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Je présente dans cette partie quelques réflexions concernant l’analyse présentée ci-dessus. Je discuterai rapidement de quelques améliorations possibles de la méthode57. Je ne m’y étendrai cependant pas outre mesure car, comme je le montre ensuite, cette analyse souffre de nombreuses lacunes dans ses fondements théoriques et méthodologiques58. Pour cette même raison, je ne discuterai pas des résultats produits par l’analyse, mais seulement de questions méthodologiques. La constatation de ces insuffisances a constitué un tournant dans l’orientation de ma thèse. Cela m’a conduit à axer mes recherches vers des questions plus élémentaires, mais fondamentales, afin de progresser dans l’inférence historique à partir de données musicales59.

5.4.1 Méthodologie

5.4.1.1 Autocorrélation et échantillonnage

Comme on l’a vu60, il existe une autocorrélation dans la vraisemblance des itérations échan- tillonnées, importante jusqu’à 7 échantillons successifs. Cette observation affaiblit la confiance que l’on peut avoir dans les résultats. Il serait nécessaire, pour obtenir un jeu de données conte- nant le même nombre d’échantillons tout en s’affranchissant de cette autocorrélation, de refaire l’analyse sur 7 milliards d’itérations.

5.4.1.2 Surparamétrisation

J’ai choisi ici d’inférer les positions de 20 nœuds ayant une pertinence géographique, eth- nonymique ou du point de vue du système de filiation. Comme chaque position est décrite par deux paramètres (longitude et latitude), l’analyse bayésienne décrite ici cherche simultanément les valeurs de 40 paramètres. On peut ainsi penser que l’analyse est surparamétrisée : le nombre de paramètres à estimer est trop important compte tenu des données disponibles. Il aurait sans doute été plus raisonnable de se limiter aux nœuds dont les indices derobustesse(en particulier les valeur debootstrap) sont les plus élevés.

5.4.1.3 Arbre des relations entre patrimoines

J’ai supposé ici que les patrimoines musicaux se diversifient selon un modèle strictementar- borescent. J’ai utilisé pour cela un arbre publié par Le Bomin et coll. [240] issu de l’analyse cladistiquede 58 patrimoines musicaux. Cet arbre est unarbre de consensus61de plus de 270 000 arbres égalementparcimonieux. Cependant le logiciel BayesTraits permet d’utiliser lors de l’ana- lyse bayésienne un ensemble d’arbres, au lieu d’un seul arbre. Ceci permet de prendre en compte l’incertitude quant à latopologiede l’arbre modélisant les relations entre les groupes. L’analyse pourrait donc être améliorée en incluant cet ensemble de plus de 270 000 arbres plutôt que le seul arbre de consensus, afin de moins contraindre l’analyse et autoriser une souplesse concernant les

57.↑ Voir partie5.4.1page180. 58.↑ Voir partie5.4.2page181.

59.↑ Voir partie5.5pages184à185, chapitre6pages187à245et chapitre7pages247à274.

60.↑ Voirpartie 5.3.1.2page165.

relations entre patrimoines qui reflète mieux notre niveau de confiance dans les données utilisées. L’utilisation de cet arbre soulève par ailleurs d’autres questions, discutées dans la partie5.4.2.1.

5.4.2 Limite du modèle utilisé pour l’inférence

5.4.2.1 Le modèle arborescent d’évolution des patrimoines

L’inférence proposée ici suppose que les patrimoines musicaux évoluent par ramification le long d’un arbre, un patrimoine ancestral se divisant en deux patrimoines descendants. Cepen- dant l’arbre proposé par Le Bomin et coll. [240] n’est pas présenté comme un arbre modélisant l’évolution des patrimoines musicaux. En effet, cet article cherche à montrer la présence d’un signal de transmission verticale dans les patrimoines musicaux du Gabon, pouvant renseigner sur la manière dont les musiques se transmettent. L’analyse cladistique effectuée, en particu- lier l’analyse des CIs et des RIs, leur permet de discuter de la verticalité de la transmission. Le Bomin et coll. [240] considèrent aussi que l’obtention declades pertinents selon des critères extramusicaux renforce l’hypothèse d’un signal vertical. L’arbre obtenu n’est donc pas présenté comme un modèle des relations historiques de filiation entre les patrimoines musicaux, mais bien comme un outil permettant de discuter de la question de la verticalité de la transmission.

