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III. 4.7-11 Zones grises noircies I (1730-1749), II (1750-1792) et III (1793-1852)

5. Discussion

Nous avons voulu montrer, dans le cadre de ce travail, l’intérêt qu’il y a à aller regarder de près, dans une situation de la vie ordinaire, en l’occurrence une leçon de jeu à l’école, comment les individus agissent, jouent un rôle et utilisent, partagent ou non, négocient, des procédures d’interprétation sur ce qui est train de se passer. Par son nombre limité de règles de jeu, le dispositif contraste avec le foisonnement des ressources activées in situ pour donner un sens aux faits et gestes des interactants. Ainsi, nous avons pris la décision d’associer la description des micro-événements à la notion de cadre afin de tenter de rendre intelligible une infime partie de toute la finesse et de la richesse de ces constructions de sens, de ces constructions sociales de la réalité, dans l’ici-et-maintenant. En effet, d’une conception par trop abstraite, nous avons préféré mettre en avant les changements de cadres, des ajustements quasi imperceptibles, activés dans des interstices de quelques millièmes de seconde, comme l’arrêt sur image, grâce au montage, et les analyses, ont permis de le souligner.

Nous espérons avoir pu mettre en lumière dans les analyses la dynamique des processus à l’œuvre dans la microgenèse des interactions et montré la pertinence d’utiliser la notion goffmanienne de cadre pour en rendre compte. De nombreuses zones d’ombre restent encore à explorer et invitent à retourner sur les données : par exemple pour analyser si le degré de tensions, exprimées par des postures de plus en plus rigides, ou différentes de la « normale », est en lien ou non avec la perception de la gravité de la faute, de la transgression commise aux yeux de l’élève qui se met en position du « chien de garde » et de proposer, pourquoi pas, une typologie de la faute, de la tricherie? Ou de filmer une nouvelle fois cette classe dans ce jeu pour observer si les façons de jouer, de collaborer, d’optimiser ensemble des stratégies connait un développement, et dans quels sens ? Il serait aussi tout autant intéressant d’aborder cette problématique sous l’angle des niveaux de Doise (1982) pour déceler ce qui relève, en matière de cadres activés, de quel niveau d’analyse, ou encore de tenter une entrée par cadre (uniquement le cadre scolaire par exemple), etc.

Tant au niveau théorique que méthodologique, c’est ici l’adage que l’on pourrait qualifier de « chaque situation étant à nulle autre pareille » (en suivant la propriété d’indexicalité telle que proposée en ethnométhodologie), qui l’emporte sur sa variante cartésienne basée sur le principe de « toutes choses étant égales par ailleurs » propre au contrôle des variables utilisé en psychologie sociale expérimentale. Le constat est souvent renouvelé d’un écart, de variations, entre la conceptualisation et la réalisation effective d’expériences de laboratoire. Bien que contenues par les plus grandes précautions méthodologiques visant à réduire les variables dites « parasites », celles-ci se trouvent parfois mises à mal, à la fois questionnées et remises en question par la confrontation avec les réactions des « sujets » et les « aléas » de leur déroulement effectif. L’étonnement suscité par ces décalages (marqué dans les textes par des points d’exclamation) et la redirection des travaux en psychologie sociale en découlant, comme en témoigne par exemple certaines recherches (Light et Perret-Clermont 1986 ; Donaldson, 1978 ; Grossen, 1988, 1989), invitent à penser les différentes facettes des modes de résolution des problèmes, utilisés tant par l’enfant que par l’adulte, également en terme de cadres auxquels il est fait référence de part et d’autre. Il est ainsi intéressant de se

demander par exemple dans quelle mesure « l’effet de cadre » en classe ou hors classe influence les résultats obtenus (Schubauer-Leoni 1990).

Ces différences constatées invitent par conséquent à reconsidérer les sources de ces variations et à proposer une relecture fine (parmi d’autres) de la situation expérimentale, – au même titre que celles de la vie quotidienne par ailleurs – et de rediriger les concepts sur les façons de raisonner, sociale ou cognitive en situation qui indiquent que l’activité intellectuelle s’inscrit bien dans un contexte d’intentions et d’interprétations :

On peut faire l’hypothèse d’une différence de messages implicites (Rommetveit 1976 ; Hundheide 1985 et 1988) véhiculés par les cadres mis en place dans ces différentes situations expérimentales. Leurs effets sont à mettre en relation non pas tant avec la variable adulte/enfant qu’avec le sens qu’y prennent les conduites de ces personnes aux yeux des sujets.(Perret-Clermont, 2001, p. 79).

