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PREMIÈRE PARTIE : LE DON COMME STRUCTURANT DE LA SOCIÉTÉ

CHAPITRE 3. LE DON ALTRUISTE

3.3. Les principes

3.3.1. La dignité et l’égalité

L'impératif de dignité de l'humain se traduit par une responsabilité absolue devant l'autre. « Le seul respect auquel je sois par nature obligée est celui envers la loi en général, et suivre cette loi, […] c’est un devoir humain universel et inconditionné qui, tout comme le respect originairement dû à tout homme, peut être exigé par chacun. » (Kant, 1855, p.155) Par contre, la dignité et du donneur et du receveur risque d’être affectée. Lorsqu’on rencontre un pauvre quêteur sur notre chemin, l’instinct moral se réveille et on met de l’argent dans son gobelet. Ce don se définit ainsi dans le dictionnaire Petit Robert : « Ce qu’on abandonne à quelqu’un sans rien recevoir de lui en retour. »

Mais, voilà le problème : cette charité, comme don unilatéral, tend à nier la dignité du récipiendaire. Le donneur n’est pas réciproqué ni reconnu; le receveur ressent l’obligation de réciproquer sans avoir les moyens, sans connaître le donneur. On ne peut pas nier l’importance de l’identité sociale, autant chez les philanthropes – qui peuvent tenter de valoriser leur position –, que chez les bénéficiaires – qui peuvent se sentir humilié ne pouvant pas réciproquer. (Silber, 1999)

Dans son livre La Critique et la conviction, Ricoeur propose la reconnaissance de l’autre pour contourner le problème identitaire. « Le terme de reconnaissance me paraît beaucoup plus important que celui de l’identité. [...] Dans la notion d’identité il y a seulement l’idée du même;

tandis que la reconnaissance est un concept qui intègre entièrement l’altérité, qui permet une dialectique du même et de l’autre. » (Ricœur, 1995, p.96)

Hénaff résout ce problème en proposant une attitude distançant le donneur du receveur, une attitude « qui suppose une distance et qui exige le choix du sujet », par un système du don devenu une éthique. « Il s’agit d’un geste relevant de la seule décision du donateur. [… n’ayant] aucune pression sociale sur la personne qui choisit de donner pour donner » (Hénaff, 2002, p.348 &156). Ainsi, selon cette éthique, en s’intériorisant, le don moral supprime la contrainte de la réciprocité : « [...] il s’agit de reconnaître [l’autre] au sens de lui accorder du respect, d’admettre sa valeur […]. Chacun sait avoir affaire en face de soi à un être doué de volonté [...]. L’échange de don résout la tension entre la nécessité de la rencontre – exigence de la nature – et l’indécidabilité des réponses – exigence de la liberté » (Hénaff 2002, p. 186). En outre, Godbout admet que

[...] ce qui est en jeu ultimement dans le don aux inconnus – dans le don moral intériorisé –, ce qui est menacé et ce pour quoi on le questionne le plus, c’est encore et toujours la reconnaissance et la dignité. Cette force qui pousse à donner à un inconnu, accrue si on nous offre quelque chose, demeure en partie une énigme. Ce phénomène, à l’origine de l’Essai sur le don, est encore très présent dans le don aux inconnus, même si d’autres dimensions, plus utilitaires, ou plus « altruistes », s’y mêlent de manière beaucoup plus importante que dans le don cérémoniel (Godbout, 2004).

S’imposant contre toute dégradation humaine, il est de la responsabilité de chacun de veiller au respect de la dignité de la personne. C’est un principe ressenti intuitivement par chaque personne.35

De plus, Pic de la Mirandole soutient que la dignité de la personne tient à sa liberté. « La dignité humaine apparaît comme un droit erga omnes, socle de la liberté individuelle [et publique] et droit à la vie, qui permet l’intégration en droit des principes éthiques d’autonomie et de respect de la vie humaine. » (Lecomte, 2004, p. 52)

Pour maintenir la dignité des individus visés de part et d’autre par les gestes du don altruiste, et l’absence de contrainte et la liberté accordée aux deux parties sont essentielles.

