• Aucun résultat trouvé

Des services de santé à l’occidentale pour les femmes du Guangdong : Entre l’impérialisme et la bienfaisance

Carte 4. Canton et l’île de Henan

La reconnaissance de l’action médicale bienfaisante

On l’a dit, l’œuvre médicale spécialisée des missions chrétiennes est loin d’être désintéressée. Si elle s’adapte à la réalité socioculturelle chinoise, c’est parce qu’elle a le sentiment qu’il s’agit du seul moyen dont elle dispose pour arriver à ses fins. Sur le terrain il n’en reste pas moins que les institutions médicales missionnaires proposent une offre de soins considérée valable par les populations locales. De fait, et on le verra plus en détails dans les chapitres qui vont suivre, leurs dispensaires et leurs hôpitaux, ainsi que leurs écoles de médecine et d’infirmières, sont de plus en plus fréquentés et semblent ainsi satisfaire aux besoins d’au moins une partie de la population. De plus, les élites et les autorités locales, qui les considèrent

Philadelphie, Presbyterian Historical Society, Presbyterian Church in the U.S.A., Board of Foreign Missions, RG82, Box 45, Folder 06, Report of the Forman Memorial Hospital at Yeungkong, Kwangtung, China, 1931-1932.

comme des vecteurs de la modernisation, n’hésitent pas à leur apporter leur soutien et, par le fait même, à reconnaître la dimension bienfaisante de leur action.

Selon Tina Phillips Johnson, ce serait globalement au nom de la science, de la « modernité hygiénique »170 et, ultimement, de la nation, qu’ils veulent voir s’affranchir de l’image du « Sick Man of Asia » 171, que les élites et les classes dirigeantes chinoises ont endossé les initiatives proposées par les missionnaires chrétiens pour améliorer la santé des populations locales, particulièrement celle des femmes et des mères172. C’est effectivement dans ce cadre que s’insère le discours prononcé par le Daodai de Canton à l’occasion du commencement de l’année académique du Hackett Medical College for Women en 1908. Se disant d’abord honteux qu’il ait fallu des étrangers venant de si loin pour établir la première école de médecine pour femmes dans la région, il exhorte ensuite les Chinois à encourager le travail de l’institution puisque, selon lui, de telles entreprises « will bring vast relief, dissipate prejudice and open the way for other needed reforms that will enable China to take a high place amongst other nations »173.

Pour démontrer lui aussi son soutien au Hackett Medical College, le Vice-roi des Liangguang (les provinces du Guangdong et du Guangxi) assiste même en personne, accompagné d’une garde protocolaire de 500 soldats, à cette cérémonie d’ouverture de 1908. L’année précédente, il avait fait cadeau de trois montres en or aux finissantes qui avaient obtenu les meilleurs résultats aux examens de fin d’année et avait apposé son sceau officiel sur tous les diplômes, faisant du programme de formation médicale le seul reconnu par les plus hautes

170 Ruth Rogaski a bien démontré que le terme chinois weisheng (hygiène), d’abord associé à une variété de régimes de vie destinés à maintenir l’équilibre vital interne, se trouve de plus en plus lié à l’intervention des pouvoirs publics dans l’espace privé, ainsi qu’aux standards scientifiques servant à mesurer la santé du corps individuel et la vigueur de la race. Graduellement, le terme revêt une signification différente, que Rogaski traduit par « modernité hygiénique », et est placé au centre du discours des élites chinoises. Voir Rogaski, Hygienic modernity...

171 Selon les historiens, l’iconographie médicale, ainsi que l’attention portée à certains problèmes de santé précis, comme la peste et la lèpre, ou encore la spermatorrhée et la mortalité infantile, contribue à forger cette identité collective qui véhicule l’image d’une Chine faible et dégénérée, à l’opposé de la civilisation blanche forte et vigoureuse. Larissa N. Heinrich, The Afterlife of Images: Translating the Pathological Body between China and the

West, Durham/London, Duke University Press, 2008 ; Angela Ki Che, Leung, Leprosy in China: A History, New

York, Columbia University Press, 2009; Khiun, « (Re)Claiming Sovereignty… » ; Lei, « Sovereignty and the Microscope… » ; Hugh Shapiro, « The Puzzle of Spermatorrhea in Republican China », Positions. East Asian

Culture Critique, 1998, vol. 6, no 3, p. 551-596 ; Phillips Johnson, Childbirth in Republican China… 172 Phillips Johnson, Childbirth in Republican China…, p. 3-8.

instances de la province174. En plus de témoigner de l’importance qu’a l’institution à l’échelle régionale, ces marques de reconnaissance montrent que les autorités locales apportent déjà un soutien ferme à cette œuvre médicale missionnaire.

Il faut également noter que c’est en partie grâce aux diverses contributions financières locales que les œuvres médicales missionnaires peuvent être mises sur pied et se développer. Par exemple, en 1918, des quelques 5 320 $ en devise locale que recueille le Canton Hospital, dont 1 000 $ proviennent du gouvernement militaire provincial, un seul de ces dollars est donné par une Américaine membre de la mission presbytérienne. Du côté des sommes amassées en devise hongkongaise, en enlevant le financement du China Medical Board (Rockefeller Foundation), qui s’élève à plus de 8 000 $, il reste environ 800 $ en dons étrangers, contre plus de 1 400 $ provenant de donateurs chinois. De plus, quand l’hôpital doit être reconstruit en 1934, sur les 200 000 $ nécessaires à la réalisation du projet, la presque totalité de la somme est amassée localement : 100 000 $ proviennent du gouvernement municipal, 5 000 $ du gouvernement provincial, 50 000 $ d’un héritage légué par un ancien patient (un métisse chinois/autrichien). Les quelques 50 000 $ restant proviennent de la campagne de financement menée par les membres du personnel ainsi que par d’anciens médecins et diplômés de l’hôpital175. En 1925, l’ouverture de son hôpital affilié dans le district de Henan, le Lingnan Branch Hospital176, est elle aussi rendue possible grâce à la contribution de 13 000 $ du Général Li Fulin et à l’apport du chef de la police de Canton qui fait don des matériaux nécessaires à la construction de l’édifice177.

