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Conclusion générale

2. Diversité et complexité des expériences

Dans leurs réponses au questionnaire, les élèves se disent majoritairement satisfaits (65 %) de l’entrée en LP. Si ce résultat fait écho à la littérature scientifique, la confrontation des données recueillies conduit à proposer une interprétation différente. Sans évacuer les explications en matière de rationalisation à postériori (Dumora, 2004 ; Dumora & Lannegrand-Willems, 1999), de « désamour pour l’école » (Moreau, 2003), de défense de la dignité (Palheta, 2011), il nous apparaît que d’autres explications peuvent être proposées.

Rappelons tout d’abord que l’importance de la satisfaction éprouvée par les élèves doit être nuancée par le fait que les élèves de première année n’ont pas été interrogés : les enseignant(e)s soulignent que la classe de seconde est la plus difficile car elle correspond à une période d’apprivoisement contenant des moments de heurts, de doute, de découragement. De ce fait, le questionnaire comme les entretiens se

« privent » du gros des « décrocheurs » comme des élèves exclus de l’établissement. Notons également qu’une des sources de satisfaction largement partagée par l’ensemble des élèves est la possibilité d’obte-nir le bac. C’est d’ailleurs la première raison évoquée pour justifier l’entrée en lycée professionnel (58 %).

Le bac est devenu incontournable, non seulement pour l’accès à l’emploi, à la poursuite d’étude et à une possible mobilité sociale, mais le bac est également devenu une norme sociale permettant une reconnais-sance symbolique, un moyen d’être reconnu et respecté par autrui. En ce sens, la réforme du bac pro en trois ans et l’égalité symbolique ainsi induite avec l’enseignement général est un moteur de satisfaction important pour les élèves et leur famille (Bernard & Troger, 2012).

Reste que pour ceux et celles (majoritairement des filles formées aux services) qui se disent satisfaits de l’entrée en lycée pro (profil 1, 2 et 3), trois dimensions sont déterminantes :

• le sentiment d’avoir choisi son orientation,

• le sentiment de se former à un métier intéressant et valorisé socialement,

• la possibilité de rompre avec une situation scolaire antérieure et d’être, enfin, valorisés par l’institu-tion scolaire incarnée prioritairement par les enseignant(e)s.

Que les élèves se disent « heureux » (profils 1 et 2) ou « malheureux » au collège (profil 3), tous nos ré-sultats convergent : ils ont le sentiment très net de ne plus être le même élève voire d’intégrer le « métier d’élève ». Ils se décrivent comme beaucoup plus « intéressés », « attentifs », « motivés », « disciplinés » et

« travailleurs » que lorsqu’ils étaient collégien(ne)s. La transformation opérée est d’autant plus frappante pour les élèves les moins à l’aise au collège (profil 3) : 33 % des élèves stressés au collège ne le sont plus au lycée, 51 % des élèves malheureux au collège se déclarent heureux au lycée et 81 % des élèves peu intéressés au collège envisagent positivement leur formation. C’est la situation d’apprentissage au collège – ainsi que les situations d’évaluation – qui sont systématiquement désignés comme source de souffrance et de disqualification.

Aux côtés de ce premier groupe majoritaire d’élèves (correspondant aux profils 1, 2 et 3 de notre typo-logie), on repère également un second groupe composé des 35 % d’élèves « insatisfaits » (profils 4 et 5) qui sont rentrés en filière professionnelle parce qu’ils « n’avaient pas le choix ». À l’inverse des premiers :

• ils déclarent ne pas avoir choisi leur orientation, ils auraient préféré une autre orientation (33%),

• ils estiment que le métier préparé est à la fois inintéressant et peu valorisé socialement,

• si comme pour le groupe précédent, l’entrée en lycée professionnel marque une rupture c’est ici pour signifier sa dégradation : 19 % des élèves se déclarant heureux au collège ne le sont plus au lycée. Ils aiment encore moins aller au lycée qu’ils aimaient aller au collège. Alors que pour le profil 4, l’entrée en LP ne fait que confirmer le peu d’« intérêt », de « motivation » et d’« attention » pour les situations d’apprentissage, le profil 5 marque très clairement un détachement des situations d’apprentissage : alors qu’ils se disaient « attentifs », « intéressés », « travailleurs » et « motivés » au collège, ils ne le sont plus au lycée. À l’inverse des premiers, l’entrée en LP s’apparente à une dévalorisation de soi, une

« honte », nous ont confiés certain(e)s enseignant(e)s, comme du métier auxquels ils sont préparés et à une démotivation quant à l’intérêt porté aux enseignements et cela est d’autant plus important pour les garçons préparés aux métiers du bâtiment.