3.3.2. La liberté

La notion de la liberté a une longue histoire que nous traiterons dans le prochain chapitre au niveau de la structuration de société. Ici, nous l’explorerons comme caractéristique du don. Déjà, dans son Essai sur le don, Mauss admet l’absence de contrainte de réciprocité obligée par le don lorsqu’il parle de « obligation et de liberté mêlées » (Mauss, p. 258, et passim). Pour le kula, les participants ne se considèrent pas être obligés à réciproquer. (Mauss, p.184-185) Godbout, dans son article De la continuité du don dans la revue du MAUSS retient quatre caractéristiques du don : la réciprocité, la liberté, la dette, l’identité :

Par rapport au contrat, donner c’est libérer le receveur de l’obligation légale de rendre. Cette liberté est également un invariant du don et désigne ce risque pris volontairement par le donneur. La liberté marchande consiste à se libérer des liens sociaux (idée bien développée par O. Hirschman avec la notion d’exit), alors que le don consiste à libérer le lien social lui-même pour qu’il prenne une valeur de reconnaissance absente tout autant de l’échange marchand que de la circulation contrainte des choses. (Godbout, 2004, pp.224-241, 44e paragraphe.)

+Hénaff renchérit dans le même sens : En somme, les sociétés modernes demandent à la loi d’assurer la reconnaissance publique […], au marché d’organiser la subsistance et aux rapports de don privés de générer du lien social. Mais sans ce lien social, […] il n’y a tout simplement pas de communauté possible ». (Hénaff 2002, p. 205-206)

Selon lui, ce don moral intériorisé, cette énigme, appartient aussi au don cosmique, « une dette originaire, [...] un invariant culturel majeur; on pourrait le définir comme exigence homéostatique : la nécessité de rétablir un équilibre rompu, [...] une somme globale à maintenir » (Hénaff 2002, p. 272-273 & 298). Hénaff termine son livre ainsi : « ce qui est nous apparaît comme donné et pourtant rien n’est dû à quiconque. Sauf l’exigence énigmatique pour chacun de donner en retour ou de se donner, avec grâce, au-delà de toute dette » (Hénaff, 2002, p.317).

Les bienfaiteurs, connus ou anonymes, cèdent librement leur bien, ce qui rend juridiquement le receveur libre à donner à son tour ou à ne pas donner du tout. C’est cette liberté qui permet l’enjeu de la reconnaissance de la dignité de l’autre. Dans le domaine de la

philanthropie, celui qui donne peut-être socialement reconnu par ses pairs; mais, il peut aussi rester anonyme.

3.4. La motivation

C’est souvent le don cérémoniel qui peut être un des facteurs qui sensibilise les individus à la vie communautaire. Ce don cérémoniel peut motiver le don moral intériorisé parmi les membres de la communauté. Le don sans retour fut attribué à la grâce de Dieu. Grâce au fonctionnement du don/contredon, ou don réciproque, les protestants ont développé le marché capitaliste dans lequel évolue le Dr Grenfell au tournant du 20e siècle.

La reconnaissance de l’Autre, polarisée par l’imitation de la vie de Jésus, devient la source de motivation du Dr Grenfell pour consacrer sa vie au bien-être des plus démunis. En partageant son enthousiasme avec ses auditeurs et ses lecteurs, Grenfell faisait appel à ce don moral intériorisé, à ce don altruiste, invoquant la reconnaissance de l’Autre illustrée par plusieurs épisodes bibliques; ainsi, il suscita la motivation de son audience à le rejoindre dans son entreprise de services sociaux, l’International Grenfell Association, soit par dons, soit par bénévolat. Grenfell était souvent invité aux services religieux de différentes confessions et aux diverses institutions pour prononcer des homélies et des conférences à travers l’Amérique et la Grande-Bretagne.

