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3. La place de l’art dans l’œuvre de Jean Rouaud

3.1 La Fiancée juive et la littérature

3.1.3 Un arrêt sur Proust

Au vu de la place importante dédiée à l’art et à la littérature dans La Fiancée juive, Proust, auquel Rouaud voue une grande admiration, ne pouvait faire défaut. Et en effet, un clin d’œil à cette légende de la littérature française lui est fait dans la quatrième sous-partie du volet intitulé Régional et drôle. Le titre de cette vignette autobiographique, Le temple perdu, n’est pas sans rappeler le titre du roman À la recherche du temps perdu.

Nous savons que la lecture, entre autres, de Proust, a nourri Jean Rouaud pendant son adolescence253 et que son style, notamment ses longues phrases, a déjà été mis en relation avec celui de l’auteur du début

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ROUAUD, Jean, op. cit., 2008, p. 24.

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Ibid., p. 27.

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DUCAS,Sylvie, (sous la direction de), (2005) : Jean Rouaud, Les fables de l’auteur, Éditions Presses de l’Université d’Angers.

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du vingtième siècle. Nous ne relèverons pas ici les affinités esthétiques qui existent entre Proust et Rouaud, et nous nous bornerons simplement à relever l’emprunt ou plutôt l’hommage rendu à Proust dans La Fiancée juive et à mettre en évidence certains aspects communs de leurs textes évoquant cette fameuse madeleine:

« Dès lors, inutile de parcourir le monde à la recherche de ce lieu idéal, reste à trouver la formule, ce sésame ouvre-toi qui permettra d’avoir accès au cœur du naos. Voyons : farine, beurre, sucre, levure, œufs citron, amalgamez le tout, remplissez chaque moule, laissez reposer vingt minutes environ. Pendant ce temps vous préparez un thé. À présent que tout est prêt, trempez la madeleine dans votre tasse de thé. Goûtez. Ca ne vous rappelle rien ? »254

Et oui, ça nous rappelle en effet quelque chose, notamment le passage célèbre et fondamental sur « la petite madeleine » extrait de Du côté de chez Swann (1913), premier volume d’À la recherche du temps perdu, et qui résume à lui seul la conception proustienne de la mémoire et de la création, deux notions également fondamentales de La Fiancée juive :

« Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût, c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray […] ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m’avait rien ne subsiste, après la mort des êtres après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir. » 255

Comme Marcel, narrateur de Du côté de chez Swann, Jean Rouaud fait revivre, par le biais de sa mémoire, de ses souvenirs, les visages et les lieux de sa petite enfance. Les souvenirs liés à l’art de l’écriture permettent à l’un et à l’autre de peindre une société, de faire revivre des personnages et surtout d’offrir une vision poétique du passé et de leur histoire personnelle.

De sorte que la madeleine, donc les souvenirs et la remontée à la surface de sensations émotionnelles, est la clé qui mène au cœur du naos, celui-ci étant le point de départ, la première pierre, de la construction de

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ROUAUD, Jean, op. cit., 2008, p. 72.

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PROUST, Marcel, (1913) : Du côté de chez Swann, À la recherche du temps perdu I, édition consultée : Paris, Éditions Gallimard, collection Folio classique, 2009, p. 46.

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la pièce la plus importante d’un temple d’Égypte antique. Selon les croyances anciennes, c’est lui qui abrite la divinité. Rappelons dans ce contexte que l’entreprise d’écriture de Rouaud vise justement à « reconstruire le temple de son père ». C’est en effet la mémoire qui constitue le point de départ et l’essence même de cette reconstruction littéraire de la figure du père, à laquelle se destine la saga roualdienne. D’ailleurs, le début de la sous-partie suivante de La Fiancée juive, la carte au trésor, vient confirmer cette interprétation :

« Mais ce temple perdu, il s’agit maintenant de partir à sa recherche, de le débusquer, un authentique travail d’archéologue penché au-dessus d’une carte et tentant de poser la pointe d’un stylo à l’endroit supposé de son enfouissement dans cette jungle de la mémoire. […] .»256

Il est également intéressant de constater la mise en relation sémantique de la « formule », terme qui connote la création par l’écriture, mais qui renvoie également au pouvoir magique des mots (formule magique), et ce mélange d’ingrédients nécessaires à la réalisation de madeleines. Trouver la formule équivaut à mélanger tous ces éléments ordinaires, qui n’ont rien d’exotique et d’extravagant, à laisser reposer et cuire. Le registre du mode d’emploi, ici de la recette, caractérisé par l’emploi de l’impératif, attire l’attention du lecteur, l’implique et crée un semblant de proximité avec celui-ci, effet renforcé par la modalité interrogative qui clôt cette partie.

Rouaud énumère les ingrédients nécessaires à l’élaboration de madeleines. Ces biscuits traditionnels sont composés de choses simples, au même titre qu’une œuvre littéraire est faite de mots, dont l’assemblage peut mener à un résultat remarquable. L’essentiel réside dans l’art d’écrire, de raconter, l’art de transformer des choses ordinaires et communes en œuvres d’art. Et c’est justement ce que fait Rouaud dans son autobiographie. Par le biais de l’art, de la littérature, il procède à cette reconstruction esthétisée de son enfance, de ses joies, mais surtout de ses malheurs, et cela lui permet, nous l’avons vu, de rendre la souffrance liée à la mort du père, beaucoup plus supportable. Cette

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« esthétisation » fait partie du procédé et de l’accomplissement du deuil car la douleur est dominée, apprivoisée, sublimée par l’art.