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Diversité : de sa définition à sa diffusion

II. Ce que le genre fait à la fiction

4. Diversité : de sa définition à sa diffusion

Sur le plateau de tournage des Engagés, la maquilleuse stagiaire m’approche pour me poser des questions sur mon travail. Elle déclare ensuite, sans plus expliquer, qu’elle trouve ça quand même « cool » qu’il s’agisse d’une websérie financée par le service public126. Marie-Anne Bernard, directrice en charge de la responsabilité sociétale et environnementale (RSE) de France Télévisions, déclare dans un article, lors du lancement de la websérie, le 17 mai 2016 : « Cette journée de lutte contre l'homophobie, c'est l'une des missions du service public. » (Bellver, 2017). En effet dans le cahier des charges de France Télévisions, l’article 37, intitulé « La lutte contre les discriminations et la représentation de la diversité à l'antenne », déclare que : « De façon générale, [France Télévisions] promeut les valeurs d'une culture et d'un civisme partagés. […] la société met en œuvre les actions permettant d'améliorer la représentation de la diversité de la société française » (Journal officiel de la République française, 2005). Quelle est cette diversité, comment peut-elle être définie ?

4.1. La diversité, l’impossible définition

Si Malou Andrew et Ali Guerrouj travaillent, en tant que comédien·ne·s à nuancer autant que possible les représentations des personnages maghrébins dans la websérie, quels choix peuvent être effectués par les diffuseurs comme les producteur·rice·s pour garantir cette diversité ?

4.1.1. Le financement de la diversité

L’une des manière de penser la garantie de la diversité est d’observer les financements dont a bénéficié Les Engagés. En effet, comme l’explique Nicolas Brigaud-Robert, (2014, s.p.) :

« Ce sont cependant les subventions d’investissement qui constituent l’instrument le plus direct de la politique culturelle. Il existe pour les producteurs pas moins de neuf guichets différents pour solliciter l’aide sélective de l’État. Si le mécanisme automatique dispense de fait le CNC d’une étude des contenus sous réserves des conditions de genre, le soutien sélectif (attribué sur décision du directeur général du CNC sur avis d’une commission mise en place pour chaque type d’aide et composée de “ personnalités compétentes ” nommées par le ministre de la Culture) est au contraire dans l’ensemble de ces mécanismes une question d’étude du projet et du producteur qui en est à l’initiative. »

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Défendre la diversité même au sein du service public est donc observable par les subventions auxquelles la websérie a le droit : passe-t-elle ou non les critères d’éligibilité de tel ou tel guichet, notamment celui de « Images de la diversité » ?

« La création du fonds d’aide à la production audiovisuelle et cinématographique “ Images de la diversité ” - piloté conjointement par le Centre national de la cinématographie et de l’image animée (CNC) et l’Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances (Acsé) – constitue sans doute la décision publique la plus volontariste dans ces secteurs. Elle constitue en outre la principale mesure prise dans le domaine proprement cinématographique en termes de politique de diversité. » (Cervulle, 2013, p.14.)

Ce fonds d’aide à la production, Images de la diversité, a été obtenu par Ishtar & Autres, dans le cadre de sa recherche de financement : 10 000 euros d’aide au développement et 20 000 euros d’aide à la production. Le producteur Hadrien Fiori reste très surpris d’avoir obtenu ces aides, comme il l’explique en entretien :

« Je t’avoue que je n’y croyais pas du tout, parce que moi, quand j’ai appelé le fonds d’aide à la diversité, ils m’ont dit “ ben, nous normalement on finance, enfin ”… J’ai cru comprendre que dans les projets qu’ils avaient financés en cinéma et en télévision, que pour être financé, il fallait parler de diversité ethnique et non pas sexuelle, ou je ne sais quoi. Je trouvais ça un peu con. Donc, je le leur ai dit. Je suis allé à une conférence, aux Bouffes du Nord, il y a pas très longtemps, au mois de février, de septembre, où il y avait du coup, la thématique c’était le théâtre, le cinéma… La diversité au théâtre et au cinéma. Et donc, très intéressant, il y avait la secrétaire d’État chargée de la diversité, une nana qui s’occupe aussi de la commission au CNC, la réalisatrice de Divines, des comédiens, tous noirs, tous Arabes. On n’a parlé que des noirs et des Arabes. Donc c’est très bien de parler des noirs et des Arabes, je n’ai aucun problème là-dessus. Cependant, je me suis permis d’ouvrir ma gueule en disant : “ ben, voilà, pour moi la définition, et c’est ce qui est écrit dans le dictionnaire, la diversité n’est pas que ethnique. Pourquoi on n’aurait pas accès à ce type d’aide, si on parle des pédés, par exemple, des homos ? ” Je dis que dans mon programme, il y a quand même un Marocain, mais l’idée n’est pas de dire, tiens, c’est un Marocain, c’est un mec de banlieue qui est Arabe et qui va se découvrir. Et d’ailleurs, c’est d’abord un mec qui va se découvrir, et qui va rencontrer des gens qui sont engagés et lui n’a jamais été engagé dans une cause. Et c’est là l’importance du sujet. Et en fait, on a quand même déposé au fonds d’aide Images de la diversité, ils ont complétement compris le projet, pourquoi on le faisait, et dans leurs retours, dans le jury, c’était exactement ce que nous, on défendait. Voilà. Et donc, c’est la première fois qu’ils financent une webfiction, et du coup, ils nous financent aussi pour ça. Et donc, peut être, vu qu’il y avait un Marocain, ça nous a aidé. Il y avait un Arabe, mais pas que. Et ça, c’est vraiment chouette. »