Ce sens, et c’est l’intérêt souhaité de ce mémoire, semble ainsi constituer une heuristique à être considéré comme produit localement. Tant la psychologie dans ses développements actuels que l’ethnométhodologie s’intéressent aux processus de construction de sens, au sens tel qu’il se constitue. Notre proposition a été de tenter une articulation entre la notion de setting et de contexte issus de la psychologie (Grossen, 2001, pp. 117-118), à la notion de situation selon Goffman (1988), et plus généralement telle qu’utilisée en ethnométhodologie, pour venir compléter l’approche des phénomènes et des processus à l’œuvre considérés in situ, notamment au travers des cadres activés par les interactants. Goffman, en réhabilitant la notion de situation, vise « entre autres à externaliser, dans l’environnement et dans la perception mutuelle, rendue possible par la coprésence physique, l’instance de contrôle des comportements » (Quéré, 1997, p. 85), à situer dans une conception de l’action dans son environnement concret, dans les « ajustements continus aux circonstances, aux contingences et aux configurations de l’environnement, telles qu’elles émergent du cours même de l’activité » (Ibid., p.171). La notion de situation ainsi considérée ajoute une finesse au grain d’analyse à employer et invite à se pencher sur les micro-procédures telles qu’utilisées par les interactants pour conférer du sens à leurs actions et à celles des autres.

Il serait ainsi utile selon nous, en particulier pour des travaux de terrain en psychologie sociale, de bien distinguer et de nuancer le terme de setting et celui de situation, du lieu ou

loci (Zittoun et al, 2012, p. 126) en regard avec ce qui s’est fait en ethnométhodologie : le

setting en psychologie évoque une construction volontaire du contexte, à la configuration préalable tant de l’espace (bâtiment, salle et les divers objets : balles, bancs, registre, etc.) que des pensées (script, dispositif, leçon préparée, etc.). Le terme de situation renvoie ici à la part d’inconnu, de non préalablement déterminé, qui relève tant du hasard que de la configuration momentanée d’un événement non choisi, de l’interprétation dans le hic-et-nunc certes des effets du setting, mais également des « lectures d’action » (comme nous les avons appelé) utilisées dans l’instant par les interactants. La notion de cadre telle que fournie par Goffman (1974), et développée par Zittoun et Perret Clermont (2009), ainsi que sa polysémie, se situe à la charnière de différentes acceptions qui offrent à mon avis une piste prometteuse afin de lier, plutôt que de cloisonner, les avancées respectives de différentes sciences sociales.

La notion de conflit socio-cognitif150

, par exemple, mis à la sauce de l’ethnométhodologie, deviendrait quelque chose comme : une perturbation (un breaching) qui occasionne une remise en question des allants de soi – des formes de comportement vus et non remarqués– et des formes de pensée jusqu’ici considérées comme « normales » pour l’enfant, et suffisamment déstabilisante au point de nécessiter une refonte du sens, une décentration, une remise en question ou un brassage des ethnométhodes (reposant sur des cadres) activées jusqu’ici de manière routinière. Et au besoin, de nécessiter une (re)négociation de son indexicalité afin de chercher à comprendre la réflexivité qui, dans ce contexte-ci, au sein de ce cadre du cadre-là, dans cette situation bien précise, dans ce tour de parole, avec cette gestuelle, ce regard, ces mimiques, a poussé l’autre, cette personne de cette tranche d’âge, habillée de cette façon, présentée comme « le chercheur », « l’expérimentateur » « l’adulte », « la maîtresse », « la dame qui vient jouer », « le pair », etc., à (me) poser cette étrange question.

Signalons enfin que, dans les intentions initiales de son élaboration, nous aurions également souhaité observer, par une analyse détaillée des actions et des interactions, des rapports entre action et argumentation, l’effet des conditions structurelles du dispositif, du setting, de la création d’espaces supposés propices au développement et à l’expression de la pensée, sur les échanges constructifs tant sur le plan social – en privilégiant l’accent sur la collaboration –, que cognitifs – en incitant à poser un regard méta-réflexif sur les cadres. Le temps et la place nous a manqué pour aborder les questions relatives à la notion d’espace de pensée (Perret-Clermont, 2001) telle qu’imaginée au travers du dispositif151, conçues initialement dans le fait de marquer symboliquement cet espace par un objet, la mascotte, et une distance physique entre les équipes, puisque situées aux quatre coins de la salle, et entre les élèves et l’enseignant dont le rapport est cette fois médiatisé par une peluche équipée d’un micro. Une étude ultérieure, focalisant son attention sur les échanges auprès des mascottes, et la répercussion (ou son absence) de ce qui s’y dit (et) sur ce qui est fait, pourrait peut-être faire apparaître cet objet dans ses dimensions symboliques, sémiotiques (Zittoun, 2010), programmatiques (Zittoun, 2005), ou transitionnelles (Winnicott, 1971). La possibilité d’un tel espace de pensée a été ici conçu comme offrant les conditions matérielles (un lieu et un temps152), symboliques (la mascotte), à l’expression d’une intersubjectivité « constructive », par exemple à travers l’explicitation des recadrages à comprendre comme une réorganisation, une reconstruction, voire mieux, une