Il n’apparaît donc pas très judicieux d’utiliser un tel arbre pour inférer des localisations ancestrales comme j’ai pu le faire ici. En effet, dans la méthode utilisée l’arbre de départ doit justement constituer un modèle de la filiation des groupes considérés. Même si cet arbre n’a pas été conçu dans ce but, on pourrait éventuellement l’utiliser comme modèle de l’histoire de ces patrimoines musicaux, mais cependant à la condition sine qua non que l’on ait évalué auparavant à quel point cette modélisation est justifiée. Comme l’objet de l’article de Le Bomin et coll. [240] n’est pas d’estimer à quel point cet arbre peut servir de modèle à l’histoire des patrimoines musicaux du Gabon, il m’aurait fallu d’abord, avant de poursuivre mon analyse, me pencher sur cette question.

5.4.2.2 Le patrimoine musical comme unité évolutive

Utiliser la notion de patrimoine musical comme unité d’analyse pour l’analyse historique présuppose que le patrimoine musical constitue une unité pertinente dans la dimension tempo- relle. Or un patrimoine musical est constitué par définition d’un ensemble de caractéristiques musicales partagées par une population [240, p. 2] et regroupe donc des données de natures hé- térogènes62. On peut donc se demander si un patrimoine musical est une unité de transmission suffisamment cohérente63 pour que l’on puisse considérer qu’un patrimoine donné à une époque donnée soit le descendant d’un patrimoine existant à une période antérieure. Cette hypothèse n’a, à ma connaissance, jamais été testée empiriquement. Cependant certains indices peuvent

62. ↑ Par exemple des paramètres musicaux internes tels que la métricité, les formules rythmiques ou les

échellesmusicales, desparamètres performatifstels que les instruments de musique utilisés, ou encoreparamètres contextueltels que les cérémonies dans lesquelles interviennent ces musiques.

faire douter de sa validité, comme je le détaillerai plus loin63. En ce qui concerne les musiques du Gabon en particulier, l’article de Le Bomin et coll. [240] relève des valeurs de CIs et RIs

assez différentes entre différentes types de paramètres musicaux (intrinsèques, performatifs et contextuels)64, suggérant des transmissions différentes pour chacun d’entre eux. Par ailleurs nos récentes observations sur le terrain suggèrent une grande perméabilité des répertoires entre popu- lations mais aussi des pièces entre répertoires différents. Au vu des quelques éléments dont nous disposons, il me paraît donc plus raisonnable de considérer un patrimoine musical comme un ensemble hétérogène du point de vue de la transmission et donc de la filiation. Cette supposition nécessite de toute façon d’être testée empiriquement, ouvrant le chemin pour une identification plus fine d’unités pertinentes du point de vue historique.

5.4.2.3 Patrimoines musicaux et populations

L’analyse présentée ici suppose que les patrimoines musicaux se transmettent et évoluent comme des unités cohérentes, qui peuvent se ramifier en plusieurs patrimoines musicaux. Inférer la localisation ancestrale d’un nœud de l’arbre reviendrait donc à chercher la zone géographique où un tel patrimoine ancêtre aurait été pratiqué. On voit bien que le « mouvement » d’un patrimoine musical ne peut être complètement décorrélé des populations qui le pratiquent. Si un ensemble de pratiques musicales identiques est retrouvé à un endroit différent, on peut l’expliquer soit par le déplacement des personnes porteuses de ces pratiques65, soit par une transmission de ces pratiques aux personnes vivant à cet endroit (et probablement par une combinaison de ces deux hypothèses). Il apparaît que les fondements de l’analyse présentée ici ne sont pas très bien définis. Que cherche-t-on réellement à inférer ? S’il s’agit de la localisation d’un patrimoine musical ancestral, cette notion est très floue : on ne sait comment elle s’articule avec la localisation des populations et on ne sait pas vraiment quelle pertinence a cette notion de « patrimoine ancestral ». S’il s’agit des déplacements des populations ou des échanges musicaux entre populations, il est difficile de savoir à quel point nos données nous permettent d’y avoir accès.

