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DISPARITÉ ENTRE PRATIQUE ENSEIGNANTE ET THÉORIE DIDACTIQUE

J’ai observé, chez les deux enseignants faisant l’objet de cette recherche, que leur adaptation de la séquence de Brousseau basée sur le jeu de «qui dira 20?» (une transposition didactique) était plus ou moins éloignée du dispositif théorique. Ces différences portaient aussi bien sur la forme et sur le fond que sur la durée de la séquence. Ma propre transposition du dispositif à l’attention des enseignants a sans doute eu une influence sur le déroulement des évènements.

Les divergences

Je vais dans un premier temps évoquer les divergences entre les pratiques enseignantes analysées. En effet, très rapidement, l’observateur constate une immense différence entre le temps accordé au dispositif par le premier enseignant (environ 78 minutes réparties sur trois leçons) par rapport à ce qui a été effectué dans l’autre classe (environ 180 minutes réparties sur quatre leçons). Un tel écart implique donc nécessairement un Savoir visé différent et moins ambitieux dans la première classe que dans la seconde. Je souligne le fait que cela ne constitue en rien un problème, dans la mesure où l’appréciation du Savoir visé était laissé à l’enseignant ; il est donc parfaitement naturel d’observer des singularités à cet égard.

Ainsi, le premier enseignant s’est fixé comme objectif une initiation au raisonnement mathématique, à la formulation d’hypothèses, de preuve et éventuellement de théorèmes.

L’autre enseignant, prévoyait, en plus de cet objectif, que les élèves parviennent à formuler un théorème optimal en utilisant la division euclidienne.

Par ailleurs, de façon moins générale, je relève que l’enseignement dispensé dans la première classe a été d’emblée mené à travers une relation maître-élève. La situation adidactique a bien

en binôme (phase d’action). Toutefois, le jeu de la découverte (phase de validation) a très rapidement été pris en charge par l’enseignant et «la situation didactique de la validation»

telle que définie par Brousseau (1998, p. 40) s’est révélée marginale. Il n’y a donc pas eu de rupture du contrat didactique et les élèves étaient portés à confirmer leur compréhension du problème à l’enseignant, quand bien même cela n’était certainement pas le cas. Autrement dit, la dévolution de la validation n’était pas laissée aux élèves. A contrario, l’enseignant de l’autre classe a largement dévolué la validation des théorèmes aux élèves. Il y a donc une différence topogénétique. Toutefois, la question de l’institutionnalisation a été relativement négligée au profit d’une réflexion libre des élèves. Un changement radical s’est en outre opéré lors de la dernière leçon de la séquence où l’enseignant a rejoint la pratique de son collègue. J’aborderai ce point au paragraphe consacré aux convergences. La dévolution n’intervient donc jamais au niveau du Savoir visé.

J’ai également relevé un écart au niveau de la transposition didactique chez les deux enseignants, dans la mesure où le premier s’est affranchi du canevas (annexe 8) que je lui avais fourni et il a notamment pris la liberté de ne généralement pas passer par la forme écrite pour faire jouer les élèves ; tandis que le second enseignant s’est d’avantage calqué sur la séquence donnée en exemple. A ce titre, les parties jouées étaient systématiquement transcrites par écrit en plus d’être oralisées.

Ces divergences semblent indiquer que la conception des apprentissages n’est pas identique chez ces deux enseignants. A ce propos, j’ai relevé un aménagement spatial de la classe très contrasté. La première classe montre en effet une organisation traditionnelle adaptée à un enseignement directif et ou les élèves sont disposés de façon à favoriser la relation ‘maître-élève’. La seconde classe illustre une organisation différente dans laquelle les élèves se font face plus qu’ils ne font face à l’enseignant. Cela implique à mon sens une conception des apprentissages où la relation ‘élève(s)-élève(s)’ prend une plus grande importance.

Les convergences

A priori, les deux leçons observées étaient très différentes. L’une courte et l’autre longue.