150 Cf. par exemple :Zittoun, Perret-Clermont et Carugati (1997).

151 « […] il arrive aussi, même dans les lieux de tensions, que l’on observe de petits espaces qui permettent la symbolisation et la coordination de la pensée, espaces analogues par nature à ceux que décrit G.H. Mead chez certains animaux qui savent suspendre l’action du combat pour esquisser des pseudo-dialogues par gestes. Chez l’humain ceux-ci peuvent devenir de réelles conversations. Mais dans quel espace social ? Ni dans le corps à corps ni dans la guerre ! Quelles sont les conditions de sécurité, d’individuation et de distanciation qui rendent la conversation possible ? Quels rites, quels scripts, quels schémas pragmatiques, quelles références partagées, en favorisent l’établissement ? Dans quelle mesure ces derniers doivent-ils être portés voire cautionnés par des institutions et des traditions et en particulier par l’école ? En effet celle-ci, peut-être plus que tout autre institution, peut offrir des moments et des espaces pour le jeu, l’essai, l’erreur sans risque, qui facilitent la pensée et l’appropriation de connaissances (à condition, bien sûr, que la menace de la notation et de la sélection n’entravent cette possibilité). » Ibid., p. 70.

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la structure-même du dispositif rythme et ritualise la leçon par des moments passés auprès des mascottes, que ce soit après les consignes (discussions) ou après la manche de jeu (bilan), voire pendant le jeu telles que les initiatives spontanées de certains élèves l’ont montré.

déconstruction conscientisée des normes qui régissent une situation sociale, ici un jeu sportif collectif.

Nous espérons néanmoins avoir pu contribuer à donner à voir et à mettre à disposition des données complètes sur ce qui s’est déroulé dans cette leçon de sport, en plus d’un simple jeu de balle assise par équipe, et apporté une petite pierre à l’édifice des dispositifs mis en place dans une institution scolaire visant, comme le veut la longue tradition de l’Institut de Psychologie et Education de l’Université de Neuchâtel, une conception des règles dans laquelle « il n’y a plus de délit d’opinion, il n’y a que des délits de procédés » (Piaget, 1932, p. 44).

En conclusion, parvenir à inventer des règles en groupe, proposées par les élèves eux-mêmes comme but ultime, passe notamment selon nous par une réflexion sur l’élaboration d’un setting ad hoc, une prise en compte des cadrages liés à la situation elle-même et une forme de désacralisation de l’enseignant qui, pour autant, ne lui retire pas toute légitimité. Il reste le représentant du cadre du cadre, de l’institution scolaire, et au sein de celle-ci le garant, le gardien du cadre, mais d’un cadre modulable, flexible, négociable, et dont la légitimité n’est pas seulement déterminée par le cadre du cadre mais par un regard méta-réflexif sur le rapport aux cadres. Le maître n’est pas le seul détenteur du savoir, son rôle est notamment de promouvoir des espaces pour la discussion, d’assurer le développement d’une confiance réciproque, de suggérer l’existence d’autres mondes possibles153. Une position qui tende à dépasser le modèle unidirectionnel de la transmission de connaissance, de l’enseignement conçu via les seules contraintes de l’obéissance et de la conformité, et vise à faire ressentir indirectement de l’intérieur, plus que par une contrainte externe, tant l’arbitraire qui régit chacune des situations de la vie en communauté que la nécessité fondamentalement humaine d’une certaine forme de structure, de contenant, de délimitations aux faits et gestes de la vie quotidienne en société. Réussir à négocier, à s’entendre, à se mettre d’accord à plusieurs sur ce qui est ou non communément admis dans un espace donné fournit à notre avis le terreau propice à l’élaboration d’autres constructions collectives, génératif d’intentions non prescrites de développer la coopération et le savoir-« être ensemble », la créativité, l’autonomie et la responsabilisation.

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