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Les situations que nous avons abordées ci-dessus nous semblent toutes illustrer la difficulté qu’ont les acteurs du secteur médicosocial, particulièrement lorsqu’ils relèvent d’un statut privé, à s’en tenir à la neutralité attachée à la mise en œuvre du principe de laïcité. Dans son avis sur la laïcité, le Conseil supérieur du travail social précise les comportements attendus du travailleur social face à la diversité des croyances et des opinions, qu’il exerce en secteur public ou dans un organisme privé : « En écho

à la neutralité de l’Etat dont il reçoit sa mission, tout intervenant dans le secteur social se doit d’adop-ter un positionnement neutre (…), c'est-à-dire observer, étudier objectivement et respecd’adop-ter, sans por-ter de jugement de valeur1 ». Mais en même temps, il demande au travailleur social, quelques lignes plus haut, d’aller au-delà de la seule neutralité consistant à reconnaitre et respecter la diversité des croyances et des opinions en « s'inscrivant dans un questionnement permanent qui aide la personne

ou le groupe accompagnés à se positionner quant au sens de l'existence humaine (…), quant au rapport à sa vie, à sa mort, à autrui ». Formulation quelque peu ambiguë lorsqu’on revendique un

position-nement neutre : questionner, c’est déjà prendre position, c’est entrer en dialogue avec l’autre. Aider une personne ou un groupe à se positionner face à la vie, à la mort, à autrui, est une thématique récurrente, voire l’une des raisons d’être de la réflexion théologique. Si l’on exclue la position extrême qui consiste à dire que la vie n’a pas de sens, s’interroger sur le sens de la vie humaine, qu’on le fasse en référence à une religion ou une spiritualité, ou plus largement dans une vision humaniste, néces-site forcément un « détour » par la transcendance, et ce cheminement nous semble difficilement compatible avec la revendication d’une posture neutre.

4.2.1 Laïcité(s), une définition plurielle ?

Il n’entre pas dans le cadre de cette étude de faire une analyse approfondie du concept de laïcité et de ce qui apparaît bien comme ses différentes déclinaisons. Jean Baubérot2 a mis en évidence qu’il n’existe pas un modèle unique français de laïcité, mais que celle-ci recouvre différentes représenta-tions selon les acteurs sociaux. L’auteur propose sept idéal-types : quatre sont déjà présents en 1905 (laïcité anti-religieuse, laïcité gallicane, laïcité séparatiste, laïcité inclusive), les trois derniers sont plus récents (laïcité ouverte, laïcité identitaire, laïcité concordataire). La laïcité empirique, utilitaire, em-prunterait à ces différentes typologies. D’une certaine manière, les différentes positions prises par le juge sur les contentieux opposant fait religieux et principe de laïcité sont le reflet de la prise en compte de tout ou partie des différentes approches qui se sont construites au fil du temps. D’un autre côté, il y a loin de la norme juridique de séparation des Eglises et de l’Etat, fondement du principe de laïcité « à la française » et de sa mise en œuvre concrète dans les différentes situations que nous avons rencontrées tout au long de cet exposé3. Rappelons par ailleurs que le terme « laïcité » n’est pas men-tionné dans la loi du 9 décembre 1905, qu’il semble bien que les différents législateurs ont toujours

1 Conseil Supérieur du Travail Social, avis cité.

2 Jean Baubérot, Les sept laïcités françaises, EMSH, mars 2015.

3 L’Etat peut être également le premier à rechercher des solutions réglementaires ayant pour effet de recon-naitre et prendre en compte le fait religieux en édictant lui-même des exceptions à la règle de droit, par exemple, en ce qui concerne l’abattage rituel, codifié dans les articles R 214-73 et suivants du Code rural et de la pêche maritime. Au vu de ces articles, l’Etat va au-delà de la neutralité qui lui incombe, en prenant en compte les rituels observés par des religions. Au motif du respect sanitaire dont il est responsable, il organise le culte en précisant que « l'abattage rituel ne peut être effectué que par des sacrificateurs habilités par les organismes

répugné à utiliser le mot de laïcité dans les textes qu’ils élaboraient et qui étaient censé en assurer la consécration1, et que plus de 100 ans après la promulgation de la loi, on continue à définir cette no-tion.2

Sans doute, cette difficulté à stabiliser un concept pourtant « sanctuarisé » par son inscription dans l’article premier de la Constitution de 1958, vient-elle aussi de la mutation du modèle français en cours depuis la moitié du XXème siècle3. La laïcité républicaine est à l’origine portée par une nouvelle conception de l’être humain, sujet autonome, détenteur de droits intangibles, universels, illimités, tant qu’ils ne portent pas atteinte aux droits d’autrui. Parmi ces droits, le droit à la liberté, à l’égalité, à la justice. Le politique s’autonomise par rapport au religieux, qui est privatisé, et se retrouve pro-gressivement relégué du côté de la seule société civile. L’Etat souverain reconnait la pluralité et la légitimité des croyances, mais ce faisant, il accrédite l’idée selon laquelle la conscience sociale ne peut se structurer que sur un fond de transcendance4. Parallèlement, l’Etat, devenu Etat providence, de-vient suréminent par rapport à la société civile, donc également par rapport au religieux : la hiérarchie du spirituel sur le temporel se renverse, les particularismes sont gommés au profit d’une société se déployant dans un cadre démocratique, universel, général.

