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Le dispositif de médiation mis en place sur Grigny 2

UN ORGANIZER BENEVOLE ET SES COMPETENCES DE RASSEMBLEMENT

Avant propos : un métier ?

« Les CDC (Community Development Corporations) font appel à des professionnels de l’organizing. Ce métier qui n’a pas d’équivalent en France consiste en l’art de réunir les gens pour qu’ils trouvent par eux-mêmes des solutions (…) cela suppose de frapper à chaque porte, de recenser les problèmes avec chaque ménage, de proposer des séances de discussion autour des thèmes principaux de préoccupation qui se dégagent, d’inciter au problem solving à partir d’une question : qu’est-ce-que nous pouvons faire ensemble que nous ne pouvons pas faire seuls ? »(Donzelot et alii,2003)

Si le métier n’existe pas en France, l’activité, elle, nous a été décrite. Mais comme on est en France, cette activité prend une coloration moins officielle, non professionnelle, plus privée. Elle s’adosse toutefois à des infrastructures politiques et des institutions sociales existantes, ce qui lui donne le sens d’une activité civique. C’est dans ce contexte qu’il faut lire les « compétences de rassemblement » mises en œuvre par cet habitant de Grigny, compétences qui font souvent défaut aux acteurs institués.

Confronté quelques mois après son arrivée à une situation banale et pénible - hall squatté, dégradations, vitres cassées, faux plafonds arrachés, ampoules brisées, détritus, cabines d’ascenseur servant d’urinoir…- L décide de mobiliser ses voisins et fonde « son » collectif d’habitants. Ensemble ils vont squatter « leur » hall à l’occasion de la fête de l’immeuble. Le trafic de drogue qui avait pour PC le hall sera finalement démantelé, grâce à cette initiative, relayée ensuite par les autorités locales et l’installation d’une surveillance vidéo dans l’entrée. C’est ainsi que L « entre en action ». Il n’en est jamais ressorti.

Arrivé il y a quatre ans seulement, L a investi de proche en proche presque toutes les instances ouvertes aux habitants qu’elles soient locales (à l’échelle de la co-propriété) ou municipales. Il a expérimenté diverses combinaisons pour mobiliser les résidents, multiplié les formats pratiques pour recoudre le tissu social abîmé. Ses appartenances multiples, ses engagements et ses projets variés font de lui un personnage sinon public du moins au service du public. En termes managériaux, sa fonction serait celle d’un chef de projet. Il

entretient des contacts réguliers avec des administrations régaliennes (police, la BAC, les RG), des personnages politiques (préfet, député, président du conseil général) et des professionnels de l’action sociale locale (médiateurs, éducateurs, maisons de quartier). Il est membre des assemblées municipales de concertation (le comité consultatif des habitants, créé dans la cadre du Grand Projet de Ville) et des assemblées participatives locales (le conseil de voisinage) ; membre également du conseil de surveillance, instance créée par la communauté de résidents de Grigny 2.

En quoi consistent des compétences de rassemblement ? De quoi se nourrissent-t-elles et que « produisent »-t-elles ? Celles de L proviennent à la fois de son parcours biographique (il est né en Tunisie et parle l’arabe), de son capital symbolique (il a fait des études supérieures), de ses convictions idéologiques (« d’ancien de mai 68 »), de son insertion réussie dans les nombreuses instances locales municipales et communautaires, actives sur la commune de Grigny et enfin, d’une détermination à toute épreuve (« je ne suis pas facile à décourager »). Elles lui servent pour ajuster à chaque type de problème rencontré une « action qui convient » (Thévenot, 1998) et une définition locale de l’intérêt collectif dont ce citoyen ordinaire propose plusieurs définitions. Nous en prendrons quatre exemples : - Celui d’un collectif de résidents

- Celui d’une médiation à propos d’un problème de voisinage - Celui d’une « Charte de bon voisinage »

- Celui enfin d’un projet à réaliser avec des « anciens » et des responsables d’associations dites communautaires, dans le cadre d’un Conseil des Sages.

Autour de quels objectifs, avec quels moyens, avec qui L va-t-il se lancer dans des « opérations » de rassemblement ? Les exemples qui suivent sont autant de réponses partielles à la question sociologique fondamentale des « communautés pertinentes de l’action collective »1. Nous la reformulerons légèrement en parlant d’une action

« partagée » et non pas collective2.

1 Pour reprendre la formule de Denis Segrestin à propos de l’action syndicale dans les années 80.

Le modèle d’action de l’organizer non professionnel a pour atouts la souplesse et la modularité : pouvoir changer d’échelle, de registre, d’instrument, permet de combiner au mieux des ressources hétérogènes.