L’une mettant presque exclusivement l’accent sur l’interaction entre élèves et entre élève et le milieu, et l’autre reposant d’avantage sur une relation maître- élève. Toutefois, je remarque que, dans les deux classes, au moment d’institutionnaliser les apprentissages visés, l’enseignant a systématiquement livré ou validé lui-même.

Je relève en outre qu’une convergence réside dans le fait que ce qui était attendu de la part des enseignants et ce qui s’est réellement produit en classe s’est révélé très éloigné. Ainsi, Eric Roditi (2005) parle-t-il, dans sa recherche, de «décalage important [...] entre le projet et sa réalisation en classe» (p. 39).

En outre, il semble crédible de conclure que dans les deux classes, la pression institutionnelle liée à la dimension métier de la fonction enseignante et opposée au rôle de l’enseignant qui est de favoriser au mieux les apprentissages des élèves ait pris le dessus et ait contraint les enseignants à limiter très fortement les objectifs attendus de la séquence pour le premier enseignant, et à livrer des solutions aux élèves dans les deux cas notamment. Ces réactions ou anticipations des incidents, concept défini dans le cadre théorique, correspond à la typologie identifiée par Roditi (2005) dans sa recherche et illustre bien le poids écrasant de la composante ‘métier’ de la fonction enseignante. En effet, quand bien même l’enseignant-e serait conscient que ses modes de gestions des incidents sont contreproductifs, la pression professionnelle le pousse à nier l’évidence et à adopter un comportement dont il est conscient d’être inadéquat. Dans le même ordre d’idée, le fait de renoncer par avance à viser un apprentissage ambitieux (la division euclidienne) pourrait être considéré comme une décision motivée par ces contraintes institutionnelles. Dans les deux cas, l’enseignant ne peut pas accepter de se retrouver en situation où les élèves ne parviendraient pas, dans un temps prédéfini, à un apprentissage prédéterminé. En effet, cela serait considéré comme un échec de son enseignement, alors que les élèves auraient pourtant appris quelque chose sur le savoir visé éventuellement. Mais cette incertitude est inadmissible, ce qui est paradoxal, dans la mesure où la recherche en didactique nous montre que de tels dispositifs permettent les apprentissages et surtout qu’un enseignement traditionnel ne les garantit aucunement. Les enseignants eux-mêmes en sont d’ailleurs persuadés, car ils admettent que certains élèves ne pourront pas arriver à un certain niveau de savoir. Néanmoins, cela est d’avantage acceptable, car d’autres élèves leur renvoient une image confortable de leur pratique professionnelle par le fait qu’ils semblent avoir appris dans une configuration directive des apprentissages. Rien n’est pourtant moins certain.

FORMATION DES ENSEIGNANTS

La formation des enseignants propose aux futurs maîtres et maîtresses d’école de se fondre en élèves pour se familiariser avec les concepts des apprentissages en situation théorisés par Guy Brousseau. Or, ce postulat a deux conséquences malheureuses. Premièrement, l’enseignant,

inaccessible pour des élèves de primaire. En effet, comment des enfants pourraient-ils surmonter un problème mathématique, alors que le maître n’y est pas davantage parvenu. Il convient de préciser qu’une très grande majorité des étudiants ne semblent pas capables, au terme de la séquence y relative à l’université, de trouver le théorème généralisé dans le temps imparti. Naturellement, cela devrait surtout démontrer qu’un tel apprentissage requiert plus de temps, mais, dans ce cas, la question du temps nécessaire n’est pas résolue. La seconde est de considérer que l’enseignant, en se mettant à la place de son élève, parviendra à adapter son enseignement de façon judicieuse. Ceci est un voeux pieu, mais l’observation démontre malheureusement que tel n’est pas le cas. Ma propre expérience illustre notamment cela. En effet, après avoir suivi la leçon universitaire relative au dispositif de Brousseau, j’ai entrepris de le mettre en oeuvre par deux fois lors de stages. Malheureusement, ma séquence d’enseignement n’a jamais été conforme aux prescriptions théoriques d’une part et les résultats obtenus n’ont été, comme ce fut le cas dans les classes observées, concluants que pour très peu d’élèves. Ce n’est qu’après avoir observé et commenté, par la présente analyse comparative, que je considère avoir une vision plus conforme des théories didactiques fondatrices de ce genre de séquence. Or, rien ne me prouve que je sois capable, même aujourd’hui, de mettre en place un enseignement conforme à celui imaginé par Brousseau et que la très grande majorité de mes élèves parviennent par ce biais à réinventer la division. Il est pourtant imaginable que ma conception actuelle soit davantage conforme, mais, pour une majorité d’étudiant-e-s n’approfondissant pas le sujet, ce ne serait certainement pas le cas.

