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Effectuer un travail sur la Chine contemporaine implique de faire usage de tous les outils de communication, aujourd’hui majoritairement numériques, mis à disposition du chercheur pour rester en contact avec ses enquêtés, sur le terrain et en dehors. L’un de ces outils est le réseau social WeChat (Weixin), littéralement « micro-message », lancé en Chine en 2011 et accessible en dehors du pays dès 2012. WeChat se présente sous la forme d’une application mobile, et permet aujourd’hui à ses utilisateurs d’en-voyer des messages écrits et vocaux à une ou plusieurs personnes, de passer des appels, de diffuser des informations sur son fil d’actualité, et grâce aux « mini-programmes » intégrés de régler ses courses, sa facture de téléphone, de commander un taxi ou à manger, etc. Avec plus d’un milliard de comptes dans le monde depuis 2018, l’ap-plication est largement utilisée en Chine, et très populaire notamment auprès de la jeune génération.

Sur le terrain, la plupart des interactions avec les enquêtés commencent d’ailleurs par une demande d’amis sur WeChat, rendue possible par le balayage du code QR associé à chaque compte, et cette phrase si souvent entendue : « Je te scanne ou tu me scannes ? »20. Depuis 2015 et mes premiers contacts avec le temple Pushou, j’utilise donc WeChat à la fois comme une stratégie d’intégration et comme un moyen de com-munication. Avant et sur le terrain, correspondre par message avec mes interlocuteurs me permet d’organiser mon séjour, de prendre des rendez-vous, de me renseigner sur l’emploi du temps, et de manière générale d’anticiper mes allées et venues. Ceux-ci peuvent également m’envoyer des photographies et documents divers par ce biais, à ma requête ou de manière spontanée. Il en est de même hors du terrain, et il m’est arrivé plusieurs fois de demander des précisions sur telle ou telle information une fois de retour en France. D’autre part, je me réfère régulièrement à WeChat et aux comptes officiels du projet « Trois-Plus-Un », de laBLAou de Rurui, pour en savoir plus sur les manifestations organisées, sur le type de contenu diffusé, pour récupérer les appels à candidature qui y sont publiés, etc., une source qui s’avère souvent plus riche que le site internet du temple. Il m’arrive ainsi d’utiliser au cours de ce travail des éléments récoltés grâce à, ou sur WeChat.

20. “我扫你,你扫我?”.

Si le chercheur sur le bouddhisme contemporain peut faire usage de cet outil, c’est que les leaders et groupes bouddhistes se le sont également approprié, et qu’ils montrent aujourd’hui une maîtrise étonnante de son maniement à des fins majori-tairement prosélytiques. De manière assez commune sont transmis par WeChat des textes du canon bouddhiste ou des sermons de moines éminents, notamment entre laïcs. On y trouve également, comme mentionné précédemment, les comptes officiels de temples ou groupes, les pages personnelles de membres éminents du saṅgha, les halls bouddhistes en ligne (zaixian fotang 在线佛堂), etc., autant de formes prises par le bouddhisme sur WeChat. Deux exemples d’utilisations plus spécifiques de ce dernier dans le développement des communautés bouddhistes viennent cependant à l’esprit. D’abord, depuis quelques années, de nombreux temples comme le temple Pu-shou donnent la possibilité à leurs disciples et visiteurs de faire un don sur place ou à distance en scannant un code QR. Cela pose bien évidemment la question de l’effica-cité méritoire de la pratique du don en ligne, ou encore de la manipulation d’argent virtuel par le saṅgha, par opposition aux propriétés de cette pratique traditionnelle hors-ligne. Ensuite, le temple Longquan, pionnier dans le secteur technologique, parti-cipe également à sa manière à ce déplacement des activités bouddhistes sur WeChat : le célèbre moine-robot interactif qu’il a développé, Xian’er (Xian’er jiqiseng 贤二机 器僧), possède en effet depuis sa mise en service en 2015 son propre compte sur le réseau. Si je n’ai pu voir le robot lui-même lors de ma visite en juillet 2018, il est possible de l’interpeller sur son compte WeChat, en anglais ou en chinois, ou encore de pratiquer la méditation avec lui (Travagnin 2020a, 122)21.

Dans le cas du temple Pushou, rien d’aussi audacieux. S’il utilise en effet WeChat pour la pratique du don, il est surtout particulièrement actif dans la diffusion de contenu bouddhiste sur les comptes officiels mentionnés plus haut. À titre d’exemple, le compte de l’abbesse, auparavant intitulé « Les mots du dharma de maître Rurui » (Rurui fashi fayu 如瑞法师法语), a aujourd’hui simplement pris son nom (Rurui fashi 如瑞法师) et diffuse plusieurs types d’enseignements. On peut y trouver de courtes pensées quotidiennes (meiri yi de 每日一得) pouvant porter sur des concepts bouddhistes comme l’altruisme, sur la manière d’aborder certaines situations, sur les différentes célébrations du calendrier, ou encore qui exercent une fonction «

tuto-21. Xian’er est créé en 2013 par un moine du temple Longquan, Xianfan (贤帆), d’abord sous forme de dessin. En 2014 sortent les premières séries d’animation et bandes dessinées dont il est le héros, et en 2015 la première version du robot évoqué ici. Sous toutes ces formes, Xian’er délivre à ceux qui le demandent des enseignements basés sur la doctrine bouddhiste, enseignements souvent mis en lien avec les problématiques rencontrées dans la vie quotidienne.

