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CHAPITRE 3: DON D’OVOCYTES UNE REFLEXION CIVIQUE ET SOCIALE

A) De la nécessité de donner

2) Quand le don forme un système

Il faut nous demander en quoi le don forme un système et en quoi ce système serait défendable aujourd’hui ?

La première chose à faire est de prendre pleinement au sérieux la dimension du phénomène social total que Marcel Mauss voyait dans le don et par voie de conséquence, de cesser de le penser dans l’espace de l’ombre économique moderne Source spécifiée non valide.. Il nous faut rappeler que le système du don Ŕ le « donner-recevoir-rendre » de Marcel Mauss Ŕ n’est aujourd’hui ni mort ni moribond, mais bel et bien vivant. Plus encore, il ne se réduit pas à une notion passablement moralisante mais définit le roc des relations humaines. Aujourd’hui encore, rien ne peut s’amorcer, s’entretenir, fonctionner qui ne soit nourri par le don. A commencer par la Vie elle-même, qui, jusqu’à maintenant encore, n’est ni achetée, ni conquise mais bel et bien donnée. Dans cette reconnaissance de l’existence du don existe plusieurs débats.

D’un côté, Alain Caillé, fondateur du MAUSS (Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales), défend le don agonistique (c’est-à-dire qu’il est le nœud d’un conflit, le théâtre d’un affrontement) comme alternative économique Source spécifiée non valide.. De l’autre, Jacques Derrida et ses disciples, fervents partisans du don absolu, posent l’intérêt comme limite au don classique Source spécifiée non valide..

Pour le MAUSS, le don est une voie à explorer comme alternative à la logique de l’intérêt économique. Le don se retrouve alors dans une position médiane, où il n’est pas totalement séparé de l’intérêt, mais ne lui est pas non plus complètement subordonné. « À la fois confiance et calcul », situé à égale distance entre l’achat et le sacrifice, le don est agonistique en ce qu’il est à la croisée de l’utilitarisme et de l’anti-utilitarisme. Je donne car j’imagine que l’on me rendra. Le don est alors une sorte de pari sur l’avenir. Ni désintéressement total (je connais mes intérêts quand je donne), ni instrumentalisation de l’autre (je ne donne pas POUR que l’autre me rende, ni POUR avoir un pouvoir sur lui-elle), le don se situe alors à égale distance entre la gratuité et l’intérêt.

Les Derridiens sont partisans d’une rupture totale avec le modèle de l’économie du retour et du bénéfice. Pour eux, le don n’existe que dans la non-réciprocité, sans quoi il s’entache de calcul et d’une volonté de gratification de la part de la personne qui donne. Ainsi le modèle de don / contre-don n’est pas plus

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envisageable que celui du don-dette ou du don-crédit. Quel que soit le sens dans lequel le don se présente, il doit être absolument désintéressé pour rompre avec le modèle économique actuel : il ne doit jamais impliquer autre chose que lui-même, il doit être pur.

Les profils A et B des donneuses que notre étude nous a conduit à décrire illustrent bien ces deux façons de penser le don.

En se définissant contre le schéma utilitariste, les tenants du débat sur le don s’opposent donc sur une ligne claire, celle de l’intérêt. Pour le MAUSS, le don est un mélange d’intérêt et de gratuité, pour Derrida, le don est LA gratuité dégagée de tout intérêt. Jacques Derrida défend la thèse selon laquelle le don n’implique pas une logique de réciprocité. La première conception ne semble pas véritablement rompre avec la logique économique actuelle, et la seconde peut apparaître séduisante, mais ô combien douteuse (presque suspecte) : il s’agirait presque d’une charité chrétienne poussée à bout (je donne pour donner, et seul l’acte importe en ce qu’il est pur et me magnifie). Le débat s’enlise donc très vite de façon plutôt classique : les uns ne sont pas assez radicaux, les autres le sont au point d’être dans un délire de pureté.

