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2 Les
insertions
mythiques
ou
l’art
de
lire
:


2.1 Digressions
et
gloses
:


Les insertions mythiques peuvent se décliner selon différentes modalités. Selon qu’il s’agit d’une simple allusion d’un vers ou deux à tel ou tel mythe ou d’un véritable développement narratif, ces digressions n’ont bien évidemment pas la même portée ni la même fonction.

163 L’appellation « insertion mythique » est empruntée à F. Mora-Lebrun, Metre en romanz…, op.cit., p. 211 sq. 164 F. Mora-Lebrun, Metre en romanz…, op.cit., p. 211.

La première et la plus évidente manière d’insérer un récit mythologique au sein de la trame de la Thébaïde est de cesser la narration de l’histoire d’Étéocle et Polynice en le signalant pour se lancer dans celle d’un « microrécit mythique »165. Ainsi l’histoire de la vie d’Œdipe s’impose-t-elle avant le récit du partage des terres entre Étéocle et Polynice qui ouvrait l’épopée stacienne :

Des deus freres ore em present ne parleré plus longuement, car ma reson veul conmencier a lor ayol dont voil treitier. (v. 33-36)

Débute alors le récit de la vie d’Œdipe qui s’étend sur plus de cinq cents vers. Nombreux sont les critiques qui se sont attardés sur le sens de cet ajout et sur son incidence sur la senefiance du roman tout entier166. Mon propos n’est pas ici de discuter ces analyses mais d’étudier le principe d’insertion mythique et ses modalités, c’est pourquoi je m’en tiendrai à mettre en lumière l’intention pédagogique de l’auteur dans les vers cités. En effet, l’introduction de cet épisode semble signifier que l’auteur « a accompli un effort clarificateur, logique, sinon pédagogique de (re)composition »167 afin de rendre plus accessible l’ouverture

in medias res de la Thébaïde, trop abrupte pour qui ne connaîtrait pas la légende des Labdacides. L’insertion mythique apparaît donc ici comme exemplaire de la translatio studii, il s’agit bel et bien d’une transmission de connaissances qui enrichit la culture du lecteur en lui donnant un accès direct (en langue vernaculaire) à un savoir jusqu’ici réservé aux clercs.

En outre, la version longue accorde encore bien davantage à l’histoire de Laïus et d’Œdipe, et les développements les plus importants que les mss. A et P consacrent en commun à cette légende sont vraisemblablement inspirés par le même souci : clarifier, expliquer, enseigner, renseigner. S’exprime ici, de manière encore plus appuyée que dans les autres rédactions du Roman de Thèbes, une démarche qui pourrait bien relever, au sens large, sinon de la traduction, du moins de la transposition, opérée par un clerc, s’adressant à des laïcs.168

Largement développé, l’épisode d’Œdipe fonctionne effectivement comme un mythographe à l’usage des laïcs. Il est largement compréhensible pour qui ne connaît pas déjà

165 J. C. Huchet, Le Roman médiéval, Paris : P.U.F., 1984, p. 191. (Le critique utilise cette expression à propos

du récit du jugement de Pâris au début de l’Énéas.)

166Parmi les plus significatives, voir D. Poirion, « Le mythe antique comme préhistoire », in Résurgence. Mythe

et littérature à l’âge du symbole (XIIe siècle), Paris : P.U.F., 1986, p. 55-77 ; V. Fasseur, « L’Énigme du Sphinx,

le début du Roman de Thèbes ou le lecteur médiéval du signe antique », Troianalexandrina, 6 (2006), p. 151-169 ou encore S. Messerli, « Le Roman de Thèbes à la lumière de l’épisode d’Œdipe », Oedipe enténébré. Légendes

d’Œdipe au XIIe siècle, op.cit., p. 99-186.

167 A. Petit, Naissances du roman…, op.cit., p. 243. 168 Id., p. 247.

la légende et transmet la connaissance des principaux détails du mythe (oracle initial, exposition d’Œdipe, rencontre et énigme du Sphinx, parricide, inceste, fin tragique, etc.).

L’histoire d’Œdipe est en réalité tellement développée et si bien intégrée dans la narration qu’elle ne peut être considérée comme une simple digression mais constitue bel et bien un épisode à part entière du roman. Il conviendrait donc de la classer à part des autres insertions mythiques. Néanmoins, elle fonctionne également à la manière d’une glose marginale qui informe le lecteur et est peut-être la meilleure manifestation de l’intention de l’auteur de transmettre une sapïence. C’est pourquoi elle est à rapprocher des autres insertions mythiques qui, plus nettement digressives, ont à première vue essentiellement cette fonction.

Ce qui frappe également dans les vers qui annoncent le récit de la vie d’Œdipe, c’est l’affirmation de l’auteur. En effet, il est significatif que la première personne soit si marquée (« ma reson veul conmencier », v. 35). Alors qu’il est censé n’être que l’humble traducteur d’un texte ancien, l’adaptateur médiéval commence son récit par un épisode absent de la Thébaïde et s’affirme ainsi dès le départ comme un auteur.