Cette commission a été créée en 2007, suite aux émeutes urbaines de 2005. Sur son site Internet, le CNC explique que :

« […] la commission images de la diversité soutient la création, la production et la diffusion d’œuvres cinématographiques, audiovisuelles, multimédias et de jeux vidéo dont l’action se situe principalement en France et qui :

- Représentent l'ensemble des populations immigrées, issues de l'immigration et ultramarines qui composent la société française, et notamment celles qui résident dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville ;

- Représentent les réalités actuelles, l'histoire et la mémoire, en France, des populations immigrées ou issues de l'immigration, ainsi que des populations ultramarines et des quartiers prioritaires de la politique de la ville situés en territoire urbain ;

- Concourent à l'égalité entre les femmes et les hommes, à la politique d'intégration et à la lutte contre les discriminations dont sont victimes les habitants des quartiers défavorisés, notamment celles liées au lieu de résidence et à l'origine réelle ou supposée ; - Contribuent à la reconnaissance et à la valorisation de l'histoire, du patrimoine et de la mémoire des quartiers de la politique de la ville. » (Centre national du cinéma et de l’image animée, 2017)

La discrimination contre laquelle se bat la commission est ouvertement celle qui touche les populations « immigrées, issues de l’immigration et ultramarines », et des banlieues, explicitées ci-dessus par « quartiers prioritaires de la politique de la ville ». Il s’agit donc d’une diversité surtout non-blanche, bien que ce ne soit pas assumé dans cette description. Le CNC prends des détours pour éviter de parler de couleurs de peau. De même, la seule question touchant le Genre porte sur l’égalité homme-femme, et réduit donc le Genre à cette binarité. Mais surtout, cette question se trouve dans la même partie que la politique d’intégration des « habitants des quartiers défavorisés », ce qui est un choix surprenant. Cela revient à faire porter le poids du sexisme de la société française aux « quartiers défavorisés », donc aux banlieues.

Si jusqu’à présent cette définition de la diversité concernait avant tout la question de la diversité raciale, Hadrien Fiori défend la représentation de la diversité sexuelle. La commission du CNC non seulement entend ces arguments, mais va aussi ouvrir sa définition de la diversité aux personnages LGBT, par son choix d’allouer une somme d’argent au projet des Engagés. Comme l’explique Howard Becker (1988, 2010, p. 178) :

« Dès lors que l’État possède le privilège exclusif de faire les lois à l’intérieur de son territoire (même si les collectivités peuvent adopter par ailleurs des réglementations concernant leur domaine dans la mesure où elles sont compatibles avec la loi), il joue fatalement un certain rôle avec la réalisation des œuvres d’art. Chaque fois que l’État n’utilise pas les moyens de contrôle que ce privilège exclusif met à sa disposition, il s’agit aussi d’une forme d’intervention, qui a son importance. »

La commission appartient à ce dispositif de régulation des œuvres d’arts et se voir attribuer une somme d’argent dans ces conditions par le CNC, c’est être reconnu par l’État. L’État soutient le travail effectué et défendu par Ishtar & Autres et adhère à sa représentation d’une définition de la « diversité ». La commission soutient Les Engagés, à hauteur de 30 000 euros. Comme l’exprime Teresa de Lauretis (2007, p.97) :

« Ainsi, plutôt que de marquer les limites d’un espace social, en désignant une place à la frange de la culture, la sexualité gaie dans ses formes culturelles (ou subculturelles) féminines et masculines spécifiques est un acteur du processus social dont le mode de fonctionnement est à la fois interactif et pourtant résistant, participatif et pourtant distinct, revendiquant à la fois l’égalité et la différence, exigeant une représentation politique tout en insistant sur sa spécificité matérielle et historique. »

La websérie devient actrice de ce processus social. Le CNC, en soutenant Les Engagés, élargit la définition de ce qu’il entend par le terme « diversité », au-delà des questions des banlieues et de la non-blanchité : la diversité inclut aussi la question de l’identité sexuelle. La production des Engagés, en ayant demandé et défendu leur droit à cette aide, a fait bouger cette définition.