Pourtant, l’un des apports de la psychanalyse aura été de montrer qu’on ne maîtrise pas toujours nos racines et motivations les plus profondes : les donatrices d’ovocytes, qui s’imaginent être dans le désintéressement total ou maîtrisant la part d’intérêt et de gratuité de leurs actes, peuvent-elles jamais savoir s’il n’y a pas derrière une recherche inconsciente de gratification ou de pouvoir ? Bien naïf qui penserait le loup définitivement sorti du bois !

Le don peut très facilement comporter des versants refoulés de soumission et / ou d’instrumentalisation de l’autre. La situation de la donneuse n’est pas forcément limpide et sa générosité fiable. Le don d’ovocytes peut lui permettre, d’une certaine façon, de nier l’autre, la femme receveuse, incapable de produire un ovocyte. Ce geste peut servir son inconscient et la placer en position de femme dominatrice.

Quant aux femmes receveuses, qui peut assurer que la gratuité du don ne soit pas difficile à supporter pour certaines d’entre-elles ? Et que dans certains contextes, un paiement symbolique serait une vertu libératrice, l’aveu d’un désir de liquider la dette, et de fait, d’oublier sa stérilité ?

« Dans l‟emprise des bienfaits, le bienfaiteur est intouchable » Source spécifiée

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Au demeurant, dans ces noires profondeurs, nous retrouvons aussi de la sollicitude, de l’élan vers l’autre, un supplément d‟âme, peut-être.

Dès lors, le secret du don est une arme face à l’ego qui permet d’éviter l’égoïsme et l’égocentrisme de la démarche. Ne se connaissant pas, donneuses et receveuses n’attendent rien de plus l’une de l’autre et dans la salle d’attente, si elles se cherchent du regard, l’anonymat et la structure médicale les protègent contre elles-mêmes. L’anonymat devient une barrière morale à toute tentative de transaction secondaire.

Si mes motivations les plus profondes peuvent m’échapper, si je ne puis donner de façon totalement désintéressée, on s’aperçoit très vite de l’inutilité de poser le débat en termes d’intentions ou de motivations des uns et des autres. L’écueil du débat est l’individualisme qui le sous-tend. Pour le MAUSS comme pour les Derridiens il s’agit toujours de savoir comment l’individu donne à un autre. Or, la question de l’organisation sociale n’est jamais prise en compte. Dès lors, il n’est guère possible de faire autre chose que de discourir sur les motivations de chacun et de chacune. Les questions sont nombreuses et sans issues. Notre problème est l’incapacité d’échapper à ces deux alternatives du « pour » et du « contre », note incapacité à penser la complexité et à nous organiser autour de cette complexité.

La seule façon de dépasser cette aporie, de sortir de ce débat sans fin, est de changer d’échelle de réflexion : de ne plus partir de l’individu, de ses motivations ou de ses questionnements mais de la collectivité, c'est-à-dire de l’organisation sociale et de ses fondements. Ne nous posons plus la question du pourquoi il ou elle donne ? Mais comment s’organiser pour pouvoir donner, pour vivre le don libre et gratuit ? Comment organiser un système égalitaire ? Cette manière de penser la justice et ce désir d’articuler universalisme et historicité se retrouvent chez Paul Ricœur. L’auteur de Soi-même comme un

autre (page 320) fait de la justice, non une extension de l’éthique à la vie politique, mais le corrélat de la définition que l’homme se pose sur lui-même. Quel est l’intérêt que je porte à l’instauration d’institutions justes et quels sont mes engagements à les promouvoir ?

C’est donc de cette vie, possible, dans la Citée, qu’il faut partir.

La loi française a fait le choix de principes qui s’appuient sur des valeurs de réciprocité et de solidarité : indisponibilité du corps humain, non commercialisation du vivant.

Le système du don occupe au sein de ces droits, une fonction importante : transcender l’expérience marchande.

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