« L’agir territorial »3 qu’il s’est donné échappe aux pesanteurs de la responsabilité instituée

comme aux risques de l’engagement militant ; ses marges de manœuvre lui permettent d’épouser les nombreux gradients qui vont d’une action purement individuelle à l’action collective. Les actions partagées qu’il entreprend prennent plusieurs formes, impliquent la collaboration entre des instances et des individus variés qu’il va s’efforcer d’enrôler. Prenons en quatre exemples.

I – L’entrée en action : le collectif de résidents

Lorsque L fonde son collectif de résidents, il s’appuie sur une réaction personnelle (« il faut faire quelque chose ») et l’existence d’un intérêt commun évident que ses voisins ne peuvent que partager même s’ils ne savent comment réagir : venir à bout du désordre, se débarrasser des causes immédiates des dégradations des parties communes, mettre un terme à l’insécurité ambiante liée au trafic. Les conditions objectives d’une mobilisation sont réunies : point besoin de mener une enquête auprès de chaque foyer pour savoir que ce trouble dérange et menace aussi les autres. L’intérêt commun existe. Encore faut-il que les voisins soient persuadés qu’ils comptent plus à plusieurs : c’est là qu’intervient l’art de rassembler. Une vingtaine, puis une trentaine de personnes vont se réunir. D’abord chez lui, puis à la maison de quartier, où il obtient une salle pour contenir la cinquantaine de voisins ralliés à la cause. A ce premier signe de reconnaissance officielle (une salle prêtée par la mairie) viennent s’en ajouter quelques autres : ses réunions rassemblent aussi des représentants de diverses autorités locales et notamment le commissaire de police de Juvisy, le président de tranche, les médiateurs et les éducateurs. Ces appuis institutionnels ajoutent de la crédibilité à la démarche. Pétitions, lettres au député, au préfet, interventions de la police et pose d’une vidéo surveillance auront finalement raison du squat lié à ce trafic. Les réunions, elles, se poursuivront pour « parler de nos problèmes ». L en envoie systématiquement le rapport à la mairie.

Cette première expérience fait boule de neige, L va accroître son périmètre d’intervention à l’échelle de la commune. Il suit assidûment les réunions du conseil de voisinage où il tisse des rapports de confiance avec les responsables d’associations de communautés étrangères (maliennes, indiennes et musulmanes) et les professionnels du travail social. Arrive le Grand Projet Ville et le maire de Grigny met en place le comité consultatif des habitants. L acceptera de faire partie du bureau. La co-propriété lui proposera de devenir « président de tranche », offre qu’il déclinera provisoirement, en attendant sa retraite dans deux ans.

II – Un problème de voisinage : rassembler les services publics

Le niveau inter-individuel auquel se déroule cet exemple souligne, face à un problème banal de voisinage, la nécessité d’une intervention pour rassembler les différentes facettes de l’action publique, pour articuler entre eux les différents services publics présents sur la scène locale mais dont les missions ne sont pas toujours raccordées. Il s’agit dans ce cas, des services sociaux et de médiation. Le rôle de l’organisateur, sera de trouver une solution pour transformer une nuisance collective tout à fait locale en une incitation active à l’intégration. Pour cela, il va lui falloir « monter » une médiation. Au nombre de trois, pour une communauté de plus de 12000 habitants, les médiateurs de la ville peuvent difficilement aller « au devant » des problèmes. Ils répondent s’ils le peuvent aux besoins de ceux qui les contactent, l’initiative revenant à l’appelant. Leurs chances d’être appelés par une immigrée non francophone qui vient d’arriver du Maroc sont donc réduites ; les voisins de cette personne peuvent y songer, en revanche, surtout si le tapis de la dame, lavé à grande eau et mis à égoutter sur le balcon, inonde en cascade ceux des voisins en dessous. Encore faut-il faire le bon diagnostic : la femme de L n’ayant pas réussi à se faire comprendre et lui-même ne parlant pas le berbère, L a l’idée de faire appel à un médiateur berbérophone. La médiation s’est déroulée ici en deux temps et a nécessité une coordination entre un particulier et un professionnel.

L’enseignement plus général de cet exemple est que sans la participation directe des habitants à l’alerte, à l’exercice d’une veille active et attentive sur les malheurs de leur environnement, la médiation professionnelle, faute de moyens mais aussi de directives claires, est aveugle. La seconde remarque est que si guérir se résume à interdire, la situation ou son équivalent risque de se reproduire. Après avoir pris la peine de s’informer, en téléphonant au mari de la voisine à Paris, L entreprend d’introduire cette personne

auprès des services d’alphabétisation et sa fille, auprès de la maison de quartier (« j’ai quand même réussi un peu », dit-il). Les recours institués existent. Encore faut-il quelqu’un – un voisin qui devient en l’occurrence un garant des lieux - pour détecter la panne sur place et faire appel aux bons réparateurs, dans le bon ordre. Grâce à son intermédiaire, la connexion entre services d’une part, la traduction d’une situation conflictuelle immédiate en une solution d’avenir, a pu avoir lieu. Le médiateur sollicité aurait-il pensé, pris la peine ou pu prendre le temps d’engager cette démarche préventive ?

