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Districts sériciculteurs du Delta de la Rivière des Perles

À la rencontre des femmes et des mères du Guangdong : Du modèle confucéen aux particularités locales

Carte 5. Districts sériciculteurs du Delta de la Rivière des Perles

À partir du milieu des années 1920, alors que la profession d’infirmière gagne en popularité et que la Turner Training School for Nurses commence à accueillir une majorité d’étudiantes non-chrétiennes, de plus en plus de jeunes femmes provenant des régions rurales aux alentours de Canton, et particulièrement des districts sériciculteurs, intègrent la formation. Si la majorité des femmes médecins chinoises sorties du Hackett Medical College sont restées des chrétiennes, pour la plupart originaires de Canton et certainement issues de milieux

291 Helen F. Siu, « Where Were the Women ? Rethinking Marriage Resistance and Regional Culture in South China », Late Imperial China, 1990, vol. 11, no 2, p. 32-62.

socioéconomiques privilégiés292, il n’en est pas de même pour les étudiantes de l’école d’infirmières. En 1930, sur les 38 étudiantes du Hackett Medical College originaires de la province du Guangdong, seulement une n’est pas native de Canton ou des villes où les missionnaires tiennent des écoles et des hôpitaux293. La même année, le rapport de l’école d’infirmière rapporte que sur les 46 jeunes femmes originaires du Guangdong, absolument aucune ne vient de Canton et une seule est issue d’une station missionnaire périphérique294. Cette année-là, les étudiantes de la Turner Training School for Nurses sont presque toutes natives des régions rurales situées aux alentours de la capitale et près d’une trentaine proviennent très spécifiquement des districts sériciculteurs associés aux communautés de femmes célibataires et au buluojia.

Dans un rapport personnel datant de 1936, Mary Bischoff, alors professeur à l’école d’infirmières, relate le parcours de deux des diplômées de cette année-là, deux parcours bien différents, mais qui sont sans aucun doute évocateurs des particularités de la région du Delta de la Rivière des Perles295. Toutes deux non-chrétiennes, n’ayant même jamais eu de contact avec les missionnaires étrangers avant leur entrée à l’école, elles sont issues des districts ruraux des alentours de Canton. La première, qui connaissait vaguement une ancienne étudiante de l’institution, est d’emblée soutenue par sa famille lorsqu’elle lui fait part de son choix d’entrer à la Turner Training School for Nurses. Il faut dire que les conditions dans lesquelles y étudient les jeunes femmes, des conditions qui comportent leur hébergement sur place et les soumettent à un couvre-feu et à des restrictions de sorties sévères, ont de quoi rassurer les parents les plus inquiets pour la moralité de leurs filles. De plus, l’environnement de l’école, avec ses dortoirs, ses espaces de repas et ses lieux de socialisation réservés aux étudiantes et aux infirmières diplômées qui les supervisent, s’apparente à celui des maisons pour jeunes filles et des communautés de célibataires de la région des districts sériciculteurs296. La seconde des diplômées dont fait mention le rapport de Mary Bischoff a quant à elle dû prendre un tout autre chemin pour pouvoir intégrer la

292 Les frais de scolarité au Hackett Medical College s’élevaient déjà à 80 $ annuellement en 1911, sans compter les frais d’hébergement et de subsistance pour lesquels il était exigé 7 $ par mois, ainsi que les frais liés à l’inscription, à l’examen d’entrée, au matériel scolaire et à l’obtention du diplôme, qui pouvaient s’approcher, voire dépasser la vingtaine de dollars. Voir, E. A. K. Hackett Medical College…, 1910-1911.

293 Hackett Medical College…, Catalogue June, 1930, p. 41. 294 Hackett Medical College…, Catalogue June, 1930, p. 53.

295 États-Unis, Philadelphie, Presbyterian Historical Society, Presbyterian Church in the U.S.A., Board of Foreign Missions, RG82, Box 52, Folder 16, Personal Report, Mary Bischoff, 1936.

formation d’infirmières. Sachant que sa mère désapprouverait son choix, elle s’enfuie de chez elle pour n’y retourner qu’au terme de sa première année d’études. À l’image des jeunes fugueuses décrites par Tolpey et Stockard, qui doivent passer par cette étape presque convenue pour faire accepter à leurs parents le fait qu’elles souhaitent rester célibataires, lorsque l’étudiante rentre chez elle pour les vacances d’été, elle est chaleureusement accueillie par sa mère, à qui elle n’a pourtant donné aucune nouvelle durant toute l’année scolaire, et elle est autorisée à poursuivre ses études avec l’assentiment de sa famille.

