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Cadre et langage non verbal (1654-1729)

III.4. Du jeu dans le jeu : interstices, cadrages et recadrages

III.4.6. Cadre et langage non verbal (1654-1729)

Ce passage-ci vise à mettre en lumière les contours du cadre du jeu dans les aspects avant tout non verbaux qui accompagnent les énoncés (par ailleurs peu perceptibles dans cet extrait). J’invite une fois encore le lecteur à aller voir l’extrait du montage (de 01’01’40’20 à 01’01’57’16) ainsi que le détail de la description du langage non verbal dans la transcription de ces dix-sept secondes pour tisser à sa guise quelques liens entre les actions verbales et non verbales. Il n’est en effet pas question d’entrer dans un débat théorique sur les associations entre langage verbal et non verbal (ou paraverbal). Il s’agit plutôt ici de faire ressentir, par la forme du ralenti et du grossissement que le support audiovisuel permet, l’étendue du champ immense qui s’ouvre entre les gestes, les interprétations des intentions et leurs conséquences tant verbales que non verbales énactés par les agents d’une situation en référence à un ou plusieurs cadres. Tout un chacun s’affaire en effet sans cesse à tenter de décrypter (et de donner à voir) le monde qui l’environne en sélectionnant quelques aspects du visible et/ou de l’audible de telle manière qu’il soit possible de lui donner un sens, d’inférer une signification à la fois pertinente et suffisante aux faits et gestes, ainsi qu’aux énoncés de ses semblables.

La description qui va suivre n’engage ainsi que ma perception basée sur mon expérience d’enseignant et mon sens commun. Il paraît vraisemblable que d’autres, en empruntant le même chemin, puissent y voir quelques similitudes avec leur interprétation tout autant que proposer d’autres inférences, ou encore souligner l’absence probable de lien entre les gestes et la prétendue signification inférée. Toujours est-il qu’il me semble nécessaire, dans cette partie, de réfléchir sur l’ensemble des ressources disponibles pour tout un chacun pour comprendre le monde qui l’environne, et en particulier ici à travers une interprétation du langage non verbal des interactants qui offre des prises non négligeables dans l’élaboration d’une signification personnelle tangible à ce qui se passe dans une situation donnée. Ainsi, même en ne conservant que les images et en coupant la bande son, toute personne qui visionne cet extrait image par image sera vraisemblablement en mesure de proposer une description qui lui fait sens, de lier (consciemment ou non) les gestes à un cadre plus large que le simple aspect moteur, et ainsi d’affiner la pertinence de la lecture de la situation et de réduire d’autant le champ des possibles.

Dans la scène choisie, Sa tire sur Nis {102} et l’atteint au niveau de la tête {103}. Pour Sa, et contrairement aux règles énoncées, la touche est valable ; Nis s’en défend. P confirme la version de Nis : « non, la, la tête ne comptera jamais » (1704). Sans entrer dans les détails de la transcription, arrêtons-nous sur les images-clé sélectionnées pour tenter de rendre compte de quelques aspects du langage non verbal propre à cette scène126. Après avoir reçu la balle à la tête, Nis se tient la tête de la main gauche {104} pour marquer son désagrément, arrête sa course et se tourne vers Sa {105} pour observer sa réaction au fait qu’elle lui a tiré la balle au niveau de la tête. En principe, comme cette touche n’est pas valable (et ce dans

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Dans cette séquence, les images-clés sont directement insérées dans la transcription, sous la forme de note de bas de page pour ne pas perturber la numérotation des lignes. Si le code-temps est différent de l’étalonnage, celui-ci est indiqué entre parenthèses après l’image-clé. J’ai choisi en effet des moments qui mettent en exergue le langage non verbal, souvent après le début du mouvement symbolisé par le premier code-temps. Ce choix est lui aussi le résultat d’un travail sur les postures considérées comme représentatives et expressives des cadres qui n’engage que ma perception.

