• Aucun résultat trouvé

Discours de Lancée et d’Orphanis

Dans le document La lecture du schéma de la vie de Sade (Page 195-200)

— La lecture de sa dernière pièce de théâtre (I) —

III. Discours de Lancée et d’Orphanis

Il semble bien que le devoir de reconnaissance dont parle Blinval se doit d’être à la hauteur des exigences éthiques du devoir de l’amour du prochain, Blinval ne l’ignore pas. Lors, les visées de son théâtre se distinguent de celles de la tragédie ou de la comédie et y est délaissée la fonction cathartique (respectivement pour la tragédie et la comédie : la sidération et la pitié, le rire et le mépris). On peut dire que l’hommage qu’il tient à rendre à Meilcour ne comporte nulle dimension pathologique au sens kantien du terme, seul le devoir le guide et seul le devoir conduit la création de la pièce qu’est la Fête de l’amitié.

Dubosquet : Moi dont le rire est l’élément, / Voyant que chacun se lamente, / Je vais pleurer également / Blinval, est-ce une comédie / Que nous répétons pour ce soir / Ou plutôt une tragédie ?

Blinval : Eh ! non vraiment c’est un devoir.42

Le devoir de reconnaissance selon Blinval s’oppose donc radicalement à la recherche du plaisir selon Adèle, et ne prend tout son sens qu’une fois mis en relation avec l’amour passionnel de Lancé et d’Orphanis qui s’exprime dans ce que nous qualifierons de troisième discours.

III. Discours de Lancée et d’Orphanis.

Dans la pièce de Sade, Lancée incarne la figure de l’amour passionnel. Sa bien-aimée s’est enfuie avec son rival et cette perte est cause de son effondrement. Il est alors envoyé pour soin

41 SADE, op.cit, p. 269.

42 Ibid, p. 270.

à l’hospice de Meilcour. Guéri, et pour avoir entendu parler de la fête qui se prépare en hommage à son ancien thérapeute, il se rend dans le jardin de Momus qui l’enjoint de dire toute sa pensée à l’endroit de son bienfaiteur et de sa bien-aimée. Touché par la sincérité de sa réponse, Momus fait dans l’instant venir à lui Orphanis afin qu’elle lui raconte ce qu’elle a vécu depuis sa séparation avec Lancée, jusqu’à révéler cette double coïncidence : premièrement, sa passion s’avère étrangement égale à celle de son amoureux transi, ensuite, on découvre qu’elle a aussi séjourné à l’hospice de Meilcour et ce, en même temps que Lancée, sans qu’ils s’y rencontrent pourtant. Ce constat fait, Momus s’arrange pour organiser leurs retrouvailles, celles-ci annonçant celles de Blinval et de Meilcour au terme de la pièce.

Arrêtons-nous tout d’abord à la folie de Lancée. On le découvre dans cet état sévère :

Lancée : Je cherche en vain Orphanis… La Grèce entière retentit de mes plaintes et voit couler mes pleurs… je ne trouve plus celle que j’adore… l’usage de mes sens m’abandonne ; des mots sans suite sortent de ma bouche ; je ne puis plus prononcer que ceux d’amour et d’Orphanis, ils étaient synonymes pour moi. Une maladie affreuse altère mon esprit ; on me transporte dans la maison de cet homme célèbre dont je sais que vous préparez aujourd’hui la fête. 43

A en croire Mlle Flore, actrice du théâtre de Variété, le personnage de Lancée s’inspire d’un personnage réel qu’elle décrit comme « un jeune homme à la physionomie intéressante [qui] était devenu à ce qu’on m’a dit fou par amour, après avoir perdu, par un accident subit, une jeune personne qu’il devait épouser. S’il l’eût perdue après le mariage, cet accident ne lui serait peut-être pas arrivé.»44 Nous ne savons pas si ce jeune homme était présent en chair et

43 Ibid, p. 287.

44 op.cit, pp. 228-229.

en os sur scène au moment de la représentation de l’Hommage à la reconnaissance et s’il endossait les habits de Lancée. Quoi qu’il en soit, Sade n’hésite pas à se servir d’un cas clinique réel pour rendre grâce à la pratique de Coulmiers. De là, la colère justifiée de Royer-Collard : parce que le marquis bafoue non seulement le secret intime du patient mais aussi parce qu’il franchit, excède les limites du champ clinique par sa recherche d’effets dramatiques. Sade entame en effet en maints endroits le mur entre fiction et réalité.

Lancée : Là Juste ciel !...que de soins précieux et touchants !...j’avais perdu mon père… je le retrouve dans lui, j’y rencontre tout ce qui peut me rendre et ma raison et l’espoir du bonheur que je croyais évanoui…allez, me dit au bout de quelques mois ce généreux mortel, votre guérison est accomplie, et la liberté, dont vous n’étiez privé que pour assurer vos traitements, vous est rendu avec la santé.45

Il perd l’objet de sa passion, il en retrouve la raison. Il retrouve aussi un père de substitution sous les traits de celui qui lui prodigue les soins nécessaires à sa guérison. Mais la simplicité du discours de Lancée n’est qu’apparente. En effet, le recouvrement de la raison, de la liberté, de la santé et du bonheur demande que le jeune homme renonce, avant toute chose, à la femme qu’il aime follement, c’est-à-dire à la cause de sa folie. Mais notre connaissance clinique ne nous laisse ici aucun doute : il est difficile de renoncer à un amour hautement idéalisé, ce renoncement ne peut être que partiel. Il suffit d’ailleurs à Momus de lancer un mot pour que Lancée s’enflamme à nouveau.

45 op.cit, p. 288.