4.1.2. Point de vue de réalisateurs, point de vue de comédienne

La diversité est visible dans Les Engagés à travers les noms de famille. En effet, Stanley Keravec a choisi de donner comme nom de famille à ses personnages des noms à consonance italienne (Thibaut Ghiaccherini) ou serbo-croate (Bastien Lijepo), pour défendre l’idée que l’on peut être français·e sans avoir un nom de famille à consonnance française. Les deux comédiens sont pourtant blancs.

En entretien, je pose la question de la diversité du casting au réalisateur Mathieu Potier :

« Déborah Gay : Est-ce qu’il doit être forcément blanc ? Ghiaccherini, il aurait pu venir du sud de l’Italie.

Mathieu Potier : Hum, moi je trouve que euh… Oui, ça aurait pu, je pense que…(pause, il réfléchit ) Je pense que ça aurait été différent, parce qu’on est encore dans un truc où la couleur de la peau est vue, et donc, il faut jouer avec. C’est-à-dire, soit tu fais exprès de mélanger plusieurs couleurs pour tout d’un coup, tu ne puisses plus te dire “ oh, tiens, tu as vu, y a un Arabe, ou un Chinois, ou, ou, ou un noir, ou machin ”. Si t’en as, si t’en as qu’un, il va forcément ressortir du lot et donc forcément, euh, ça va, ça va être perçu et on va en parler. Et là, l’idée, ce qui était intéressant, c’est de montrer un Arabe, qui est homosexuel. Pas finalement pour traiter du problème arabe, c’est ça que je trouve qui est très intéressant, c’est que on le pose, mais finalement on le traite peu, quoi. On ne parle pas vraiment de la difficulté par rapport à sa culture. Donc, ça pour moi, c’est une évolution dans la société, c’est que maintenant, on peut mettre un Arabe sans forcément dire qu’il est Arabe, tu vois ? Tu vois ce que je veux dire, ou pas ? Et ça, je trouve que c’est une évolution. Si Thibaut avait été, j’en sais rien, noir, je pense qu’on aurait moins vu ça, et ça aurait été moins fort.

Déborah Gay : Et si Murielle l’avait été ? Est-ce qu’il y aurait pu avoir un cast plus divers ?

Oui, ça aurait pu… Oui, ça aurait pu être intéressant. À un moment donné, on avait casté une fille qui est arabe pour Murielle et tout ça. Après… elles se ressemblaient peut être un peu trop par rapport à Nadjet, on voulait un physique un peu plus différent. Mais oui, on aurait pu sur certains trucs. Tu vois, moi je trouve qu’un Mercœur, aurait pu être un black, tu vois. Et j’aurai trouvé ça pas mal d’avoir…

[…]

Ben, si tu veux, moi où ça… Ça me fait chier, parce que j’aimerais bien arriver au moment où on ne se pose plus la question. Mais vu qu’aujourd’hui, on se pose encore la question, t’es obligé de poser la question. Donc de dire quel est le choix que je fais pour faire évoluer les choses pour plus tard de plus avoir à se poser cette question-là. Et là, je trouve que c’était les bons choix, par rapport aussi à ce qu’on pouvait avoir aussi. Je te dis, ouais, on aurait pu avoir un Mercœur black, mais bon, déjà… y a aussi Liao qui est asiatique, euh, oui, on a deux personnes d’une autre couleur mais… (un temps)

Oui. Mais déjà, c’est très dur de trouver. Tu vois. Des acteurs blacks, mine de rien, euh… Je sais pas quel est le pourcentage de blacks en France, mais si tu prends le pourcentage de blacks, puis le pourcentage de comédiens, parce qu’il n’y en a pas non plus 10 milliards de comédiens, et après de bons comédiens, tu réduis très rapidement la possibilité. Parce que, en fait, on est souvent très influencés par les Américains, en se disant “ ah les Américains, y a pleins de couleurs, les machins et tout ”. Ouais, mais déjà, il y a, je pense, beaucoup plus de bons comédiens aux Etats-Unis qu’en France, beaucoup plus, parce que nos comédiens en France, ils ont des formations théâtrales et pas des formations cinéma, donc moi je trouve qu’il y a que 5 % des comédiens qui jouent bien au cinéma en France. Et, il y a beaucoup moins de Noirs et d’Arabes, je pense, qu’aux Etats-Unis, quoi. Même tu vois, des Asiatiques ou des Cubains, enfin tu vois, y a pas beaucoup de… tout ce qui est Mexicain (sic), on en voit toujours des Latinos, dans les séries, on en voit tout le temps, en France, tu connais beaucoup de Latinos ? Non, moi non. »