toutes les manches), Sa devrait en effet toujours la considérer comme une proie à atteindre et utiliser la balle qu’elle vient de récupérer comme un nouveau projectile contre Nis. Or, Sa

fait comme si elle considérait Nis comme une « joueuse hors du cadre des joueurs en jeu »

en « l’ignorant », dans le sens qu’elle semble chercher du regard une autre cible. Comme pour les autres formes de « mise au point »127

sur les composantes du cadre, la gestuelle de Nis rappelle ensuite qu’elle choisit momentanément de ne plus faire partie des joueurs en jeu pour tenter de résoudre cette divergence de perception ou de compréhension des règles du jeu, du cadre des joueurs en jeu. Nous avons vu parmi les principales caractéristiques des joueurs en jeu, l’attention qui est portée à la position des balles, les appuis de courte durée, les postures de prédateurs ou de proies qui évitent des projectiles128

, etc. Nis, qui sait que les touches à la tête ne sont pas valables, veut le faire comprendre à Sa qui, outre le fait de ne plus la considérer comme une proie valide, l’explicite de surcroît, main en supination en direction de Nis : « t’es eue » (1670). Nis adopte alors une posture qui se démarque de celle des joueurs en jeu : un appui marqué au sol, le haut du corps penché en avant, une main en direction de l’objet de discorde, la tête, et l’autre en supination {110-114} en direction de la source du malentendu, Sa, qui semble continuer d’agir comme une joueuse en jeu, en tournant sur elle-même avec la balle et en semblant chercher une autre proie à atteindre {106-115}.

Chl, qui a vu la scène et qui entend le décompte des gardiens du cadre, demande à Sa de lui donner la balle en marquant un certain empressement par sa gesticulation, bras ouverts à l’horizontale {110-114}, afin d’une part d’éviter l’élimination de sa coéquipière, mais également d’autre part de profiter de l’occasion de tirer une seconde fois sur Nis à proximité {115-119} et (ou malgré qu’elle soit !) en pleine négociation (au moins non verbale) du fait que la touche à la tête n’est pas valable. Nis ne s’attend pas à ce qu’on lui tire dessus, ses appuis et sa posture n’indiquent pas qu’elle se considère comme une joueuse en jeu {116} : pour elle, le moment est à la mise au point entre elle et Sa quant à la validité des touches à la tête, et elle ne peut donc être considérée comme une joueuse complètement en jeu. Les jeunes enfants signalent habituellement ce moment où le jeu est suspendu pour renégocier, ou s’entendre sur les règles, ou rattacher son lacet par exemple, par l’expression régionale « cro ! »129 avec l’index et le majeur croisés et bien en vue, délimitant ainsi verbalement et non verbalement un espace de dialogue durant lequel les caractéristiques du cadre sont momentanément suspendues130. Nis imagine que le tir que Chl est en train d’ajuster ne lui est probablement pas destiné. Elle l’évite de justesse {119}.

Soulignons l’aspect paradoxal de la situation {117} : Sa qui pense que les touches à la tête sont valables en énactant cette fois-ci une posture de « mise au point », main en supination, haut du corps penché en avant et en direction du litige, appuis marqués, et sa coéquipière à ses côtés qui tire néanmoins sur Nis qui pourtant n’agit pas comme une joueuse en jeu. L’action de Chl peut être comprise comme confirmant soit que Nis est toujours catégorisable comme une joueuse en jeu, soit que, en cas de doute, mieux vaut profiter de sa proximité et

127

Cf. I.3.1.

128 Cf. II.4.1, §3 et §6.

129

Ou « pouce » dans une acception plus communément répandue.

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En cas de non respect de cette suspension du jeu, le joueur dit souvent « ça ne vaut pas ! ». Pour une présentation exhaustive du rapport aux règles chez le jeune enfant, par ailleurs avec les usages qui prévalaient alors dans la région de Neuchâtel, voir Piaget, (1932).

lui tirer une deuxième fois dessus pour s’assurer que la joueuse est bien éliminée et mettre fin à toute négociation131

. Chl rompt le contrat que Nis énacte par sa posture.