Lancée : Ah ! cette raison… cette âme… et cet amour, tout est à elle [Orphanis], tout lui appartient, elle est la maîtresse de tout… qu’elle trouble, qu’elle dérange, et je préfère à la sagesse la plus solide, le désordre où elle plonge mes sens. 46

Reviens ici ce « Je t’aime tant. », l’air chanté par Adèle en ouverture de la Fête de l’amitié.

Mais il ne s’agit plus de l’expression du plaisir clair et léger d’une jeune paysanne n’attendant que les agréments d’une fête sans conséquence, mais de l’exquise douleur d’un être victime de « lypémanie » selon les catégories en vigueur à l’époque. Que pèse dès lors la voix du devoir dont Blinval fait l’éloge, devant la brûlante adresse du jeune Lancée. Ayant dépassé le principe du plaisir, dans le complet dérèglement de la raison pratique, le jeune grec pénètre dans le domaine de la jouissance dans son acceptation lacanienne.

Lancée : Air : « Je t’aime tant » avec la plus grande chaleur, Ah ! comment vous peindre l’amour / Qui me brûle et qui me dévore ; / Pourrais-je exister un seul jour / Sans lui jurer que je l’adore ; / Mon âme en elle se confond ; / Qui me fait vivre ? c’est la sienne / C’est la sienne qui me répond / Lorsque j’interroge la mienne.47

Nous n’avons plus affaire au chant doux à l’oreille d’une jeune fille innocente mais bien à la souffrance délectable d’un malade qui souffre de folie d’amour. Hanté par l’ombre de la femme qu’il aime, l’existence de Lancée est comme trouée en son centre, siphonnée par sa lypémanie. Véritable trou noir logé au plus intime, elle absorbe les pensées de Lancée et n’offre aucune prise à qui chercherait à l’en déloger. Elle est là, à l’intérieur de Lancée, plus intimement que lui-même.

46 Ibid, p. 288.

47 Ibid, p. 288.

Lacan ne cesse de traiter le problème du prochain qui se loge à l’intérieur de nous-mêmes.

Notre prochain se situe dans un endroit où se croisent « Tu es ce que je suis » et « Tuer ce que je suis ». Lacan décline cette double formule pour expliquer la nature de l’amour passionnel qui touche certainement du plus près à notre prochain : « si tu n’es pas, donc je ne suis pas ».

Cette formule de la folie d’amour est une des variations du cogito cartésien que Lacan nous propose pour montrer la complication du statut du « Je » dans l’amour de ce ‘‘prochain’’48. Rappelons l’effet néfaste de la rencontre avec le prochain qui n’est autre que « le monstre dont nous connaissons assez bien les effets dans la vie de chaque jour »49. Il s’agit des

« manifestations de l’amour dans le réel » dont les conséquences sont souvent « les plus incommodes et les plus déprimants »50 (on y reviendra dans le chapitre VIII).

Lancée vit son lien avec Orphanis comme indéfectible, comme quelque chose qui ne peut d’aucune façon être dénouée, défait. La métaphore de la topologie est ici comme une particulièrement adéquate et illustre bien ce à quoi nous avons affaire dans la parole de Lancée : « Mon âme en elle se confond ; / Qui me fait vivre ? c’est la sienne / C’est la sienne qui me répond / Lorsque j’interroge la mienne ». Les deux âmes situées dans le même corps, partageant la même voix, s’embrassent à la manière de la bouteille de Klein, surface engendrée par le mouvement d’une courbe qui revient sur elle-même après la rotation d’un demi tour. Une extrémité débouche à une autre par une immersion intérieure qui se traverse elle-même.

48 Dans le creux central de l’amour passionnel, le « je pense, donc tu es » et le « tu pense, donc je suis » s’abouchent comme les deux bords de la bouteille de Klein. Voir le séminaire inédit La logique du fantasme, notamment la séance du 18 janvier 1967.

49 ibid.

50 ibid.

En vain, Lancée cherche-t-il à résister à la voix de la passion qui lui intime de jouir de cette proximité dangereuse avec sa bien aimée comme d’un autre face-à-face avec la Mort. Il n’a d’autre choix que de demeurer dans cette situation invivable.

Nous avons déjà évoqué le fait que Momus, dont la candeur s’est émue de l’ardeur de Lancée, fait venir Orphanis en son jardin et qu’Orphanis lui fait le récit de son séjour à l’hospice. Or, le détail de son récit indique clairement que la clinique de Meilcour n’est autre qu’une transposition de l’hospice de Charenton dirigé par Simonet de Coulmiers.

Orphanis : Cette maison, vous le savez, contient des individus de l’un et de l’autre sexe, mais dans le cours des traitements, ils ne se voient, ni se connaissent. Ah ! rien de ce que la pudeur exige n’échappe à l’œil vigilant de cet administrateur ; si, quand leur guérison se déclare, sa bonté leur permet d’être ensemble pour l’accélérer, c’est sous les regards éclairés et sévères des sages surveillants qui coopèrent à ses vues, qu’ont lieu ces réunions rares et décentes, dont le but moral est de goûter des plaisirs honnêtes qui tournent toujours au profit de leur guérison ; quelques danses, un spectacle exécuté par eux-mêmes, des promenades ; voilà les dissipations qui perfectionnent les cures et qui nous mettent promptement en l’état où vous me voyez.51

Ce récit commence par faire état de la non-mixité dans l’espace hospitalier. Et se clôt sur une description du théâtre de l’hospice de Meilcour, donc, par là même, du théâtre de

51 Ibid, p. 291.

Dans le document La lecture du schéma de la vie de Sade (Page 195-200)

Documents relatifs