rielle » en décomposant les étapes pour accomplir les dévotions du matin, du soir, à un bodhisattva spécifique, etc. Depuis février 2020 et le début de la crise sanitaire, le compte prend une nouvelle direction. Il publie pour la première fois ces enseigne-ments quotidiens au format audio, et s’efforce de fournir une réponse bouddhiste aux questionnements et épreuves spécifiques générés par cette période. Quant aux comptes du projet « Trois-Plus-Un » et de la BLA, ils servent plutôt de support pour la diffusion d’informations pratiques relatives aux événements qu’ils organisent, de compte-rendus de ces événements et de la vie au sein de ces institutions, ainsi que de parties du canon notamment sous forme d’enregistrements audio. Il existe enfin des groupes de discussion pour les laïcs, créés par les nonnes, qui permettent aux participants de poster certaines de leurs réflexions et d’obtenir des réponses à leurs questions. Autant de formes prises par le bouddhisme sur WeChat à l’époque contemporaine, qui ne sont certainement pas les seules, mais qui témoignent d’un phénomène plus étendu de création d’un espace alternatif numérique où se dématé-rialisent la pratique et les interactions religieuses.

Le bouddhisme s’approprie alors le numérique à l’heure actuelle, et grâce à un outil comme WeChat remet en question les façons de « faire » la religion en Chine (voir entre autres Chau 2011). De manière générale donc, ce qui est parfois appelé le « troisième espace », situé entre les espaces privés et publics, constitue un lieu privilégié pour l’expression et la recomposition du religieux (Huang 2016, 112). Si les réseaux sociaux comme WeChat rendent sans aucun doute la communication plus facile et plus rapide entre les différents acteurs du bouddhisme contemporain, et fournissent un outil pour le prosélytisme, il ne fait également aucun doute que dématérialiser ces interactions et pratiques en fait un lieu à part, régi par ses propres règles. C’est notamment l’une des remarques faites par Travagnin dans son étude récente des halls bouddhistes en ligne (zaixian fotang). En soulignant les différences entre les pratiques hors-lignes et en ligne au sein de ces halls – offrandes, copie et récitation de sūtra, vénération de maîtres éminents et de membres de la famille décédés – elle questionne leur transformation en fonction du contexte dans lequel elles se déroulent, ainsi que leur efficacité rituelle (Travagnin 2019, 2020a). De la même façon, lorsqu’il s’agit de cette efficacité, mes enquêtés distinguent très clairement le monde numérique du monde réel : visiter un temple via un site de réalité virtuelle n’est pas aussi efficace que de s’y rendre en personne, notamment parce qu’avoir une relation directe à la communauté monastique leur semble essentiel à l’accumulation

de mérites22. Ainsi ce que Tarocco appelle la « technoculture bouddhiste », dont WeChat fait partie, génère non seulement un nombre croissant d’interactions entre les acteurs et influence les modalités de ces interactions et de la pratique rituelle, mais il permet également d’identifier deux champs distincts et cependant perméables de la production du bouddhisme contemporain, à savoir hors-ligne et en ligne (Tarocco 2017, 156 ; Travagnin 2019, 298)23.

En somme, on assiste là à l’ouverture d’un nouvel espace d’expression pour le bouddhisme, même si dans le contexte autoritaire de la Chine contemporaine un outil comme WeChat ne peut être que contrôlé et censuré. Si ce dernier ne permet pas directement de remettre en cause la structure autoritaire traditionnelle, il pour-rait faire émerger de nouvelles formes d’autorité moins hiérarchisées, et pourpour-rait être employé par des utilisateurs avisés comme une plateforme participative et de diffu-sion (Huang 2016, 118). Un nouvel espace particulièrement riche pour le chercheur travaillant sur les métamorphoses du bouddhisme chinois contemporain. WeChat est donc devenu aujourd’hui indispensable à toute recherche sur la Chine, et le monde virtuel un lieu qui trouble les lignes du privé et du public pour s’insérer dans toutes les sphères de la vie des enquêtés, mais également du chercheur. Ce sont ces rai-sons variées qui me poussent à admettre et à utiliser WeChat ou le site du temple Pushou comme des terrains à part entière, en ligne, mais autorisant de la même façon qu’hors-ligne la récolte d’information, de matériaux, et se prêtant tout aussi bien à l’observation et aux entretiens. Il va sans dire que cette recherche mobilisera alors les données obtenues par ce biais à plusieurs reprises, données qui viendront en complément de celles récoltées in situ.