Le fait qu’à la fin du XIXe et au début du XXe siècle bon nombre de femmes du Guangdong, issues des communautés rurales, des classes populaires et de la petite classe marchande, ainsi que des populations migrantes, soient moins soumises à l’impératif de la ségrégation sexuelle, plus habituées à investir l’espace public et parfois moins proches de leur entourage familial, explique sans doute qu’elles soient aussi moins réticentes à utiliser les services de santé, d’accouchement et de maternité des hôpitaux missionnaires de la province. De plus, les femmes provenant de régions où les populations adhèrent à des régimes matrimoniaux qui leur laissent plus de marge de manœuvre pour poursuivre des études ou occuper un emploi en dehors du foyer, sont relativement nombreuses à choisir d’intégrer la nouvelle profession d’infirmière. Ainsi, en plus d’encourager les premiers efforts de médicalisation en tant que patientes, les populations féminines de la province du Guangdong sont également venues soutenir, en tant qu’intervenantes de santé, la prise en charge médicale des femmes, des parturientes et des mères de la région.

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Clairement, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, la place qui est généralement dévolue aux femmes dans l’organisation sociale chinoise a de multiples effets sur les initiatives de médicalisation qui visent les populations féminines et, plus spécialement, les parturientes et les mères de la province du Guangdong. D’abord, la position d’infériorité et de subordination dans laquelle se trouvent la plupart des Chinoises de la région représente une barrière pour les actrices et acteurs de santé qui tentent de les rejoindre et de les faire venir dans leurs établissements de

soins. Avant de pouvoir espérer traiter les femmes et leurs enfants, il faut gagner la confiance des aînées et des membres masculins de leur entourage, souvent très attachés aux coutumes et traditions qui les servent. Cette barrière se trouve aussi renforcée par la dévalorisation de l’éducation des filles dans le système patriarcal confucéen. Comme les jeunes Chinoises n’ont bien souvent qu’un accès limité à l’éducation et à l’espace public, il reste difficile pour les institutions missionnaires de former le personnel de santé féminin nécessaire pour offrir des services de santé qui respectent la norme de la ségrégation sexuelle.

De toute évidence, dans le Guangdong de la fin de l’époque impériale, comme partout ailleurs en Chine, un large fossé sépare les figures et les pratiques dites « traditionnelles » entourant la grossesse, l’accouchement et la période postnatale des intervenants, principes et méthodes associés à l’obstétrique occidentale. Alors que certaines interventions des jieshengpo ne représentent en réalité rien de plus que des étrangetés ou des encombres, d’autres comportent effectivement des risques pour la santé des parturientes et de leurs nouveau-nés, justifiant ainsi leur substitution en bloc par les savoirs, les techniques et les agents de la médecine occidentale. Cependant, aux yeux des populations chinoises, les normes sociales, les pratiques de santé et les codes rituels qui encadrent la naissance et la maternité depuis des siècles n’ont pas moins pour fonction d’apporter la vie et d’assurer le bien-être, immédiat comme futur, de la mère et de son enfant. De ce point de vue, il n’est en fait pas étonnant que ces traditions se soient perpétuées bien après les années 1930 et que le modèle médical à l’occidental ait sans cesse eu à se refaçonner pour trouver sa place. En plus de devoir faire face à l’obstacle de la ségrégation sexuelle et, conséquemment, à celui que représente la jieshengpo, les intervenante et intervenants de santé missionnaires doivent aussi composer avec les pratiques et les discours associés à la médecine chinoise et encourageant l’autogestion de la santé, de l’accouchement et de la maternité.

En se détachant doucement du modèle « traditionnel » chinois de la féminité et de la maternité et en explorant ses déclinaisons locales, ce chapitre démontre l’importance de s’engager dans une telle démarche. Dans le cas qui nous intéresse, les particularités locales touchant aux conditions d’existence des femmes ont sans doute agit comme facilitants aux efforts de médicalisation. Les femmes de la région, moins soumises à la ségrégation sexuelle et plus libres d’occuper l’espace public, ont été moins hésitantes à venir dans les établissements de santé missionnaires pour y trouver des services de santé, d’accouchement et de maternité. En outre,

plusieurs d’entre elles, particulièrement celles qui sont associées au buluojia, ont été encouragées à intégrer les programmes missionnaires de formations médicale et, surtout, infirmières. Gonflant les rangs des nouvelles professionnelles de santé chargées de rejoindre les populations féminines, particulièrement les futures et nouvelles mères, ces femmes, qui ne cadrent pas dans les strictes limites du modèle confucéen, ont assurément soutenu le développement des initiatives médicalisatrices missionnaires. On le verra, du tournant des années 1880 jusqu’à l’aube de l’invasion japonaise, ce sont bel et bien les femmes qui sont les principales agentes de la médicalisation de l’accouchement et de la maternité dans cette région du sud de la Chine.

Chapitre III