5.4.3 Pertinence de l’analyse

On voit donc que l’analyse présentée ci-dessus a été mal conçue au départ et je propose maintenant quelques réflexions épistémologiques visant à clarifier les questionnements initiaux. On peut à mon avis envisager l’inférence historique à partir de données musicales selon deux perspectives différentes et radicalement distinctes : évaluer une méthode nouvelle ou contribuer à améliorer notre connaissance de l’histoire.

64.↑ Voir partie7.2.3.2page264.

65.↑ Éventuellement en remplaçant les personnes qui y vivaient auparavant, on parle alors de diffusion démique

5.4.3.1 Tester une méthode

Si on ne peut avoir une confiance suffisante dans l’analyse effectuée, que ce soit au niveau de la méthode ou des données utilisées, elle ne peut permettre de proposer des hypothèses fiables sur le passé. L’intérêt d’une telle analyse réside donc dans son caractère innovant et instable, qui nous permet d’améliorer les méthodes utilisées. Pour arriver à cette fin, il faut donc se donner les moyens d’évaluer a posteriori les résultats obtenus et par ce biais la qualité de l’analyse.

Comme je l’ai montré ci-dessus, les bases de l’analyse bayésienne effectuée dans ce chapitre ne sont que très peu solides. Si l’on considère que cette analyse a pour but d’expérimenter et d’évaluer une nouvelle méthode pour étudier des données musicales, il est nécessaire de pouvoir tester les résultats obtenus afin de pouvoir apprécier l’intérêt de la méthode. En l’occurrence, il faudrait donc disposer de données indépendantes qui devraient converger avec mes résultats. Je pourrais par exemple utiliser les résultats de Van der Veen et coll. [426] qui proposent un scénario de l’expansion des langues bantoues au Gabon. Malheureusement la nature des localisations inférées restent mal définies66 et les bases théoriques de mon analyse ne me permettent pas de supposer que les localisations inférées devraient être cohérentes avec le scénario de Van der Veen et coll. [426]. En effet, je n’ai pas assez d’éléments pour faire l’hypothèse que l’évolution temporelle et géographique des patrimoines musicaux converge avec celle des langues.

5.4.3.2 Produire de la connaissance historique

Si en revanche je dispose de bonnes raisons d’avoir confiance dans la méthode et les données utilisées, l’analyse peut servir à améliorer notre connaissance de l’histoire. Les résultats obte- nus peuvent alors être confrontés à des résultats d’autres sources historiques indépendantes et permettre de mieux comprendre à la fois l’histoire telle qu’elle s’est produite et les processus mis en œuvre. Je pourrais par exemple les comparer à ceux de Van der Veen et coll. [426] afin de discuter de l’histoire des populations du Gabon ou de tester s’il existe une congruence entre histoires musicale et linguistique. En effet, comme le soutient Tucker [424], une connaissance historique est d’autant plus fiable qu’elle est supportée par des lignes indépendantes de preuves suffisamment solides. Une « ligne de preuve » ne peut donc avoir un intérêt que dans la mesure où l’on peut avoir confiance en elle. Si la confiance que l’on en a provient de la convergence avec des données indépendantes, la preuve n’est pas indépendante de ces données et ne constitue pas une ligne indépendante. Ainsi, si je choisis de me servir des données de Van der Veen et coll. [426] pour estimer la pertinence de mes résultats, ces derniers ne peuvent être réutilisés conjoin- tement avec ceux de Van der Veen et coll. [426] pour discuter de l’histoire des musiques, langues et populations du Gabon : le raisonnement serait circulaire et les données seraient doublement utilisées (pour tester les résultats et pour produire de la connaissance historique).

66.↑ Voir paragraphePatrimoines musicaux et populationspage182.