Plusieurs éléments sont intéressants dans ce long extrait d’entretien. Il y a tout d’abord l’idée que si Thibaut avait été noir, le message de la websérie aurait été différent. Mathieu Potier veut présenter un personnage d’origine arabe, sans souligner ce fait. Il faut donc montrer que le personnage est arabe, lui donner une visibilité à l’écran en lui donnant un partenaire blanc, tout en évitant de le questionner. Ainsi, cela rendrait son message d’autant plus fort : ne pas parler d’une couleur de peau quand on a un personnage non-blanc au cœur d’une websérie blanche renforcerait l’idée que cette couleur de peau n’est pas importante. Mais si deux personnages principaux sont non-blancs, le message s’en trouverait affaibli.

« It is important to remember that whiteness is not reductible to white skin or even to “ something ” we can have or be, even if we pass through whiteness. When we refer to a “ sea of whiteness ” or to “ white space ” we are talking about the repetition of the passing by of some bodies and not others. And yet, non-white bodies do inhabit white spaces. Such bodies are made invisible when we see spaces as being white, at the same time had they become hypervisible when they do not pass, which means they “ stand out ” and “ stand apart ” like the black sheep in the family. 127» (Ahmed, 2006, p. 135.)

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« Il est important de se rappeler que la blanchité n’est pas réductible à une peau blanche ou a “ quelque chose ” que l’on pourrait avoir ou pas, même si nous passions à travers cette blanchité. Quand nous faisons référence à une “ mer de blancheur ” ou à un “ espace blanc ”, nous parlons de la capacité de certains corps de passer pour blanc alors que d’autres non. Et pourtant, des corps

non-Le fait d’avoir cette « mer de blancheur » permet donc de pouvoir plus facilement voir qu’Hicham n’est pas blanc : il est alors « hypervisible », il se « démarque » du reste du casting. Pour Mathieu Potier, c’est un avantage, car le spectateur ou la spectatrice peut le voir sans pour autant que la « race » de ce personnage ne soit questionnée, et que cette présence soit perçue comme « normale ».

En revanche, il faut pour le réalisateur avoir des comédien·ne·s d’origines diverses dans une même scène, surtout si ces comédien·ne·s partagent de nombreux moments seul·e·s ensemble, comme c’est le cas de Nadjet et Murielle. Cette contrainte est d’ailleurs totalement intégrée par des comédiennes comme Malou Andrew qui explique en entretien :

« J’ai postulé sur le rôle de Nadjet, parce que je pense que physiquement, je correspondais plus. Et puis comme Nadjet était représentée comme étant prise sous l’aile de Muriel, je me suis dit que, pour une production, c’était plus intéressant d’avoir deux profils de comédiennes différentes. Et par conséquent, qu’ils ne casteraient pas quelqu’un dans le rôle de Muriel qui aurait des origines, très probablement. Des origines maghrébines. Etant donnée qu’il y avait déjà Nadjet, qui avait des origines maghrebines. Juste pour avoir une variété de rôles, juste pour le setting de l’image. »

Pour Mathieu Potier, il faut deux physiques différents, ce que Malou Andrew exprime par le « setting » de l’image. Deux femmes d’origine maghrébine ne seraient donc pas aussi intéressantes pour l’histoire. Elles se ressembleraient trop et n’offriraient pas, paradoxalement, suffisamment de diversité : elles ne se démarqueraient pas. La question se serait-elle posée si Nadjet avait été un personnage perçu comme blanc ? Nous pouvons supposer que non : le personnage de Thibaut partage ainsi un grand nombre de scènes avec Claude, et ils sont tous les deux des hommes perçus comme blancs.

Le réalisateur, lors de l’entretien, sent qu’il est dans un raisonnement contradictoire dans sa définition de la diversité sur les écrans. Il se justifie alors tout d’abord par le fait qu’il existe aussi Liao, comme personnage d’origine asiatique, avant d’arguer que l’une des principales raisons pour lesquelles le casting des Engagés a si peu de comédien·ne·s non-blanc·he·s n’est autre que la difficulté qu’il y aurait en France à trouver ces comédien·ne·s, démographiquement parlant. Il est d’autant plus difficile de vérifier ses dires, qu’il est interdit d’identifier les origines ethniques en France, et donc dans ce cas des comédien·ne·s. Nous ne pouvons savoir combien il existe en France de comédien·ne·s noir·e·s ou d’origine

blancs habitent effectivement ces espaces blancs. Ces corps sont invisibles puisque nous pensons que ces espaces sont blancs, et sont pourtant hyper-visibles quand ils ne passent pas pour blancs, ce qui signifie qu’ils se détachent et se démarquent comme le mouton noir de la famille ». Traduction par Déborah Gay