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Un devoir envers la « grande famille »

Chapitre 1 : Comprendre la jeunesse sahraouie en France par l’étude de terrain

D. Un devoir envers la « grande famille »

Le départ en Europe engendre inévitablement un éloignement avec le domicile familial qui n’est pas toujours évident à vivre pour les jeunes. Comme nous l’avons vu précédemment, certains quittent leurs familles, très jeunes, vers l’âge de 11/ 12, sans parfois revenir pendant plus de 5 ou 10 ans. La majorité des Sahraouis que j’ai rencontrés perçoivent leur départ comme une

« chance » : « c’est mieux d’être loin parce que sinon tu es toujours dépendant de la famille tu n’évolue pas, j’aurais jamais autant appris que si j’étais resté avec la famille » me dit lors d’une discussion informelle, un père Sahraoui qui est parti à l’âge de 10 ans faire sa scolarité à Cuba.

Cependant, plusieurs jeunes de Bressuire, me disent « regretter » de ne pas avoir passé plus de temps avec leurs familles, ils ont le sentiment d’avoir « perdu du temps et des moments ». Ils ont le sentiment de ne pas avoir été assez présents pour leurs familles. Ces « prises de consciences » peuvent faire suite à des événements familiaux importants, tels que des décès ou un retour dans

69 les campements de réfugiés après plusieurs années d’absence. Un jeune de Bressuire, en Espagne depuis ses 12 ans me dit: “empezó a sentirme mal porque estás aquí, están allí, te pierdes muchas cosas… tiempo que no puedes coincidir con ellos allí mismo. Eso cuesta mucho que pierdes familia y que no estas allí al lado” [Traduction : « j’ai commencé à me sentir mal, parce que je suis ici, ils sont là-bas, et tu perds beaucoup de choses… du temps que tu ne peux pas passer avec eux là-bas. Ça, ça coute beaucoup que tu perds de la famille et que tu n’es pas là-bas à leur côté »]

(extrait de l’entretien avec Mahjoub). En l’occurrence, ce jeune n’a pas pu retourner voir sa famille dans les camps pendant 5 ans, faute de temps, de papiers et de moyens financiers. Il a pendant cette période perdu ses grands-parents et deux de ses sœurs. Aujourd’hui il vit avec deux membres de sa famille en France, il essaie de retourner régulièrement dans les camps, ce qui, chaque fois, est un moment très important pour lui, il dit vouloir faire plus d’aller/retours et vouloir y construire une maison. Une autre jeune rencontrée en Espagne, qui est arrivée à l’âge de 6 ans pour raison médicale et qui vit depuis dans une famille d’accueil, dit que ce manque et ce sentiment d’éloignement s’accentue avec les années : « es verdad de que a medida me costa más el distancia, al final de 2 meses se me hace complicado volver a España y no verles durante un año entero, la vuelta es más dura.” [Traduction : « c'est vrai qu'au fur et à mesure la distance devient plus difficile pour moi, au bout de 2 mois il devient difficile pour moi de retourner en Espagne et de ne pas les voir pendant une année entière, le retour est plus difficile » (extrait de l’entretien avec Aicha).

Cette jeune parle de « renonciation », ou elle a dû faire des concessions pour faire ses études, au détriment de sa famille.

Cet éloignement avec la famille n’est pas facilité par les difficultés que rencontrent les Sahraouis lorsqu’ils décident de retourner voir leurs familles. La procédure pour obtenir les documents nécessaires pour repartir (visas, passeport) peut être longue, ce qui complique les déplacements. Ceux qui ont la nationalité espagnole ou française, ont en général moins de difficultés à se déplacer, mais un voyage nécessite aussi d’avoir le temps et peut représenter un coût financier important, comme en témoigne deux jeunes étudiantes Sahraouies en France : « ça coute un peu d’argent d’aller dans les camps de réfugiés, l’année dernière le billet il m’a couté un peu moins de 600€ quoi, donc ça fait son prix » (extrait de l’entretien avec Gaymula) ; « je vais pas fréquemment, surtout parce que voilà des fois il y a le passeport qui est pas sorti, il y a la carte séjour, c’est pour ça voilà les papiers quoi. Des fois c’était parce qu’il y avait le brevet, il y avait le bac, des études, les inscriptions. » (Extrait de l’entretien avec Nayua). Pour ceux dont les familles sont restées sur le territoire sous occupation marocaine, il peut être aussi difficile d’y retourner, par exemple pour des militants qui ont fui le territoire clandestinement, ou parce qu’ils sont militants en Europe. D’anciens prisonniers politiques m’ont raconté que depuis qu’ils sont

70 partis, ils n’ont pas pu retourner voir leurs familles au risque de se faire arrêter, certains n’ont jamais revu leurs parents avant qu’ils décèdent.