Quels que soient les profils repérés (à l’exception peut-être du profil 4 : 12,7 %), l’ensemble de nos don-nées permet de repérer des dynamiques marquées par un « avant » et un « après ». La première année en LP, souvent perçue comme difficile, contribue à un repositionnement des élèves face à différents en-jeux qui renvoient certes à la transmission du savoir, mais aussi au métier d’ouvrier/d’employé(e)s et à la position de travailleur d’exécution. Les transformations décrites sont les résultantes de différents proces-sus marqués par les interactions avec les enseignant(e)s et les expériences de stage.

Les relations aux enseignant(e)s : le premier vecteur de mobilisation des élèves

Un des premiers (re)positionnement est celui opéré envers les enseignant(e)s Pour évoquer leurs relations aux enseignant(e)s, les lycéen(ne)s opèrent spontanément une comparaison avec ceux du collège (ou de lycées généraux pour ceux qui en sont issus).

La comparaison ne s’effectue pas tant sur les pratiques pédagogiques, ni sur les qualités de pédagogue des enseignant(e)s mais bien plutôt sur la nature de leur relation. En ce sens, les élèves se disent plus respectés qu’avant : 68 % des élèves qui se disaient « pas respectés » par les enseignant(e)s de collège se déclarent « respectés » par ceux du lycée. Comme dans les établissements généraux de « banlieues » (Barrère, 2002), l’aide et le soutien apportés par les enseignant(e)s ne se limitent pas au cadre scolaire et à la transmission des savoirs, la relation aux enseignant(e)s dépasse les limites de la classe et de l’établis-sement. Très majoritairement, les lycéen(e)s décrivent des enseignant(e)s impliqués auxquels ils vouent une importante reconnaissance. Quand les élèves sont critiques à leurs égards, c’est justement pour évo-quer des difficultés relationnelles : le sentiment que les enseignant(e)s ne traitent pas équitablement les élèves, qu’ils ne leur prêtent pas assez d’attention ou qu’ils ne sont pas justes. Si la littérature insiste sur le rôle déterminant des enseignements professionnels dans l’expérience des élèves de LP (Jellab, 2008), nos entretiens révèlent une situation plus contrastée : ils nous conduisent à relativiser le rejet des contenus scolaires et à inverser la dernière proposition : ce n’est pas tant les contenus qui permettent de reconfi-gurer les relations aux enseignant(e)s, mais bien plutôt les relations aux enseignant(e)s qui permettent de donner sens aux contenus de formation. De même que les enseignements professionnels ne sont pas beaucoup plus valorisés que les enseignements généraux, les élèves peuvent tout aussi bien aimer ap-prendre avec un professeur d’enseignement général (profils 1 et 5) qu’avec un professeur d’enseignement professionnel (profils 1 et 2). Précisons néanmoins que l’intérêt pour l’enseignement professionnel s’avère en corrélation directe avec une appréciation positive de la formation, alors que l’intérêt déclaré pour l’en-seignement général peut être associé à une forte insatisfaction quant à l’entrée en formation.

Les relations aux enseignant(e)s apparaissent fondamentales. Selon les élèves, plus que les mises en si-tuation en stage, c’est l’élément essentiel à conserver dans leur formation. La capacité de l’enseignant(e) à reconnaitre la valeur de l’adolescent qu’il rencontre constitue le vecteur de la mobilisation scolaire.

Cette préoccupation, très présente dans le discours de ces lycéens professionnels (Capdevielle-Mou-gnibas, 2015), témoigne des enjeux identitaires de la relation à l’autre inhérent au développement de l’adolescent. Elle constitue la pierre angulaire du sens de l’expérience scolaire en lycée professionnel. Il ne s’agit cependant pas de surestimer le rôle des relations aux enseignant(e)s, l’enjeu ne tient pas tant dans la relation que dans ce qu’elle permet : la possibilité de pouvoir enfin s’affranchir de la dépendance symbolique à l’égard d’autrui (Rochex, 1995).

Les expériences de stages : une confrontation aux devenirs

À l’exception des élèves qui privilégient les périodes de formation au lycée (profil 5), tous les autres élèves plébiscitent les périodes de stage. Cependant, cette valorisation comporte des tonalités très différentes.

En effet, un stage est valorisé, perçu comme réussi pour des raisons très différentes.

