• Aucun résultat trouvé

Chapitre 2 : Le cadre de l’intervention et la méthodologie

2.2 Description des étapes de la recherche

2.2.1 La négociation de l’accès au terrain

La recherche de terrain a commencé en septembre 2012. Nous avons proposé notre projet de

recherche à trois entreprises et nous avons eu trois possibilités de terrain : un serious game sur

la sécurité auprès de techniciens-électriciens d’un grand groupe ; un serious game sur les

« bonnes pratiques » commerciales dans trois centres d’appels d’un grand groupe ; puis le

serious gaming sur lequel nous avons travaillé. Les deux premiers serious games sont des

jeux vidéo qui se « jouent » avec un clavier, un écran et une souris ; un avatar représente le

professionnel dans la simulation.

Nous découvrons le simulateur d’hélicoptère lors d’une rencontre avec le responsable du

serious gaming lui-même docteur ès sciences de gestion. L’instrument nous semble être

différent des autres serious games. Il combine simulateur de vol avec une immersion

favorisée par l’engagement de soi au travers des jeux de rôle et l’animation par un instructeur,

ancien capitaine des armées.

93

Le travail de recherche intéresse le directeur de l’université de l’entreprise ainsi que ses

partenaires, dont la grande école de management qui a participé au développement de l’outil.

Nous sommes malgré tout confrontés à des résistances pour penser collectivement l’outil et

coopérer sur une évolution éventuelle. « Il faut « négocier » parfois, la permission formelle

d’enquêter, notamment pour les recherches menées au sein des organisations » (Lapassade,

2002, p. 378). Nous pourrions ici rajouter que le manque de commande de la part de nos

interlocuteurs au démarrage à certainement contribué à l’ambiguïté de l’intervention. Ici, la

demande a été formulée par le chercheur, et l’entreprise ne s’en est pas saisie.

Le retour sur l’histoire de l’intervention permet de comprendre dans quel contexte elle se

déroule. Les empêchements qui en découlent sont autant de limites au cadre d’intervention.

Malgré l’intérêt porté à notre travail de recherche sur le serious gaming, très vite des craintes

sont apparues. Notre intervention, qui implique la rencontre en individuel avec des managers,

est très vite perçue comme une menace pouvant dévoiler une situation gardée secrète : un

nombre de suicides croissant et inquiétant au sein de l’entreprise : « nous avons eu la chance

de ne pas être médiatisés », nous dit le responsable de la formation, Patrick. Nous pouvons

supposer que le fait d’être psychologue reste dans l’inconscient collectif un facteur

augmentant les craintes autour du contenu des entretiens individuels. Lors du premier jour

d’intervention, il demande à l’un des formateurs de nous « faire sortir » de la salle de

formation pour que nous puissions lui envoyer la liste des questions prévues. Cet envoi

détermine la suite de l’intervention puisqu’il menace « d’y mettre fin ». Suite à cette première

journée prometteuse d’une intervention riche en imprévus, nous apprenons que la veille de

notre premier jour d’intervention un nouvel évènement a lieu « étant donné ce qui s’est passé

encore ce week-end, je peux comprendre ses craintes » nous dit la nouvelle responsable du

programme de la formation, Sophie, qui doit succéder à Patrick dans les prochains mois. Nous

supposons qu’il s’agit d’un nouveau suicide, mais la confidentialité autour de cette question

ne nous permet pas de vérifier cette hypothèse. Nous retrouvons cette « omerta » entre les

managers et dans nos rencontres avec eux. Lors de notre intervention, une fois le mot suicide

a été prononcé par un manager qui, dans un des moments d’échange sur les difficultés

rencontrées, raconte qu’une « assistante s’est levée, a traversé l’open space et s’est jetée par

la fenêtre, c’était affreux ». Le regard qui lui est renvoyé par les six managers à sa table de

travail imposait le silence. Le retour au réel avec la violence de la situation évoquée les

aurait-il laissés mués ? Est-ce que notre présence en était une des raisons ? Leur est-aurait-il demandé de

garder le silence afin d’éviter l’ébruitement voire la médiatisation ? Ce silence est-il prescrit ?

94

Ici, le « je peux » se heurte au manque d’efficience d’une parole qui n’est pas autorisée

(Almudever & al., 2012). Des normes implicites « on ne parle pas de ça au travail »

prévaleraient-elles ? Nous gardons ces questions en l’état face à l’empêchement de pouvoir

questionner sur le sujet. La seule fois où nous questionnons Sophie la confidentialité du sujet

nous est renvoyée de façon ferme. Lors de la rédaction, le choix a été fait de dévoiler ce

contexte qui a été déterminant pour la suite de l’intervention et notre posture.