Ces dernières années, avec l’arrivée des nouvelles technologies, l’éloignement avec la famille a été partiellement comblé par la facilitation des échanges. Un père de famille de Bressuire, parti dans sa jeunesse, 6 ans à Cuba, rend compte de cette évolution : « on envoyait une lettre à nos familles mais on ne sait pas si elle allait arriver, parfois on recevait une réponse mais un an après.

Entre les deux tu ne sais pas ce qui a pu se passer, il y a des gens qui pouvaient mourir » (extrait de l’entretien avec Mohamed). Aujourd’hui tout le monde, même dans les camps, est équipé d’un téléphone portable, ils peuvent ainsi communiquer par les réseaux sociaux (Whatsapp, Facebook…). En postant des photos, cela permet aux Sahraouis de renvoyer une image positive de leur migration en Europe permettant de rassurer leurs proches.

Certains culpabilisent parfois de voir leurs familles dans des situations très précaires ou subir des violences. Ils se sentent « égoïstes » de vivre dans de meilleures conditions en France, alors que leurs familles vivent des situations de violence ou dans la précarité. Une forme de culpabilité se développe chez certains jeunes, d’avoir laissé leurs familles.

Cela se traduit chez presque tous les jeunes par l’envie d’aider sa famille, de quelque manière que ce soit. Cela apparaît presque comme un « devoir » envers les familles d’envoyer des capitaux ou une aide matérielle. Il y a une volonté de montrer que l’Europe est synonyme de « réussite » et de rappeler l’utilité de la migration, permettant d’améliorer leurs conditions de vie et la situation familiale. Un jeune, par exemple, me dit qu’il ne se voit pas rentrer dans sa famille tant qu’il n’aura pas trouvé de travail et sans pouvoir leur apporter de l’argent et des biens, « sinon à quoi ça sert d’être parti ». Tous les Sahraouis qui ont un revenu, en garde une partie pour la famille, les plus jeunes envoient, eux, des vêtements ou des objets. Lorsqu’un Sahraoui part voir sa famille, il part systématiquement avec plusieurs valises d’objets, de nourriture, d’argent pour les distribuer à sa famille ou à celle d’autres Sahraouis.

En plus d’un sentiment d’abandon de la famille, les jeunes qui quittent les camps font également face à un sentiment « d’abandon de la cause », leur départ vers l’Europe peut être interprété de manière implicite par certains comme une « trahison » (Sayad, 1999). C’est pourquoi les jeunes, sont dans « l’obligation » de remplir leur devoir envers leurs familles mais aussi envers la société sahraouie. Envoyer de l’argent ou faire des allers/retours constants pour retourner voir la famille apparait comme « le signe visible qu’ils n’ont pas abandonné la « cause » » (Gómez Martín, 2008 : 6-7).

Ce sentiment d’abandon va donc être comblé par la volonté de la majorité des Sahraouis rencontrés de « servir » à la cause ou à ce que l’on pourrait qualifier de « grande famille ». C’est

71 un qualificatif utilisé par les Sahraouis pour parler notamment de la « pression communautaire » qui peut exister. Cette pression se ressent dans les discours, notamment dans les prises de décisions (laisser ou non partir un enfant, dans le choix des études) mais aussi parce que les Sahraouis qui partent, ont un triple engagement à tenir envers cette « grande famille » : retourner à la terre d’origine lorsque les conséquences l’exigeront, maintenir l’unité au sein de la diaspora, continuer à travailler pour la « cause » depuis les nouveaux lieux d’installation (Gómez Martín, 2010 : 8).

Dans les discours des jeunes on retrouve ainsi presque systématiquement l’idée de devoir agir au moins pour aider leurs proches, et parfois apporter son soutien à la « cause » : «Al final hemos venido aquí buscar un futuro para ayudar a la familia que esta allí » [Traduction : Au final, on est venu ici chercher un futur pour aider la famille qui est là-bas »] (extrait de l’entretien avec Mahjoub) ; « je pense qu’on peut travailler beaucoup mieux d’ici pour sensibiliser le peuple […]

On sera beaucoup plus utile ici qu’aux camps de réfugiés » (extrait de l’entretien avec Moulud).

Ces deux exemples de discours reviennent dans tous mes entretiens avec les jeunes.