La satisfaction éprouvée en stage peut renvoyer à un rapport positif au métier préparé renvoyant au plaisir éprouvé à accomplir un travail que l’on souhaitait exercer depuis longtemps ou que l’on a découvert en situation de stage (profils 1 et 2).

C’est dans ce cadre que les élèves plébiscitent les situations de stages (d’autant plus pour le profil 1) : ils ont le sentiment d’être « reconnus », d’être « utiles », de « réaliser un rêve » et disent ne jamais accomplir

« de tâches répétitives » ni devoir adopter des « postures pénibles ». Plusieurs enseignant(e)s évoquent des élèves qui se « révèlent » en situation de stage, des personnes « méconnaissables » en comparaison de la vision qu’ils et elles ont d’elles en cours. En ce sens, nombreux sont les élèves, essentiellement des filles, qui insistent sur l’importance de cette mise en situation, sur la possibilité de « toucher du doigt le métier », mais aussi et surtout d’apprendre. Selon eux, le stage sera réussi s’ils ont le sentiment d’être utiles, d’avoir acquis de nouvelles connaissances et qu’ils ont pu se confronter à la réalité du métier.

Le plaisir éprouvé en stage peut également renvoyer à la situation de travail, au plaisir de travailler, d’être connu et reconnu sans qu’il n’y ait de relation directe avec le rapport développé au métier : ils peuvent l’apprécier (profil 3) ou ne pas apprécier (profil 4). Tout en plébiscitant la situation de travail et les périodes de stages, ils sont simultanément beaucoup plus critiques sur leur déroulement : ils ont le sentiment de

« n’être pas reconnus à leur juste valeur », d’être « exploités », de même qu’ils évoquent « des tâches répétitives nécessitant des postures pénibles » ainsi que des rapports difficiles aux clients. Dans ce cadre, la question des conditions de travail, de l’ambiance, des discriminations comme des relations aux tuteurs et aux équipes s’avèrent déterminantes. Cependant, alors que pour ceux appartenant au profil 3 (essen-tiellement des filles), c’est la situation de stage entendu comme situation d’apprentissage qui est évaluée, pour les seconds la situation de stage est jugée au prisme du rapport salarial (profil 4, essentiellement des garçons).

Enfin, les situations de stage peuvent être décrites comme productrices de souffrance (profil 5, essentiel-lement des garçons). Pour ces élèves, ce sont les périodes au lycée qui sont privilégiées, de même qu’ils se disent plus intéressés par les enseignements généraux que par les enseignements professionnels. Non seulement le rapport au métier est vécu négativement (ils auraient préféré une autre orientation et n’ont pas trouvé le métier qui leur convient), mais c’est également le cas des situations de stage. Ils ont le senti-ment de ne pas « être reconnus à leur juste valeur » d’être « exploités », d’effectuer souvent ou toujours

« des tâches répétitives nécessitant des postures pénibles ». De même que ce sont les seuls à décrire un environnement « sale, vétuste et bruyant ». Pour ces derniers, la principale difficulté est celle de sa socia-lisation à un univers ouvrier et à la position du travailleur d’exécution.

Les stages sont des événements importants pour les élèves et déterminants quant à la satisfaction éprou-vée dans le cadre de la formation. Parce qu’ils conduisent à se confronter à la réalité et à un futur en advenir – dont une position sociale – les stages cristallisent les rapports progressivement développés au LP. En ce sens, les élèves regrettent de ne pas pouvoir échanger davantage avec leurs enseignant(e)s, sur la découverte des métiers, mais aussi et surtout sur les situations de travail auxquelles ils sont confrontés.

Les propos des élèves prennent sens au regard des analyses développées par la littérature faisant état d’un déclin d’une identité professionnelle fortement ancrée dans la culture ouvrière (Tanguy, 1991) d’une

« désouvriérisation » des LP (Beaud & Pialoux, 1999) qui s’effectue corrélativement à une scolarisation de l’enseignement professionnel et au décalage « culturel » et social, entre le corps enseignant et la popula-tion scolaire. Or la quespopula-tion de la socialisapopula-tion à un travail d’ouvrier/ d’employé ne peut être réussie qu’en y intégrant les questions des cultures de travail. Cette dimension est indispensable pour que les élèves, futurs ouvriers et employés, puissent exercer un contrôle sur les décisions prises par les directions des entreprises et par-delà s’assurer de meilleures conditions d’exercice du travail et de la citoyenneté. En ce sens, il nous semble que les LP devraient renouer et reprendre les réflexions et critiques menées tant par le mouvement ouvrier français que par des intellectuels d’après-guerre pour qui l’éducation profession-nelle et technique devait, pour infléchir la division du travail, intégrer la question culturelle (Tanguy, 2005).