Après que Chl ait tiré sur Nis, celle-ci se met à courir et adopte ainsi une gestuelle de joueuse dans le cadre du jeu : si Chl estime qu’elle est une proie valide, elle confirme de facto la règle que « la tête ne vaut pas » (211) conformément à ce que pense Nis, qui peut donc sans autre repartir en jeu, même si Sa ne semble pas partager leur avis. Le tir de Chl, s’il atteint son but, permet de mettre fin au désaccord, de remettre les pendules à l’heure, quelle qu’en soit sa valeur morale (fair-play). Or Chl a raté Nis. Sa renforce alors sa posture de « mise au point », de cadrage, en se penchant encore plus en avant, en faisant un grand pas {120} en direction de Nis tout en répétant sa version du statut de Nis « t’es eue » (1691), et en explicitant la règle qui légitime sa pensée : « la tête ça compte » (1693). Elle abaisse son centre de gravité {121} pour accentuer la transgression ressentie par le fait que Nis retourne dans le cadre des joueuses en jeu. Nis se tourne à nouveau vers Sa {122} et arrête sa course {123} pour revenir dans le cadre de la mise au point : ses doigts s’entrouvrent et ses mains se tournent en supination {124} en direction de la source de litige. Devant l’insistance de Sa à considérer qu’une touche à la tête est valide, et malgré sa tentative de retenue quelques secondes plus tôt : « la t » (1666) visant à privilégier un règlement des « conflits » par les élèves eux-mêmes, P reprend malgré lui, à savoir ses intentions de recherche et sa capacité de retenue (Giglio & Perret-Clermont, 2009), son rôle de gardien du cadre et met fin à toute controverse : « non, la, la tête ne comptera jamais » (1704).

Sa tourne sa tête vers P {125} et se redresse : elle met fin aux prérogatives non verbales du cadre de la mise au point qui n’ont plus lieu d’être, car un cadre dépassant ses croyances, un recadrage légitime de surcroît puisqu’énoncé par le gardien du cadre en personne, infirme ce qu’elle tenait pour « vrai ». Le décalage entre ce qu’elle pensait d’un côté et la version partagée par sa camarade Nis et par le gardien du cadre de l’autre la pousse d’abord à montrer une pointe de déception {127-128} : elle lève ses bras et tape ses mains sur ses jambes. Ensuite, la dissonance ressentie la place de longues secondes dans une posture d’embarras {128 et suivantes}, tandis que Nis, pour qui l’affaire est définitivement réglée, repart dans le cadre du jeu {131}. Les tensions énactées plus tôt dans la posture de Sa se relâchent, les jambes se croisent, elle recule vers Chl les bras ballants {132}. Chl, de son côté porte sa main à la bouche peut-être également gênée par la tournure des événements {131-134}. Toutes deux restent comme figées, occupent en tout cas le même espace {125-136} jusqu’à ce que qu’Eml s’empare d’une balle {137} et leur rappelle leur statut de joueuses en jeu et de proies potentielles {138}.

Il est évident que ce type de description n’est qu’une interprétation parmi d’autres possibles, que le grain pourrait être encore plus affiné ou au contraire épaissi, que des liens avec d’autres éléments qui ont précédé ce moment de la leçon ajouteraient d’autres dimensions aux échanges explicités et au langage non verbal et éclaireraient différemment les actions et le sens attribué à celles-ci. Il n’empêche que chacun, (élève, P, ou observateur lambda de la scène) active un système de référence à des expériences passées, à des cadres

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A plusieurs reprises dans cette leçon, l’adage « mieux vaut deux fois qu’une » semble se vérifier. Cf. par exemple Eml qui tire une seconde fois sur Eil pourtant au sol et qui lui répond qu’il a bien déjà été touché (01’51’32’09). Ou Sa qui retire sur Cé qui est en train de négocier le fait qu’elle est eue ou non avec Ta assise sur le banc (1832-1834).

considérés comme appropriés, pour lire une situation telle que celle présentée ci-dessus. Le travail de cadrage est constitutif de la lisibilité du « réel », et n’opère pas seulement au niveau des énoncés audibles, mais prend aussi notamment en considération les informations fournies par le dispositif complexe des expressions corporelles, par l’intermédiaire du décodage du langage non verbal et paraverbal et par l’activation de théories de l’esprit (Wendling, 2007, pp. 7-18) attribuées aux intentions, ici exprimées au travers des faits et gestes de chacun.