Une dernière remarque de portée plus générale dont ce cas n’est qu’une illustration parmi des milliers est, qu’à confondre, sous l’appellation générique d’incivilité, des comportements forts différents, on entretient la confusion et le cumul des genres. L’une des causes importantes des problèmes de voisinage dont se plaignent les résidents de ces grandes cités de banlieue et qui aiguise le sentiment d’impuissance éprouvé, sans parler du racisme, n’est pas seulement lié aux désordres commis par ceux qui taggent, qui squattent, qui souillent, qui brûlent ou qui revendent. Mais à un problème qui dépasse la commune : une politique de l’immigration qui hésite entre fermeté et laisser-faire. Les conséquences sont bien connues : l’arrivée régulière et non maîtrisée d’un flux continu d’immigrants dont l’accueil est loin d’être assuré, ni par les autorités communales, ni par les résidents et qui sur-occupent souvent les logements en attendant de s’installer. Si les enfants finissent par trouver une place à l’école – leur nombre est l’un des seuls indicateurs disponibles pour évaluer celui des immigrants non déclarés – les adultes, eux, sont pris en charge par les associations dites ethniques, au nombre de 150 sur Grigny. La municipalité et ses services sociaux ont beau multiplier les aides et les commissions (logement, reparentalisation…), leurs efforts ne sauraient suffire pour réussir l’insertion de cette population de « primo- arrivants », selon l’expression consacrée. Tant qu’aux incivilités « sociologiques » s’ajouteront, sur un même territoire, des incivilités dues à l’acculturation, la situation dans ces cités a de fortes chances de continuer à se dégrader.

III – Un événement : « Immeubles en fête »

Ces rituels festifs font désormais partie du paysage. Leur succès tient un peu du carnaval qui, une fois l’an, se permet de renverser l’ordre symbolique des choses. Les civilités d’un jour exhibées durant ces rassemblements rappellent que le désordre est devenu la règle. Chaque immeuble est libre d’organiser l’événement à sa guise et les attentes qu’il

suscite peuvent être aussi nombreuses que les intentions qui y président : l’accueil des nouveaux résidents, l’entretien des relations de bon voisinage, la leçon de civilité, qui dure le temps de la fête et des goûters amicaux offerts aux jeunes dans l’entrée par les garants des lieux bien présents, des poubelles disposées là où il faut et bien en vue…On peut aussi y voir, dans certains cas, l’occasion d’une reprise en mains délibérée des parties communes réinvesties par les résidents quand celles-ci sont ou ont été durablement occupées. Tel est le sens de la « petite » fête organisée par L en 2002 avec ses voisins, dans l’entrée, ouverte à tous : montrer aux squatteurs qu’ils ne sont plus maîtres des lieux, signer collectivement l’offensive qui aboutira à 22 arrestations. Mais dés l’année suivante, ce rassemblement convivial prend une autre signification puisqu’il s’agit pour lui de profiter de l’occasion pour diffuser une Charte de bon voisinage dont il est l’auteur. Ce document et le code de bonne conduite qu’il propose4 vont lui servir de prétexte et de thème de ralliement pour

réunir autour de ce projet des associations et des travailleurs sociaux sur une base territoriale plus étendue. Des fêtes auront lieu ailleurs, sous son impulsion, dans une mini laverie ainsi qu’à la Grande Borne (où L entretient des contacts) ; elles donneront lieu à un concours de dessins organisé en collaboration avec les éducateurs de plusieurs maisons de quartier. Le partage de l’action suppose une présence physique et une implication personnelle. Il obéit ici, sous des formes distinctes, à une même logique. L’objectif est de nature pédagogique, elle a pour cible « les jeunes » avec qui L a toujours cherché à maintenir des liens en veillant à leur faire savoir qu’il n’était pas du « mauvais côté » (contre eux). La diffusion élargie, au-delà de son immeuble, de règles de civilité, grâce à un dispositif événementiel exportable (la fête) destiné à convaincre par l’exemple que la moralisation des rapports de voisinage n’est pas hors d’atteinte, représente le premier volet de l’action ; le second, consiste à engager par ailleurs, un « travail » dans la durée avec les jeunes, organisé en collaboration avec des maisons de quartier. Pour pérenniser la formule, pour étendre sa visibilité, L a obtenu du Conseil Général, en 2004, des lots de prix à distribuer pour les gagnants du concours et espère faire publier leurs dessins par une association parisienne (Immeubles en fête de Paris).