Si les élèves évoquent des rapports différents au métier et au stage, tous et toutes mettent en avant des diffi-cultés communes, dont celle d’être confrontés à des situations difficiles accentuées au regard de leur jeune âge.

Le temps de l’adolescence : revendiquer une identité juvénile

L’âge moyen des élèves rencontrés est de 17 ans, les plus vieux sont âgés de 23 ans et les plus jeunes âgés de 15 ans. Sachant qu’ils ont été interrogés en première et terminale bac pro, un taux non négligeable d’élèves ont dû choisir leur orientation et sont rentrés en LP à 14 et 15 ans. Nous l’avons vu, ce « rajeunis-sement » des élèves de bac pro (dont des filles) est en partie dû au fait que les collégiens redoublent moins aujourd’hui qu’ils ne redoublaient hier, mais aussi que la réforme du bac pro en trois ans réduit le nombre d’élèves qui préparaient un BEP avant d’entrer en bac professionnel. Or, si la littérature tend à montrer que l’entrée en LP ou en apprentissage conduit les élèves à « grandir », à devenir autonome, se dire plus « ma-tures » (Jellab, 2008 ; Moreau, 2003), ces affirmations des élèves renvoient à des sentiments ambivalents.

En effet, nombreux sont les élèves (dont les plus jeunes) à revendiquer leur jeunesse, à dire qu’ils ont le sentiment que le LP les conduit à grandir trop vite. Ces propos sont clairement explicités :

• quant à l’orientation et au choix du métier (certains ont dû opérer un choix à l’âge de 14 ans),

• quant à la recherche de stage provoquant de réelles situations de détresse (sentiment de ne pas être prêt à démarcher les entreprises et d’être en capacité d’argumenter auprès d’un patron),

• lors des mises en situation en LP ou en stage (être seul sur un chantier, devoir assurer le change des personnes âgées).

Non seulement ces situations sont décrites comme subjectivement très difficiles, mais leur (très) jeune âge induit aussi des difficultés objectives, notamment pour trouver un stage. Nombreux sont les élèves à dire que des patrons démarchés les trouvaient « trop jeunes » et « pas assez matures », mais aussi parce que de nombreuses situations professionnelles impliquent que les élèves soient majeurs (demande d’un permis de conduire, actes en hôpitaux, conduites d’engins dangereux, etc.). Parallèlement, nombreux sont les enseignant(e)s à attendre de leurs élèves un détachement à l’égard des normes vestimentaires juvé-niles, en particulier lorsque ce style est trop connoté « banlieusard » (tenues inspirées du mouvement rap, par exemple). C’est particulièrement le cas des filles dont on attend qu’elles endossent une apparence physique de « femmes occidentales » (c’est à dire de « blanches », ne rappelant pas – autant que faire se peut – leurs éventuelles autres origines culturelles/religieuses), de classe moyenne.

Une réflexion s’avère dès lors nécessaire pour prendre en compte la question de l’adolescence en LP, de leur reconnaître le droit à l’insouciance – droit davantage accordé aux élèves de l’enseignement général- et d’intégrer l’idée que l’injonction à devenir adulte peut conduire à des positions de retrait et de désen-chantement tant envers la formation, qu’envers le monde du travail et celui des adultes.

En effet, les jeunes de LP ne sont plus les jeunes ouvriers décrits tant par Hoggart (1957) que par Willis (1978). Les transformations sociétales au croisement de différents phénomènes, le rallongement de la jeunesse (Galland, 1991), l’allongement des scolarités, la transformation des valeurs populaires (adhésion au modèle du jeune consommateur, souhait de profiter du temps de la jeunesse) conduisent ces jeunes à revendiquer le droit à être « jeune », à pouvoir profiter de leur jeunesse. En ce sens, même s’ils peuvent adhérer au métier auquel ils sont préparés comme aux situations de travail rencontrées, ils disent n’être que peu préparés aux situations auxquelles ils sont confrontés. C’est aussi au regard de ces propos que l’on peut interpréter l’idée selon laquelle l’école (d’autant plus pour les filles) reste un espace de liberté où l’on peut « continuer à apprendre », mais aussi à s’exprimer et à s’habiller librement.

Si les vécus des jeunes de LP sont marqués par des dynamiques et processus qui construisent progressive-ment leur rapport à la formation, l’analyse des conditions de vie et du vécu des lycéens implique de saisir les processus de personnalisation et les rapports sociaux qui donnent forme et sens à des expériences complexes, tant singulières que collectives.