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PREMIÈRE PARTIE : LE DON COMME STRUCTURANT DE LA SOCIÉTÉ

CHAPITRE 4. LE DON ALTRUISTE COMME STRUCTURANT DE LA SOCIÉTÉ

4.2. Le don des penseurs

L’évolution sociétale vers la « laïcité » vient aussi sous forme de don des penseurs. Souvent abusés39 par la hiérarchie politique et religieuse, ces penseurs sèment à travers les siècles les

concepts de la dignité, de l’égalité ou la justice sociale, et de la liberté de conscience; tous des 39 Entre autres, nous avons déjà mentionné le stoïcien romain Sénèque, qui n’accepta pas les déboires meurtriers de

l’empereur romain Néron. À la suite du meurtre de son frère, de sa mère et de sa femme, Néron commande le suicide de Sénèque, son précepteur et conseiller, faussement accusé de complot contre son régime.

valeurs inhérentes à une société paisible. Dans la prochaine partie de cette thèse, nous parcourrons l’évolution de ces concepts sur le sol britannique.

4.2.1. Les Unitariens

Pour enclencher la voie vers le concept de la « laïcité », nous devons retourner au 16e siècle.

À la suite de l’exécution à Genève en 1535 de Michel Servet40 sur l’ordre de Calvin, la phrase du

pédagogue, humaniste et théologien français Sébastien Castellion (1515-1563) : « Tuer un homme, ce n’est pas défendre une doctrine, c’est tuer un homme », retentit dans plusieurs oreilles. Parmi les précurseurs de la tolérance, inspirés par Servet et Castellion, les théologiens italiens, Leilo Socin (1525-1562) et son neveu Fausto Socin (1539-1604), durent s’exiler. « En face de Calvin, qui renouvelait les persécutions de l’Église catholique, il [Leilo Socin] n’a pas craint de revendiquer à chacun la liberté de conscience […], il a voulu proclamer le droit de tout chrétien à la recherche indépendante, ce droit dont Calvin usait sans l’accorder à l’autrui. » (Brunat, 1894, p.11)

Figure 1. Ferenz Dàvid avant la déclaration de l'Édit de Torda sur la tolérance religieuse

Par sa christologie antitrinitaire et tolérante, Leilo Socin a sûrement inspiré le théologien hongrois Ferencz Dàvid (1520-1579). Tout au long de son sacerdoce, Ferencz Dàvid prêcha 40 Michel Servet (1511-1535), un médecin et théologien espagnol, fut le premier à décrire la circulation du sang. De

plus, il soutint que la Trinité doctrinale ne se retrouve pas dans la Bible, ce n’est qu’une erreur des philosophes grecs. Il publia un Traité des hérétiques et La Restitution du Christianisme. Dénoncé, son œuvre fut brûlée par l’inquisition catholique. Arrêté à Genève comme hérétique, le témoignage de Jean Calvin le condamne au bûcher.

l’amour, cette acceptation de l’Autre sans égard aux différences : « Nul besoin de penser comme l'autre pour s'aimer l'un l'autre ». C’est comme l’amour de la mère qui aime son enfant, sans réserve. Cet amour est un don inconditionnel, un don gratuit. Le concept de liberté de conscience et de religion peut être considéré comme un don gratuit provenant de ses défenseurs, tels Dàvid, le fondateur de l’Unitarianisme et les Frères Polonais qui ont accueilli les Sociniens.

Malgré sa courte durée, la première légalisation de la liberté de conscience et de religion ouvrit la porte à sa possibilité. Lorsque l’autorité reconnaît légalement la liberté de conscience et de religion, elle ne privilégie ni ne défavorise personne, peu importe sa croyance. À la suite de la plaidoirie de Ferencz Dàvid, le roi hongrois Jànos II Szapolyai Zsigmond (1540-1571) promulgua l’Édit de Torda (1568)41. Cette jurisprudence accorda à chaque personne sa dignité, son droit

d’existence, sa liberté de conscience, qu’importe sa croyance religieuse. Vers 1579, Fausto Socin aboutit en Pologne d’où il fut reçu dans la Petite Église polonaise regroupant les unitariens et les ariens. Leur Catéchisme de Rakow (1605)42, grâce à des traductions en allemand et en latin,

parcourait toute l’Europe portant une attention spéciale à la tolérance religieuse. Conséquemment, la paix devint une possibilité et l’Europe fut prise par une vague de tolérance religieuse.

En 1573, le roi de Pologne dut accepter la Confédération de Varsovie, donnant protection à toutes les religions, l’ère dorée des Sociniens. Ensuite, en France fut déclaré l’Édit de Nantes (1598), permettant aux Protestants de créer leurs églises et même leurs fortifications. Le Traité de Paix de Westphalie (1648) mit fin à la guerre de Trente Ans en Europe entre les Catholiques et les Protestants. En Amérique, le Maryland's Act Concerning Religion (1649) déclara la liberté de religion. En Angleterre, John Locke écrit sa Lettre sur la Tolérance (1686) suivie par la Toleration

41 40 ans avant l’Édit de Nantes (1598) en France, l’Édit de Torda (1568) en Hongrie fut décrété : « Que les

prédicateurs prêchent, diffusent en tous lieux l’évangile, chacun selon son interprétation, et que si la communauté l’accepte, tant mieux, si non que personne ne la force sous la contrainte […], mais que la communauté puisse détenir un prédicateur dont l’enseignement lui plaît. Ainsi que personne parmi les surintendants ou autres ne porte atteinte au prédicateur, que personne n’invective personne pour sa religion […], car la foi est un don de Dieu » – Extrait de la loi proclamée au sein de l’église de Torda. (Édit de Torda, 1598).