Au début du XXe siècle, si les plus importants donateurs qui financent le développement du Hackett Medical College sont des Américains, dont les noms sont d’ailleurs donnés aux différents établissements affiliés, il n’en reste pas moins que les Chinois apportent eux aussi leur soutien financier et qu’avec le temps, cette contribution devient de plus en plus importante. Déjà, en 1917, les dons locaux se chiffrent à un peu plus de 553 $, alors que ceux provenant de

174 Mary H. Fulton, « Hackett Medical College..., p. 325.

175 Cadbury and Jones, At the Point of the Lancet…, p. 248 ; Annual Report for the 100th Year of the Canton

Hospital, Lingnan University, 1934-1935, p. 15.

176 Cet hôpital, qui avait été fermé en 1914, est affilié à la Lingnan University, anciennement le Canton Christian College.

177 Cadbury and Jones, At the Point of the Lancet…, p. 248 ; Dong Wang, « From Lingnan to Pomona: Charles K. Edmunds and His Chinese American Career », dans Daniel H. Bays and Ellen Widmer, China’s Christian College:

l’étranger sont d’un peu moins de 300 $178. Quand le nouveau David Gregg Hospital est construit vingt ans plus tard, la campagne de financement locale, conduite en grande partie par l’association des diplômées de l’école de médecine, rapporte 100 000 $, sans compter la part d’un important donateur chinois qui se chiffre 30 000 $, des montants que la mission presbytérienne américaine promet d’égaler179. Le fait que les contributeurs locaux soient encore une fois nombreux à répondre à l’appel démontre certainement que les Chinois reconnaissent une part de bienfaisance dans l’œuvre médicale missionnaire.

*

À la lumière de ce chapitre, il est clair qu’il s’agit d’un parcours cahoteux qu’emprunte l’œuvre médicale missionnaire dans le Guangdong, un parcours qui tranche avec une vision très linéaire et positiviste de la modernisation. Bien que cette œuvre soit motivée et animée par un réel esprit philanthropique, elle est aussi fortement marquée par les rouages de l’impérialisme et par la nature intrinsèquement impérialiste de la médecine dont elle se sert pour prouver ses bonnes intentions. De plus, la dispense de soins et la formation médicale et infirmière doivent d’abord et avant tout servir la mission évangélisatrice. Si l’œuvre médicale missionnaire spécialisée contemple l’objectif à long terme d’élever le statut de la femme dans la société chinoise, notamment en améliorant son état de santé et ses conditions d’existence, pour les missions, il s’agit néanmoins d’une stratégie pour rejoindre les Chinoises et étendre l’influence chrétienne dans le Guangdong. C’est donc en étant tout à fait intéressés que les missionnaires s’ajustent à la norme chinoise de la ségrégation des sexes et développent une offre de soins spécialisée, ou à tout le moins adaptée, pour les populations féminines de la région. Ce faisant, ils vont non seulement mettre sur pied des institutions exclusivement réservées aux femmes et aménager leurs hôpitaux mixtes pour les accommoder au mieux, mais ils vont aussi répondre aux besoins spécifiques des parturientes en les accueillant dans de vraies maternités. C’est à travers ces structures qu’ils vont éventuellement organiser des services de santé maternelle et infantile qui vont rejoindre les populations urbaines et rurales des régions qu’ils desservent. Bien que les

178 Bulletin of The Hackett Medical College, 1917-1918, p. 18.

179 États-Unis, Philadelphie, Presbyterian Historical Society, Presbyterian Church in the U.S.A., Board of Foreign Missions, Record Group 82, Box 05, Folder 04, Hackett Medical Center, Report of the Director, 1936-1937.

institutions médicales missionnaires restent un symbole de l’expansionnisme étranger, sur le terrain, elles s’avèrent néanmoins une option valable pour les Chinois. Non seulement elles attirent des patients et des étudiants, mais elles obtiennent également le soutien moral et financier des élites et des autorités locales, qui reconnaissent par le fait même la valeur de leur action. Clairement, l’œuvre médicale missionnaire en est une de contradiction, qui révèle toute l’ambigüité de la relation entre la Chine et l’Occident. Si elle reste indissociable de l’impérialisme, elle doit tout de même être comprise comme une forme « d’impérialisme bienfaisant » 180.

180 Carol C. Chin utilise ce terme pour capturer à la fois la volonté conquérante et l’esprit philanthropique de l’œuvre d’éducation des jeunes filles établie par les missions chrétiennes en Chine. Voir Carol C. Chin, « Beneficient Imperialists: American Women Missionaries in China at the Turn of the Twentieth Century », Diplomatic History, 2003, vol. 27, no 3, p. 317-352.

Chapitre II

À la rencontre des femmes et des mères du Guangdong :