Depuis belle lurette, octroyés autant par des religieux que par des laïques, les services sociaux furent présents dans les îles Britanniques. Malgré son histoire houleuse et souvent malheureuse36 que nous traiterons dans la deuxième partie de notre thèse, il y a toujours eu des

personnages qui furent motivés à créer des institutions de bienveillance motivés pas seulement par l’enseignement religieux de la charité, mais aussi par le simple fait de vouloir redonner une certaine dignité aux démunies face aux inégalités subies par eux.

3.5. Résumé

La grande majorité des dons passe dans l’histoire souvent sans connaître la personne du donateur. Les inventions avant l’ère de l’écriture, les idées de certains personnages inconnus et

36 L’adhérence au credo des clercs religieux et/ou au régime politique du monarque et de ses représentants était

prescrite jusqu’au 19e siècle, sans quoi un certain châtiment s’en suivit : l’humiliation (stocks), l’injustice (travail

forcé, renvoi), l’intolérance (persécution et exécution des hérétiques religieux et politiques, exclusion de la fonction publique).

connus à travers l’histoire passent sans qu’on leur voue un culte de reconnaissance en guise de réciprocité.

Les philosophes essayent d’extirper le don de son mode de réciprocité. Par contre, les anthropologues et les sociologues ne se résolvent pas complètement à l’application du don comme purement altruiste. L’anthropologue Hénaff (2002, p.511) et le philosophe Ricœur (2006) s’entendent que le don est une simple expression intersubjective d’une reconnaissance mutuelle rendant le « don impossible » de Derrida réalisable, et permet l’« anonymat » des donateurs et des donataires proposé par Lévinas. Laissons donc le beau geste du « don avancer » selon Marion avec un côté de la médaille (l’altruisme et la spontanéité) de Caillé37.

Tableau 4. Le don altruiste

Au Tableau 6 nous pouvons constater qu’en libérant le de sa réciprocité, on multiplie les possibilités de l’accomplissement de soi. Par le non contractualisé, les anthropologues et les sociologues libèrent le don de sa réciprocité, visant sur la reconnaissance de la dignité de la 37 Dans la proposition de la posture d’inconditionnalité conditionnelle de Caillé, le don garde son intentionnalité

personne engendrant la solidarité, la générosité et le partage. La toile de fond se trouve tissé par le fil blanc du don altruiste et les fils des principes de la dignité et de l’égalité, renforci par le fil d’Ariane du principe de la liberté.

La motivation prend sa source de l’environnement social. Prenant son origine dans la famille (primaire), le don devient un problème moral de la générosité au niveau de la société (secondaire). Caillé propose la formule de l’inconditionnalité conditionnelle : on a confiance (don altruiste et spontané sans contrat) ou on se défie (don réciproque, obligeant et intéressé avec contrat) en nos liens sociaux qui forment des solidarités, les social bonds du sociologue Robert Nisbet (1970).

La reconnaissance mutuelle (Ricœur & Hénaff) permet à tous les membres d’une société de faire partie de l’Humanité. Les inégalités sociales et économiques des individus dépourvus de l’autonomie personnelle incitent et motivent les « gestes de don à avancer », c’est-à-dire, la bienfaisance, les bienfaiteurs étant souvent anonymes.

La reconnaissance mutuelle proposée par Ricœur et reprise par Hénaff, instrumentalise le don altruiste à respecter la dignité, l’égalité et la liberté de la personne. Sans imposition de redevance, toujours présente parmi les humaines, la bienveillance envers l’Autre établit ainsi une certaine égalité de justice sociale lorsqu’elle respecte la dignité et la liberté de la personne; ces principes, en fait, sont aussi des dons altruistes des penseurs à travers les siècles. Par la volonté des philanthropes motivés, par leur insistance sur ces principes, au fur et à mesure, des structures de plus en plus universelles se forment par des législations pour soutenir les faibles, pour éduquer les enfants et pour soigner les malades. La reconnaissance inhérente de la dignité et de la liberté de la personne (dons gratuits des penseurs) annonce l’avènement des règles et des lois, permettant aux humains à être compensés par une certaine égalité assurée par des institutions de services publics.

CHAPITRE 4. LE DON ALTRUISTE COMME STRUCTURANT