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Des parties prenantes collectives dans leur diversité

Jean-Frédéric Vergnies 1

2. Analyser le travail avec une vigilance accrue : la triangulation à l’épreuve de la preuve

2.5 Des parties prenantes collectives dans leur diversité

On peut aussi s’interroger sur la personnalisation parfois trop rapide des acteurs collectifs, l’« entreprise », les

« syndicats », « la direction », comme si ces collectifs pensaient d’une seule voie. À l’inverse, on peut être attentif à la variété, la plurivocité. (Van damme, 2013). Il s’agit, « [...] de sortir d’une personnalisation et d’une réification de ces derniers, toujours décrits avec des propriétés stables, pour préférer l’analyse de leur consti-tution […] le terme collectif déplace l’enquête classique des sciences sociales, qui porte essentiellement sur les institutions et les structures sociales, vers les multiples modes d’assemblement interindividuel »19.

On pourra aussi relever, puisque la discussion à l’origine de ce texte a débuté au Céreq, que pour P. Trouvé, la formation interne et externe joue donc un rôle central, faisant de ces entreprises des « fabriques de compé-tences » (Futuribles, mai 2011, p. 47). Or cette problématique de la formation n’est là encore pas exclusive des entreprises utopiques20, mais avec P. Trouvé on pourra souhaiter que là encore la dimension historique soit plus présente (Cf. les travaux de G. Brucy21 ou récemment Quenson, 2012).

Conclusion

Les entreprises utopiques ne sont peut-être pas si atypiques qu’on doive les analyser avec des outils spéci-fiques ; pour autant, elles questionnent jusqu’à la limite notre manière d’observer le travail.

Aussi, afin d’identifier les logiques à l’œuvre dans les entreprises et les mettre en perspective, on peut mobiliser un cadre conceptuel, participer à des moments porteurs d’enjeux : les épreuves, et ce dans une approche collective.

Tous ces éléments se déploient d’autant mieux dans une certaine durée, voire une durée certaine. Les ca-lendriers de nombreuses enquêtes ou d’appels d’offre ne s’inscrivent pas toujours dans cette temporalité.

En outre, les analystes sont eux-mêmes également souvent pris dans des temporalités courtes ou moyennes (obligation de publier, rythme des promotions… cf. Barthélemy, 2012). La mobilisation et l’encadrement de doctorants inscrivant leurs travaux sur plusieurs années semble donc un enjeu important pour l’analyse, dans la durée, du travail au sein des organisations.

Enfin, dans ce commentaire, nécessairement bref et sélectif, autour de l’analyse du travail dans les entreprises utopiques, on retiendra également dans les propositions de P. Trouvé, le rôle du sens et des croyances dans la

18 Sans autre précaution, on privilégie le discours des repentis pour analyser les sectes, cela revient à comprendre le fonction-nement de l’armée à partir du discours des déserteurs ! (Cognard, 2005).

19 L. Kaufmann & D. Trom (eds), Qu’est-ce qu’un collectif ? Du commun au collectif, collection « Raisons pratiques », 20, EHESS, 2010 cité dans Granger (2013).

20 Cf. les travaux à partir de l’approche par les capacités d’A. Sen : M. Lambert et J. Vero, « Formation continue : quelles capacités d’action des salariés ? L’approche par les capacités comme grille de lecture », Formation Emploi, 98/2007, 55-75, URL : http://formationemploi.revues.org/1574 ; ou P. Caillaud et B. Zimmerman, « Sécurisation des parcours et liberté professionnelle : de la « flexicurité » aux capacités », Formation Emploi 1/2011 (n° 113), p. 33-48. Les entreprises les plus formatrices à l’aune de l’approche par les capacités se rapprochent des entreprises utopiques.

URL: www.cairn.info/revue-formation-emploi-2011-1-page-33.htm. On pourra aussi consulter Zimmermann, 2011.

21 In La société des diplômes (Millet & Moreau 2011).

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mobilisation collective, ici dans l’entreprise. Comme il le note, il semble bien que la remarque d’E. Durkheim soit encore d’actualité : « Il y a toute une partie de la sociologie qui devrait rechercher les lois de l’idéation collective et qui est encore tout entière à faire » (Durkheim, Sociologie et philosophie, 1924, p. 45).

Ainsi, en, 2013, ce n’est qu’à la fin de son exposé dans son ouvrage L’ambition au cœur de la transformation, que P. Croset propose une ultime réflexion sur les principales figures managériales d’une entreprise innovantes et sur le rôle clé des attitudes (p. 223 et sq.), et de conclure « l’attitude est affaire d’état d’esprit, mais elle ne s’y résume pas. … elle se révèle dans l’action… » (op. cit., p. 237).

Si la question du sens de l’action est soulignée d’emblée dans les entreprises innovantes (qualifiés d’« entreprise pourquoi » par P. Trouvé), de plus en plus d’auteurs en soulignent l’importance dans chaque entreprise. Par exemple, Y. Clot montre combien il est utile de cerner ce qui fait la qualité du travail et ce qu’est un travail bien fait (Clot, 2010). Cette question du sens interroge également le sens dans lequel l’analyste inscrit son propre travail22. Au final, il ne s’agissait pas de tracer ici l’ensemble des conditions nécessaires à l’analyse du travail dans les organisations, fussent-t-elles « utopiques », mais d’attirer l’attention sur certaines dimensions importantes et souvent négligées pour analyser les organisations.

Mettre en perspective les discours et les pratiques dans les organisations est d’autant plus possible que l’on dispose d’un cadre conceptuel ou théorique, que l’on opère une triangulation aussi bien des points de vues, que des parties prenantes et que des types de données (discours, observations, documentations, archives…).

On sait aussi que les commanditaires d’études et de recherche sont de plus en plus dans une logique de résultats, bien souvent à court terme. Les conditions d’une analyse du travail complètement rigoureuse dans les organisations sont donc rarement réunies faute de temps et de ressources disponibles. Souhaitons que différents types de dispositifs d’analyse du travail (à court, moyen et long terme) puissent coexister afin de se vivifier les uns les autres23.

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22 Qu’est ce qui l’amène à poser telle problématique et à l’analyser de telle manière. Cf. De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, G. Devereux, 1980.

23 On peut par exemple envisager des collaborations plus grandes entre l’université et le monde des études, avec la participa-tion d’étudiants de master ou de doctorat aux travaux d’organismes d’études.

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