l’égalité des personnes. Que recouvre exactement la notion de solidarité territoriale ? Qui est le garant de l’égalité ? L’idée de gouvernance ou de système de partenariat à géométrie variable ne rend- elle pas incertaine la légitimité de l’Etat en la matière ? Quels sont les outils véritablement pertinents pour favoriser l’adaptation nécessaire des politiques à des territoires différents ? Doit-on mettre en place des politiques inégales pour des territoires inégaux ? Va-t’on vers le renforcement d’une logique de discrimination positive dans l’attribution des moyens ? La démultiplication des procédures contractuelles est-elle une réponse satisfaisante aux questions du développement et de la solidarité ? Peut-on traiter localement des problèmes qui s’imposent à une échelle globale ? Ces questions sont d’autant plus importantes que les politiques véritablement efficaces du point de vue de la redistribution sociale et territoriale sont précisément celles qui ignorent le territoire (Davezies, 2002).

Territoires et développement social local

Cette nouvelle réalité interroge directement les CAF dans leur partenariat et l’unité territoriale de mise en œuvre de leurs dispositifs. La territorialisation des politiques d’action sociale interroge notamment les CAF en termes d’organisation et de métiers. Elle questionne fortement les dispositifs contractuels (contrat enfance, contrat temps libres, etc.), notamment en matière de définition des périmètres d’intervention, de redéploiement de certaines missions et de positionnement partenarial dans la logique du développement social local. Comment se repérer dans le partage des différents niveaux de compétence et d’intervention de l’action sociale ? Comment les politiques d’action sociale s’articulent-elles avec les dispositifs de la politique de la ville ? Quelle implication des CAF dans le développement local ?

L’approche territoriale questionne également l’organisation des métiers, des missions et des finalités de l’action sociale. Les oppositions local/central, sectorisation/désectorisation, polyvalence/spécialisation, mais aussi préventif/curatif, assistance/insertion, etc, sont-elles toujours pertinentes ? Dans la mesure où le travail social s’est développé historiquement à partir d’une approche catégorielle des populations, on peut se demander en quoi le processus de territorialisation transforme les modèles mêmes de l’intervention sociale et les supports de la relation d’aide. Quel est notamment l’avenir du service social et des métiers canoniques du travail social dans le développement local ? La recomposition des territoires des politiques interroge enfin la place et le rôle des usagers. Favorise t-elle une plus grande proximité et une meilleure prise en compte des problèmes sociaux ? Se pose aussi la question de l’égalité des modes d’accès aux droits au sein de territoires souvent inégaux. L’approche territoriale offre-t-elle les conditions de formation d’une démocratie locale ? Qu’en est-il de la participation des populations aux affaires qui les concernent ? Cette question est récurrente dans le domaine des politiques de la ville. Par exemple, est-il possible de débattre démocratiquement d’un contrat d’agglomération ? Au cœur même de l’action publique se trouve une tension entre une logique de recherche d’efficience et d’efficacité de l’intervention et la volonté de proximité et de démocratie. D’un côté, le territoire est le support d’un espace de développement local. De l’autre, le territoire est un espace représentatif où peuvent se traiter démocratiquement les affaires de la cité. Or, la participation des populations se heurte de façon générale à un fonctionnement abstrus des politiques publiques. La multiplication des partenaires, la spécialisation du débat et de la prise de parole écartent les lieux de controverses ou de conflits, au moment où les compétences et les missions croisées cherchent à briser les monopoles sur un domaine déterminé de l’action publique et visent l’ouverture sur l’environnement. La question posée n’est donc pas seulement celle d’un problème d’articulation des politiques autour de territoires différents. Il ne s’agit pas seulement de mieux redessiner les cartes politico- administratives. Il s’agit plus fondamentalement de savoir comment le territoire peut produire de la cohésion.

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