Dans sa recherche, Roditi, E. (2005) observe que

la tentation existe, à certains moments de la lecture des transcriptions des séquences, d’envisager des changements radicaux ou des améliorations de l’enseignement dispensé par les professeurs. ... les résultats obtenus dans cette recherche laissent à penser que la tâche est ardue. Une double condition apparaît comme nécessaire [...] que différentes composantes de l’activité professionnelle soient simultanément objet de la formation et que soit pris en compte le problème de leur recomposition. [...] Une durée longue de formation doit être envisagée pour permettre les évolutions. [...] ...une motivation authentique doit sous tendre la formation comme, par exemple, le besoin de résoudre un problème professionnel. (p. 184)

Or, la formation universitaire actuelle ne répond pas au besoin de résoudre un problème professionnel, puisqu’elle anticipe ce problème avant qu’il n’ait pu se produire. En effet, aucun étudiant n’a en principe été confrontés aux difficultés et à l’échec de l’enseignement de la division aux élèves. Il est même possible que les enseignants eux-mêmes, ne réalisent pas

que la plupart des élèves, s’ils sont capables de résoudre une division par son algorithme, ne comprennent réellement ce qu’est une division. Autrement dit, je fais l’hypothèse que les étudiants, par la formation qui leur est offerte, ne comprennent non seulement pas le dispositif didactique fondé sur la théorie des situations didactiques de Brousseau, et que de plus, confronté au manque de résultats de leur application erronée du dispositif, ils ne rejettent sa validité.

En outre, le cours de didactique des mathématiques, présentant notamment les concepts de Brousseau, est extrêmement condensé, en raison de la très courte période sur laquelle il se déroule. Je le considère donc davantage comme une introduction aux théories des situations didactiques, laissant le choix aux étudiants de s’y intéresser de manière plus approfondie par la suite. L’idée est pertinente, si la possibilité existe par la suite d’entreprendre une formation continue en la matière, répondant cette fois-ci à un besoin professionnel réel.

Cela dit, je ne peux évoquer la formation des enseignants, sans évoquer le niveau d’expertise que l’on est en droit d’attendre d’un enseignant vis-à-vis de toute discipline à enseigner. Par comparaison, l’Institution considère qu’il n’est pas envisageable d’enseigner une langue sans que le maître n’en possède un excellent niveau de maîtrise (niveau B2 voire C1 du PEL). A ce jour, le DIP considère qu’une note de 4/6 à la Maturité est équivalent à ce niveau ; ce dont on est en droit de douter. En ce qui concerne les mathématiques, aucune exigence particulière n’est demandée. Or, cette discipline est au moins aussi complexe qu’une langue naturelle telle que l’allemand ou l’anglais. La question d’expertise en mathématique, non seulement au niveau de l’algorithmique, mais surtout du point de vue du raisonnement devrait être posée. A mon sens, il n’est pas cohérent d’exiger un niveau de maîtrise en français, en allemand ou encore en anglais, mais pas en mathématique, alors que cette discipline est considérée comme fondamentale. En ce qui concerne la présente recherche, j’ai observé un niveau de mathématique qui n’était pas équivalent entre les deux enseignants. Cela est naturellement inévitable, mais devient dommageable lorsque des erreurs importantes en découlent que ce soit au niveau terminologique (confusion entre chiffre et nombre) (cf. annexe 1, 2:48) ou logique (réfutation erronée de théorèmes lors de la phase de validation) (annexe 5, 28:02).

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