C’est que les insertions mythiques, au-delà de leur fonction clarificatrice, sont aussi et surtout les preuves de l’érudition de l’écrivain. L’étude des sources de cet épisode a en effet permis à la critique moderne de prouver l’étendue de la culture de l’adaptateur médiéval ; les examinant, L. G. Donovan conclut :

Il devient de plus en plus évident que l’auteur du Roman de Thèbes possédait une profonde connaissance de la Thébaïde, du Mythographus secundus et de la légende d’Œdipe […] Dans son adaptation, notre auteur a fait preuve d’un sens critique notable et a su réunir des éléments éparpillés dans l’œuvre de Stace et dans d’autres sources pour en faire un récit dense et cohérent.169

Tout comme dans le prologue, la volonté pédagogique de l’auteur laisse transparaître une affirmation fière de sa propre érudition.

Ce phénomène est d’autant plus significatif dans d’autres digressions savantes référant à la mythologie qui ne possèdent plus la dimension clarificatrice de l’épisode d’Œdipe. C’est le cas par exemple de la mention de l’histoire du fils de Tydée au moment de la mort de ce dernier. Tydée vaincu, Adraste décide de placer son fils sous sa protection afin d’honorer la mémoire de son brillant chevalier. L’auteur développe alors sur une douzaine de vers le récit des exploits futurs de l’enfant :

De l’enfant vous di une rien : mout restora son pere bien, car, puis que il vint en aage, mout par fu de grant vasselage ; chevaleries fist adés

et si ot non Dÿomedés : en l’ost de Troië fu dehors et se combati cors a cors a Eneas, qui mout fu prouz, fors Hector, li mieudres de touz ; se cil n’en eüst adjutoire,

Dÿomedés fust la victoire. (v. 6885-96)

Cette digression n’a pas pour but de transmettre une quelconque connaissance de la mythologie au lecteur. Sa fonction première est d’offrir au personnage de Tydée une postérité dont il ne jouissait pas dans la Thébaïde. Cela participe de l’évolution positive du personnage dont l’adaptateur médiéval a voulu faire un modèle de chevalerie170. Certes le lecteur peut apprendre grâce à ces vers que le fils de Tydée s’appelle Diomède et qu’il a participé au siège de Troie, mais les mentions d’Énée et d’Hector peuvent uniquement fonctionner comme des références destinées à un public déjà connaisseur de l’histoire de la guerre de Troie. Pour un lecteur ignorant, ces noms ne font qu’évoquer un savoir érudit qui lui reste hermétique. Aucune translatio studii donc dans ce type de digression, mais tout au plus un « effet d’érudition »171 qui rehausse la position du clerc dans l’esprit du lecteur.

Au-delà de cet effet d’érudition, nous pouvons d’ores et déjà noter que les deux exemples d’insertion mythique que nous avons évoqués renvoient à la filiation des personnages de la Thébaïde. Le récit de la vie d’Œdipe est motivé par la nécessité pour l’auteur de raconter l’origine d’Étéocle et Polynice et la raison de leur discorde ; celui de Diomède par une volonté de prolonger la gloire de Tydée au travers de son fils. Ces digressions ne sont donc en aucun cas « gratuites » et ne servent pas qu’à clarifier l’histoire de la Thébaïde. Le lien qui unit la trame stacienne aux ajouts de l’auteur médiéval est un lien de filiation, dont nous avons vu que le thème parcourt le roman. L’« ailleurs » que constituent les mythes insérés est invoqué pour donner une nouvelle consistance aux personnages de Stace et appuyer la lecture originale de l’adaptateur médiéval de l’épopée latine, cette lecture qui fait de la Thébaïde une réflexion sur des problématiques contemporaines au roman.

170 Sur l’évolution du personnage de Tydée entre la Thébaïde et le Roman de Thèbes, voir A. Petit, « Tydée dans

le Roman de Thèbes », « Furent les merveilles pruvees et les aventures truvees. »…, op.cit., p. 481-485.

171 La formule est empruntée à F. Mora-Lebrun : « Insertions naturalistes et insertions mythiques auraient donc

eu comme dessein commun la création d’un “effet d’érudition” – au sens où l’on parle d’ “effet de réel” ». (Metre en romanz…, op.cit., p. 214.)

Aussi doit-on étudier ces insertions comme une forme de commentaire du clerc qui amène le lecteur à dégager un sens nouveau aux épisodes de la Thébaïde, suivant en cela la tradition herméneutique des maîtres scolaires de l’époque.

Dans son analyse du Roman d’Énéas, F. Mora-Lebrun insiste, à la suite de P. Zumthor, sur la dimension exégétique des digressions mythologiques dans les mises en roman, en des termes que nous pourrions aisément appliquer au Roman de Thèbes :

Mettre en roman, c’est proprement « gloser » en langue vulgaire, « mettre, en clarifiant le contenu, à la portée des auditeurs », « faire comprendre, en adaptant aux circonstances »172. P.

Zumthor définit ici très justement la spécificité d’un genre « connoté par l’idée de glose » en des termes qui s’appliquent particulièrement bien à la démarche suivie par l’auteur de l’Énéas, très attentif à glisser dans son adaptation de l’épopée virgilienne plusieurs digressions mythologiques ou scientifiques qui peuvent apparaître comme la tentative d’intégration au texte traduit de notes marginales.173

Lorsque l’on relève les différentes insertions mythiques présentes dans le Roman de Thèbes, on s’aperçoit qu’un épisode en est saturé, il s’agit de celui qu’A. Petit a appelé la « Capanéide »174 car il concerne l’assaut de Capanée contre la tour de Daire et son châtiment par Jupiter lui-même. Essayons donc de définir la fonction de ces insertions dans ce passage et de comprendre ainsi l’interprétation qu’en a faite l’auteur de Thèbes.