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3. La place de l’art dans l’œuvre de Jean Rouaud

3.1 La Fiancée juive et la littérature

3.1.2. Un détour par l’Allemagne

Les références littéraires qui émaillent le texte de l’autobiographie de Jean Rouaud ne se limitent pas aux frontières de l’hexagone. En effet, Rouaud rend également hommage à la littérature allemande par le biais, notamment, du personnage de Mutter Courage und ihre Kinder de Bertolt Brecht ainsi que par des allusions au Faust de Goethe. Ainsi, ayant énormément parlé de La Grande Guerre dans Les Champs d’honneur ainsi que de la Seconde Guerre Mondiale, objet de développement important dans Des hommes illustres, Rouaud met en évidence une des facettes positives de l’Allemagne, laquelle ne doit pas être réduite aux monstruosités de la guerre.

En effet, le deuxième volet de La Fiancée juive, L’Élixir d’Anna, est consacré au portrait de la mère de l’écrivain, Anne (Annick) Rouaud. Comme dans la double mort de Mozart, où nous avons vu que Rouaud passe par des intercesseurs qui lui permettent « de parler de la mort de l’un pour dire celle, impossible à raconter, de l’autre »249, il a également ici recours à des personnages fictifs, dont la vie est reliée, d’une façon ou d’une autre, à l’art. Dans ce deuxième volet, Jean Rouaud a recours au

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personnage d’Anna Fierling, dite également « Mère Courage », pour raconter sa propre maman.

Cette pièce de théâtre allemande, écrite en 1939 par Bertolt Brecht, raconte la vie de la cantinière Anna Fierling, dite Mutter Courage (mère courage), qui, pendant la guerre de Trente Ans, accompagnée de ses trois enfants, deux garçons et une fille muette, va de champ de bataille en champ de bataille, tirant son petit commerce sur roue, sa charrette, afin de faire du négoce, entre autres de son corps et gagner ainsi sa vie. Malheureusement, ses enfants deviennent l’un après l’autre victime de cette guerre qui, elle, est pourtant aussi son gagne pain. Le courage de cette femme hors norme va lui interdire de sombrer dans le désespoir, elle va donc, en dépit de ses malheurs, choisir de vivre, malgré tout.

Outre le prénom et la jeunesse marquée par la guerre, il y également le métier et la dévotion pour leurs petits commerces, qui tissent des liens entre la mère de Jean Rouaud et ce personnage de théâtre hors du commun, caractérisé par son énorme courage. Mise à part l’absurdité de la guerre qui n’a de cesse de se renouveler, Brecht parle également à travers sa pièce de l’importance de l’échange avec d’autres personnes. En effet, la carriole d’Anne Fierling, au même titre que le magasin de porcelaine de la mère de Rouaud, est un lieu de commerce, mais aussi un point de rencontre, de discussion et parfois même de confidences entre générations différentes. Mais ce qui relie surtout cette personnalité singulière – Anna Fierling – à la mère de Rouaud, ce sont leurs enfants, qui sont de part et d’autre au nombre de trois. Mutter Courage a deux fils et une fille, qui est muette. La mère de Rouaud a aussi trois enfants, deux filles et un garçon, dont le fils Jean est également enfoui dans un mutisme profond pendant sa période de deuil, mutisme duquel il va progressivement sortir, surtout par le biais de l’écriture qui est la voix de l’âme et qui, nous l’avons vu, est le meilleur soutien de Rouaud pendant de son travail de deuil.

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Et puis il y a ce pacte faustien, référence au célèbre Faust de Goethe, histoire d’un savant qui vise à la connaissance absolue et qui signe un pacte avec le diable, Méphistophélès, lequel consiste en l’échange de son âme contre une nouvelle jeunesse. Comme Faust, Anna Fierling et Anne Rouaud ont abandonné leur âme à leur commerce en échange d’un semblant de jeunesse éternelle.

« […] les couples qui s’étaient promis l’un à l’autre dans le choix des articles qui allaient composer leur liste de mariage se présentaient avec cette exquise fraîcheur, sans cesse renouvelée. L’âge des postulants à la chaîne conjugale étant toujours un peu près le même dans les campagnes, ses petits mariés ayant toujours à peu près vingt ans, ce miroir réfléchissant lui renvoyait une image sans rides et la faisait repousser d’année en année l’âge de la retraite avec l’énergie d’une jeune fille. Sans doute s’était-elle persuadé qu’aussi longtemps que cette jeunesse-là viendrait à elle, en donnant l’impression de ne rien changer à l’ordre des choses, c’est-à-dire en renouvelant insensiblement, sans rupture […] il n’y avait aucune raison que la vie s’arrête, laquelle n’en saurait rien, continuerait comme si rien n’était. Ce qui constitua sans doute, ce pacte faustien, le secret de sa formidable vitalité. »250

Pure illusion, car finalement, comme Molière, Annick Rouaud va mourir, sur scène, dans son commerce.

Si ce deuxième volet tend à brouiller la distinction entre deux personnages dont la superposition met en évidence les caractéristiques communes, ainsi que les divergences, celui-ci fait également voyager le lecteur dans le temps. En effet, il y a également superposition entre l’époque d’Anna Fierling (dix-septième siècle), l’Antiquité (Hannibal et la guerre à l’ancienne), les années soixante (mariage d’Annick et de Joseph Rouaud) et en surimpression l’époque contemporaine et l’enfance de Jean Rouaud.

Ainsi, ce deuxième volet est dédié à la mère de Jean Rouaud à laquelle il rend hommage. Pourtant, il y parle aussi de la guerre et le ton railleur de la première page de ce volet permet à Rouaud de prendre une distance critique par rapport à cette guerre. La longue première phrase dont le noyau minimal consiste en ce paradoxe : « La guerre, mais la guerre, c’était la jeunesse » évoque les guerres modernes, cruelles et d’une technicité extrêmes. Les longues phrases complexes structurées par

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coordination et juxtaposition reflètent les dérives de ces guerres modernes, soi-disant d’une précision chirurgicale, mais qui en réalité tuent un grand nombre de civils. Lorsque l’écrivain commence à parler des guerres à l’ancienne, la structure des phrases change, elles deviennent courtes, simples et précises, à l’image de ces guerres qui « se [faisaient] à pied »251.

La mise en relation des guerres et de sa mère n’est pas anodine et au contraire, elle résume en elle seule le combat mené par cette femme courageuse tout au long de sa vie. Car en effet pour Annick, maintenir son petit magasin de porcelaine, c’était mener une guerre perpétuelle contre les grands commerces :

« Où l’on voit que le commerce – jeunesse, mouvement, échange, retraite – a beaucoup en commun avec la guerre. Et pour ma mère, une guerre pacifique, jamais un mot plus haut que l’autre, jamais une invective, jamais la plus petite pièce indûment retournée, pas la moindre tentative de fraude. Et, si l’on en juge par le succès modeste mais incongru de sa petite affaire, ce fut de bonne guerre. »252