« Nous décrétons que tout prédicateur est libre de prêcher et d'expliquer l'Évangile tel qu'il le comprend. [...] Aucun prédicateur ne doit être inquiété et sanctionné par les autorités civiles ou ecclésiastiques à cause de son enseignement. Personne ne doit être privé de travail ni emprisonné, ni puni de quelque manière que ce soit à cause de ses opinions religieuses. Car la foi est un don de Dieu, et elle vient de l'écoute de la Parole de Dieu », (page consultée le 4 avril 2018), http://marike.over-blog.com/article-27112475.html .

42 Catéchisme de Rakow, (page consultée le 18 octobre 2018), http://unitariens.eklablog.com/le-catechisme-de-rakow-

Act (1689) abolissant les lois contre les différentes sectes protestantes non conformes, excluant les Catholiques, les Juifs, les Unitariens et les athées.

L’influence des Sociniens et des Unitariens gagna l’Angleterre. Déjà en 1687, dans ses lettres à un ami, Stephen Nye (1687) décrivit l’histoire des Unitariens, dont le fondateur en Angleterre fut John Biddle (1615-1662). Ce dernier travailla main dans la main avec le philanthrope Thomas Firmin (1632-1697) pour améliorer la condition de vie des moins nantis.

4.2.2. John Locke

Malgré que John Locke se dissocia des Sociniens et des Unitariens en ce qui concerne son allégeance religieuse, dans sa Lettre sur la tolérance (1686) et dans son livre publié posthume, The Reasonableness of Christianity (1695), on reconnaît leurs influences lorsqu’il écrit : « Dieu veuille que les ecclésiastiques, qui se vantent d'être les successeurs des apôtres, marchent sur les traces de ces premiers hérauts de l'Évangile; qu'ils ne se mêlent jamais des affaires d'État; qu'ils soient modestes et paisibles dans toute leur conduite, et qu'ils s'occupent uniquement du salut des âmes, dont ils doivent un jour rendre compte! » (Locke, 1686, p.37)

Quoiqu’il trouve les cultes catholiques et protestants « douteuses », Locke défendit la Chrétienté raisonnable ainsi :

Si, à l'exemple du capitaine de notre salut [Jésus], ils souhaitaient avec ardeur de sauver les hommes, ils marcheraient sur ses traces, et ils imiteraient la conduite de ce prince de paix qui, lorsqu'il envoya ses soldats pour subjuguer les nations et les faire entrer dans son Église, ne les arma ni d'épées ni d'aucun instrument de contrainte, mais leur donna pour tout appareil l'Évangile de paix, et la sainteté exemplaire de leurs mœurs. [...] Il n'y a que la lumière et l'évidence qui aient le pouvoir de changer les opinions des hommes; et cette lumière ne peut jamais être produite par les souffrances corporelles, ni par aucune peine extérieure. (Locke, 1686, p.9 & 11)

Locke réclama la tolérance en différenciant les pouvoirs des Églises et ceux de l’État, en cautionnant les Églises, qu’elles « doivent toujours entretenir la paix, la justice et l’amitié entre elles, sans prétendre à aucune supériorité ni juridiction les unes sur les autres » (Locke, 1686, p.15).

Et d'abord, je soutiens qu'aucune Église n'est obligée, par le devoir de la tolérance, à garder dans son sein un membre qui, après en avoir été averti, continue à pécher contre ses lois [...] Avec tout cela, il faut prendre garde que ni l'acte d'excommunication ni son exécution

ne soient accompagnés de paroles injurieuses, ni d'aucune violence qui blesse le corps, ou qui porte aucun préjudice aux biens de la personne excommuniée. (Locke, 1686, p.14). Son raisonnement fut que « la possession de tous les biens extérieurs est soumise » à la juridiction du magistrat de l’État (Locke, 1686, p.14). Il exhorte le magistrat à tolérer les diverses sociétés religieuses « parce qu'elles ne font autre chose que ce qui est permis à chaque homme en particulier; c'est-à-dire, d'avoir soin du salut de leurs âmes : et il n'y a, dans ce cas, aucune différence entre l'Église nationale et les autres congrégations qui en sont séparées » (Locke, 1686, p. 22). Mais il met en garde que « le magistrat ne peut faire des lois que pour le bien temporel du public » (Locke, 1686, p.30) et qu’il « s'agit ici de la règle du droit et de l'équité » (Locke, 1686, p.31). Que l’État « prenne bien garde à ne pas abuser de son pouvoir, et à ne point opprimer la liberté d'aucune Église, sous prétexte du bien public; tout au contraire, ce qui est permis dans la vie commune et en dehors du culte divin ne peut pas davantage être prohibé par la loi civile dans les choses qui se rapportent au culte de Dieu et dans les lieux sacrés » (Locke, 1686, p.24-25).

Il définit la tolérance, « si conforme à l’évangile de Jésus-Christ », en dissociant les intérêts civils des intérêts religieux :

[...] je crois qu'il est d'une nécessité absolue de distinguer ici, avec toute l'exactitude possible, ce qui regarde le gouvernement civil, de ce qui appartient à la religion, et de marquer les justes bornes qui séparent les droits de l'un et ceux de l'autre. Sans cela, il n'y aura jamais de fin aux disputes qui s'élèveront entre ceux qui s'intéressent, ou qui prétendent s'intéresser, d'un côté au salut des âmes, et de l'autre au bien de l'État. L'État, selon mes idées, est une société d'hommes instituée dans la seule vue de l'établissement, de la conservation et de l'avancement de leurs intérêts civils. J'appelle intérêts civils, la vie, la

liberté, la santé du corps; la possession des biens extérieurs, tels que sont l'argent, les terres, les maisons, les meubles, et autres choses de cette nature (Locke, 1686, p.9-10).