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2. Le deuil dans l’âme et au bout de la plume

2.3 Tu me donnes, je te donne

L’orphelin devenu adulte est en effet confronté à tous ces manques qui constituent la base irrécupérable de son histoire personnelle. Sa personnalité ne peut se comprendre qu’en relation avec cette histoire douloureuse : « Ma personnalité, ce fut le deuil qui l’enfanta. »178 Cette déclaration d’André Blanchard est tout aussi bien applicable à Rouaud où la mort du père définit son être et hante ses textes. Cette mort du père suscite chez l’orphelin devenu adulte un souhait de commémoration par laquelle la dette de fils se trouve provisoirement réglée, le lien filial rétabli et le mort tenu à distance dans le souvenir. Le fait d’écrire sur le

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ROUAUD,Jean, op. cit., 2004, p. 123.

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père en rappelle l’existence parmi les vivants et lui crée en supplément une survie littéraire. Mais cette situation demeure difficile pour l’orphelin dont la présence des morts, leur souvenir ou leur commémoration sont autant de liens qui rattachent l’endeuillé à la mort, l’entravent dans son évolution en le retenant du côté du néant et l’empêchent d’adhérer pleinement à l’existence, de naître au monde des vivants179 : « Et moi, rien ? Qu’est-ce que je suis ? Son porte-plume ? Un porte-croix ? »180 En effet, il faut savoir que l’endeuillé n’a pas seulement perdu un proche, il a également renoncé à ce qu’il était pour le mort ! Rouaud a donc non seulement perdu son père, mais il a tout autant été amputé d’une partie de son statut de fils : « Perdre l’autre, c’est aussi perdre en moi ce que l’autre emporte de moi avec lui. »181 Ceci implique qu’en décidant d’écrire sur la mort du père, Rouaud a tenté de (re)construire son « moi » en ressuscitant son défunt père afin de remplir le néant d’absence, et ce en essayant de retenir son image en sollicitant sa mémoire, mais aussi sans doute son imagination. Car la question se pose de savoir quelle histoire on doit inventer pour s’inventer ! Ecrire, sans toutefois savoir où aller, mais écrire pour tracer une histoire et surtout écrire pour témoigner ! Car si Chateaubriand disait que « la vraie mort c’est quand meurt le témoin lui-même », il est d’autant plus important pour Rouaud d’endosser ce rôle de témoin que son prénom Jean semble le prédestiner dans la mesure où St Jean « c’est ce disciple qui témoigne au sujet de ces choses et qui les a écrites. »182. Ceci étant d’autant plus important pour Rouaud que les dernières paroles de son père lui étant consacrées furent celles pour lui souhaiter la St Jean, anticipativement sur le lendemain, sans savoir alors que le lendemain, il serait trop tard.

Cependant, être endeuillé, c’est aussi continuer à vivre après la perte d’un être proche et aimé. Désormais, il va falloir supporter l’absence de son regard, de ses paroles, de sa présence. Être endeuillé,

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GLAUDES Pierre, RABATE, Dominique, Modernités 21, (2005) « Ces morts en moi ».

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ROUAUD,Jean, op. cit., 2004, p. 121.

181

LAUFER,LAURIE, (2008) : L’énigme du deuil, Paris, PUF, p. 44.

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c’est également perdre une part de soi, être « amputé » d’un morceau de soi. Ce déchirement est toujours difficile à gérer, surtout lorsqu’il survient de façon brutale et sans ménagement. Alain de Broka183, pédiatre et président de l’association « Vivre son deuil – Picardie » insiste dans son ouvrage Deuils et endeuillés sur le fait que le temps du deuil est le travail de toute une vie. Étant donné que cette perte brutale a causé comme l’amputation d’un morceau de soi, il va falloir accepter une très longue période de « cicatrisation » mais surtout l’impossibilité de revenir en arrière et de retourner à la situation antérieure. Ainsi Broka explique que

« le mot deuil n’est pas synonyme de renoncement, réorganisation, restauration ou acceptation. Si tous ces mots sont justes en partie, ils ne permettent pas de souligner le fait que la réorganisation psychique et physique de l’endeuillé va durer toute la vie et va suivre globalement la même dynamique que le processus biologique de la cicatrisation d’une plaie grave. Le processus biologique de la cicatrisation est toujours long et complexe et il restera, pour toujours, une cicatrice rappelant à tout moment l’histoire passée, pour soi et pour ceux qui la verront. »184

Ainsi

« l’endeuillé va suivre une sorte de périple qui va l’amener à un véritable processus de cicatrisation à tous les niveaux (psychique, physique, social) et peut être représenté comme une longue spirale. Des moments d’amélioration succèdent à des moments plus sombres, plus tristes, et ainsi de suite sur plusieurs mois pour ne jamais véritablement se terminer, car la cicatrice sera toujours présente à la mémoire. »185

Malheureusement, le deuil n’a pas de réelle fin. Hanus précise que « chaque deuil est unique mais que pratiquement tous les deuils suivent un chemin identique. […] Comme tout processus, le deuil a un commencement, un centre, un cœur et une terminaison plutôt qu’une fin car le travail de deuil ne finit jamais complètement, que le jour de notre mort. »186 Cependant, il s’échelonne en plusieurs étapes qui, chacune d’entre elles, permettent à l’endeuillé de trouver un nouvel équilibre autour de sa cicatrice dans la mesure où peu à peu la tristesse ressentie au regard de la blessure va en s’amenuisant. L’ultime étape sera atteinte quand le sentiment de culpabilité sera levé. L’être perdu prendra

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DE BROCA, Alain, (1997) : Deuils et endeuillés, édition consultée : Paris, Éd. Masson, collection médecine et psychothérapie, 2001.

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Ibid., p. 6.

185

Ibid., p. 10, c’est moi qui souligne.

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sa place tout doucement et « son souvenir s’intégrera dans la mémoire historique de la famille »187. La métaphore de la cicatrisation d’une plaie grave, utilisée par de Broka pour le travail de deuil, est très illustrative et parlante. En effet, le tissu lésé gravement, puis cicatrisé, reste marqué à jamais car il ne prendra plus jamais l’apparence qu’il avait avant le drame. Dans un premier temps, la cicatrice est très nettement différenciable du tissu sain. Cette différence va s’atténuer au fil du temps mais restera toujours visible : « Dans certains cas il est possible de regarder [la cicatrice] (regard de soi sur soi), voire de l’exhiber (regard de l’autre sur soi). Elle prend sa place dans l’histoire de l’individu, rappelant combien la personne traumatisée aura été modifiée par ce drame. »188

Le fait que De Broka compare le travail de deuil à une spirale n’est pas anodin dans le cadre de ce travail et nous mène à une analyse de l’œuvre de Rouaud qui, nous l’avons compris, parle beaucoup de la mort et du deuil, mais dont le style en porte également la marque indélébile.