Le lendemain de notre premier jour, une réunion est planifiée avec Patrick et Sophie. Nous

avions prévu au démarrage de l’intervention que nous observerions l’ensemble de la

formation sur les quatre jours ainsi que les sessions réalisées auprès des équipes avec un

objectif de cohésion d’équipe. Au cours de cette réunion, la décision est prise par Patrick

(Sophie reste très en retrait) qui nous impose de n’observer que la journée de formation pour

les managers avec SimLead. Nous demandons toutefois à observer les débriefings du

lendemain qui y sont associés, Patrick accepte. Une autre décision est que nous

n’observerions pas les sessions sur la cohésion d’équipe interne ou avec des entreprises

clientes, ce qui nous aurait permis d’analyser la différence entre l’instrument utilisé auprès de

professionnels travaillant réellement ensemble et des professionnels qui ne travaillent pas

ensemble dans le réel. Nous supposons que la stratégie de Patrick est de nous éloigner un

maximum du dispositif en limitant nos interactions avec les managers. Le lendemain, nous

croisons Sophie et avons un échange avec elle, en voici un extrait du carnet de bord du 27

janvier 2013 : « Sophie profite d’un moment en tête à tête pour me demander si je vais bien,

je sens qu’elle est gênée. Elle revient le lendemain matin pour se confier : Patrick l’a

contactée « furax » lundi pour la trame de questions, il est anxieux et a besoin d’être rassuré,

« ce n’est pas mon chef », je lui explique que je me suis posée la question. Elle veut m’aider et

souhaite rendre les conditions favorables pour que ma recherche se passe bien. J’ai demandé

à rencontrer le manager des deux pour sortir de leur propre conflit interpersonnel, car je

sens que je suis prise dans une situation qui peut m’empêcher de travailler ». Cette

interaction intense avec les interlocuteurs de l’entreprise est l’occasion d’effectuer les

premières observations (Lapassade, 2002). Que signifient ces résistances de l’organisation ?

Nous proposons la signature d’un accord de confidentialité afin de rassurer nos interlocuteurs.

La confidentialité concerne les documents transmis, l’anonymat de l’entreprise et des

95

avec la formation : déroulé pédagogique, cahier de développement des managers, le modèle

de leadership qui font partie de notre analyse.

2.2.2 La négociation de la liberté scientifique

Un deuxième épisode déconcertant, mais tout aussi intéressant surgit dans le cadre de

l’intervention. Patrick nous demande de participer à une réunion avec le partenaire

académique ayant participé à la conception des scénarii de l’instrument. L’objectif officiel est

de « faire connaissance » puisqu’ils sont « très contents » qu’une thèse prenne pour sujet

SimLead, instrument que cette grande école de management utilise elle-même dans un

programme de formation continue pour des managers. Patrick nous informe au détour d’un

couloir de la transmission de notre projet de thèse à ses interlocuteurs sans nous avoir au

préalable demandé l’autorisation. Face à notre réaction de surprise, il explique que son

objectif est de partager en toute transparence et en toute confiance autour du projet de

recherche. La rencontre se passe au sein de cette école avec le professeur ayant participé à la

création des scénarii, l’assistante pédagogique, Patrick et nous-même. L’objectif est de

discuter sur le partage des résultats de notre recherche : « cela vous pose-t-il problème si vous

nous donnez accès au contenu de vos entretiens et observations ? Cela nous permettra

d’améliorer les objectifs pédagogiques de l’outil » nous dit l’assistante pédagogique de cette

école. Nous lui proposons de faire une réunion de travail une fois la recherche avancée.

Patrick nous dit : « c’est une chance d’être sollicitée par une grande école comme celle-ci, si

on m’avait proposé ça pendant ma thèse je n’aurais pas refusé ». Puis, il nous informe de

l’option de faire intervenir un autre doctorant de cette école sur SimLead, le budget étant déjà

validé. Cet échange, cordial malgré tout, dure deux heures. Dominique Lhuilier prend contact

avec le professeur de cette école afin de lui rappeler que la thèse est rattachée au CNAM et

qu’il est encore temps pour nous de quitter ce terrain puisque deux autres entreprises

s’intéressent à notre projet de recherche. Le professeur de l’école comprend bien l’importance

de nous laisser réaliser cette recherche avec la liberté scientifique que cela demande et réussit

à convaincre Patrick, mais non sans difficulté : le directeur de cette grande école ayant dû

intervenir.

A la suite de cette deuxième mésaventure, nous souhaitons, avec Dominique Lhuilier, signer

un contrat de collaboration avec l’entreprise afin de protéger les résultats de la recherche. Il

est important, nous semble-t-il, de rappeler que l’entreprise au sein de laquelle se déroule le

96

terrain ne finance ni la thèse ni les déplacements qui ont été nécessaires pour rencontrer les

managers sur toute la France, décision prise de façon unilatérale par Patrick. Patrick accepte

de rencontrer Dominique Lhuilier, mais, malgré nos relances, ne propose pas de date, se

justifiant par une charge de travail très élevée. Nous pensons que Patrick est dans l’évitement

d’une rencontre avec son manager que nous avions aussi convié à la rencontre. Patrick a eu

une nouvelle opportunité professionnelle correspondant à ses ambitions au sein de l’entreprise

et a quitté l’université de l’entreprise. Nous avons, suite à son départ, demandé à observer la

session complète de la formation afin d’observer l’ensemble du dispositif et analyser

comment y est intégré l’instrument. En ce qui concerne les sessions sur la cohésion d’équipe,

malgré l’autorisation du directeur du dispositif de formation (manager de Patrick) à y

participer, nous n’en avons observé qu’une seule étant donné qu’il n’y en a pas eu d’autres,

planifiées pendant notre intervention.

Cette négociation d’accès au terrain implique la confiance de nos interlocuteurs afin qu’ils

acceptent de s’ouvrir réellement à l’enquêteur et de collaborer avec lui (Lapassade, 2002).

Nous créerons cette confiance avec Sophie, la nouvelle responsable du programme qui

remplace Patrick. Et la rencontrons régulièrement pour échanger sur nos observations et nos

étonnements.