IV – Le conseil des sages : rassembler autour de l’ancienneté

Actions marginales que ces ouvertures bienveillantes et ces leçons de morale conviviales qui font un peu sourire tant leurs chances de venir à bout de la violence ambiante paraissent dérisoires ? L’insécurité, loin de diminuer, croîtrait de jour en jour, selon ce « modeste habitant » (c’est ainsi qu’il se qualifie) qui se dépense sans compter pour fabriquer du lien dans un univers qui en manque cruellement. Les 500 épaves enlevées par an ne représenteraient que la moitié du travail à faire et les caves continuent à être systématiquement visitées…L est réaliste et la situation réelle est mauvaise : la cité fait fuir, ceux qui le peuvent s’en vont. Même lui, difficile à décourager, avoue qu’il ne voit pas la situation s’améliorer, même s’il sait que les autorités, que « tout le monde », agit. Face à ce constat d’impuissance, sur qui compter ? Restent les retraités, les anciens qui « n’ont plus rien à craindre ». L’âge est rarement utilisé comme une ressource pour l’action. L va transformer ce handicap en un atout. C’est cette tranche d’âge là, celle des plus de 70 ans, des gens « raisonnables et qui ont quelque chose à dire aux jeunes » qu’il va démarcher autour d’un projet présenté en conseil de voisinage. Sans vouloir remplacer les autorités, le Conseil des Sages dans l’idéal assurerait un partenariat interethnique : il rassemblerait une dizaine de membres parmi lesquels des résidents ordinaires mais aussi quelques représentants d’associations intéressées. Autour d’un intérêt commun : la préservation de relations de confiance avec les jeunes. Il aurait différentes fonctions : intervenir au quotidien, raisonner les jeunes « en acte » (« ce sont vos parents qui payent quand vous abîmez les lieux »), jouer de leur autorité d’anciens et du respect qu’on leur doit encore ; ensuite calmer les jeunes à chaud, en cas de situation violente qui menace de dégénérer : aller vers eux en toute sécurité, leur parler à plusieurs, éviter les provocations de la police en cas d’événement. Démultiplier les forces locales, enfin, assurer une représentation tournante dans les réunions et résoudre le problème de la disponibilité, garantir une présence régulière à toutes les instances de quartier (conseil de voisinage, conseil de sécurité), faire circuler les informations.

Cette initiative remplit un vide certain : la formule répondrait à l’intérêt général des résidents. Elle fabriquerait un nouveau genre de responsabilité intermédiaire – appelons-là un référent des lieux - et un point de passage utile entre les habitants et les auteurs de désordres. Elle en offrirait un service collectif que les professionnels de la médiation, au service de la co-propriété (cf. la description de cette dépendance) et qui hésitent, on l’a vu,

à entrer en relation avec les jeunes, ne peuvent fournir. Un service de « mixité » qui plus est, assuré en collaboration avec des responsables de communautés ethniques et religieuses. Un service relationnel de proximité servant aussi bien à éteindre le feu en cas de surchauffe - avec des méthodes plus dialogiques que répressives – qu’à entretenir des relations de voisinage au quotidien, cordiaux mais non laxistes. Un service fonctionnel qui répartirait sur plusieurs la contrainte d’assiduité qu’implique l’assistance régulière aux réunions locales. Cette responsabilité socio-territoriale profane aurait enfin l’avantage d’être ancrée, distribuée, bénévole, issue d’une initiative d’en bas et d’opérer un partage souple de l’action entre les membres de ce conseil.

L’échelle plus « micro » de l’analyse adoptée, centrée sur un acteur individuel, équipé il est vrai d’un réseau dense d’acteurs plus ou moins officiels ou institutionnels, met l’accent sur une question fondamentale : comment et pourquoi les gens se mettent-ils, restent-ils « en marche », capables d’agir sur le monde et non pas de vivre dans le repli sur soi, comme on le dit souvent, dans l’assistance et la dépendance ? Les compétences de rassemblement détenues par quelques-uns y contribuent en donnant un sens et une impulsion décisives au démarrage. L réussit à rassembler parce qu’il sait remettre les gens en mouvement : ses voisins souvent là depuis 30 ans et qui restaient « les bras croisés » face à l’occupation de leur hall ; sa voisine du dessus qu’il convainc de sortir de son isolement et d’aller apprendre le français ; ses pairs en ancienneté, que les jeunes écoutent encore et qui savent leur parler. Son pouvoir d’action agency dépasse ses actions immédiates : il a l’art de transmettre aux autres son pouvoir agir, son principe d’action. Présider, diriger, faire-faire ne sont pas ses mobiles : il aime faire et surtout faire avec d’autres, persuadé que faire à plusieurs permet de faire plus et autre chose. Savent-ils ensuite se passer de lui ? Une autre enquête serait nécessaire pour le savoir….

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