La vocation intégratrice de ce modèle s’est finalement développée jusqu’au milieu du XXème siècle, même si, nous l’avons vu, la solidarité nécessaire pour la prise en charge des plus vulnérables a laissé la place à l’action du religieux au travers des établissements confessionnels qui ont structuré pour une bonne part le champ du médicosocial. Ce modèle intégrateur s’est depuis progressivement dé-gradé, avec les nombreux défis auxquels la société a dû répondre avec plus ou moins de réussite5. Les plus importants, du point de vue qui nous intéresse ici, sont au nombre de trois : la « multiculturali-sation » de la société, avec l’implantation de population maghrébine et le développement corrélatif de l’islam, jusqu’à en faire la deuxième religion de France ; la montée du relativisme, qui se traduit par une désadhésion de la société au code commun de comportement dont la laïcité est l’un des éléments essentiels ; la confrontation à d’autres modèles de relation Eglises – Etat dans l’espace eu-ropéen, caractérisé globalement par une conception de la laïcité plus ouverte, ou des systèmes de confessionnalités multiples. La construction d’une jurisprudence européenne sur les questions oppo-sant laïcité et religions, propooppo-sant des perceptions différentes du principe de laïcité, contribue à ap-précier la norme juridique française en décalage par rapport aux autres conceptions issues des droits de l’homme européen : « on mesure mieux au regard des expériences européennes, l’isolement du

doit français des religions6 ».

exemple de laïcité positive, qui s’apparente bien à la reconnaissance de facto d’un culte et à l’intervention de l’Etat dans son organisation. Un autre exemple existe avec la pratique rituelle de la circoncision, où, si celle-ci n’est pas autorisée légalement en France lorsqu’elle est réalisée pour motif religieux, la jurisprudence précise toutefois qu’il faut l’accord des deux parents pour une circoncision justifiée par d’autres raisons que les raisons médicales, ce qui signifie, en creux, les motifs culturels ou religieux (Cour d’appel de Paris, 29 septembre 2000). 1 Jean-Michel Ducomte, Président de la Ligue de l’enseignement, intervention de clôture du colloque « La laïcité,

des combats d’hier aux enjeux d’aujourd’hui », 24 et 25 octobre 2015.

2 Voir par exemple, La laïcité aujourd'hui, note d'orientation de l'Observatoire de la laïcité, 27 mai 2014. En ligne sur www.gouvernement.fr/observatoire-de-la-laicite. Egalement, Dictionnaire des faits religieux, op. cit. Entrée « laïcité », Dictionnaire critique de théologie, (Jean-Yves Lacoste, dir), entrée « Laïc, laïcat, laïcité », dictionnaire de la laïcité, op. cit., entrée « laïcité ».

3 Jean Beaudoin, Philippe Portier, La laïcité française, approche d’une métamorphose, in Laïcité, une valeur

d’au-jourd’hui, op. cit.

4 Ibid. 5 Ibid. 6 Ibid.

Pour autant, face à une certaine obsolescence du modèle originel, faut-il transiger avec le principe de laïcité, ou bien faut-il aller vers un remodelage de ses contours ? Quelles orientations retenir entre l’intégration du multiculturalisme dans la société, « tout en acceptant la subsistance de spécifications

culturelles, sociales, morales 1», dont les spécifications religieuses, ou au contraire le renforcement de l’universalisme propre à éviter les discriminations identitaires ; faut-il enfin, faire droit à une laïcité qualifiée d’ouverte, de coopérante, comme le réclame notamment les représentants des religions historiques de la séparation des Eglises et de l’Etat, en particulier la religion catholique2 ?

La célébration du centenaire de la loi de 1905 a été l’occasion d’un large questionnement sur la con-ception de la laïcité, son adéquation avec une société qualifiée selon les auteurs, de postmoderne, ou de post séculière, suggérant ainsi qu’il y a un « après », et que cet après serait forcément différent de « l’avant ». La littérature produite à cette époque, impressionnante par le nombre et la diversité des prises de position, mettait en évidence, au-delà de la seule nécessité d’un rappel de l’histoire et du contenu de la laïcité, à la fois l’intérêt et les risques à requestionner le principe.

La laïcité est-elle en crise, au point qu’il faille appeler à sa refondation ? Peut-être faut-il (simplement) rappeler que la laïcité est « la coexistence pacifique et rationnelle des libertés3 », y compris, bien sûr, la liberté religieuse, en n’omettant pas de préciser que cette coexistence se réalise au sein d’une Ré-publique indivisible4, à la fois diverse et organisée par les mêmes lois sur tout son territoire5.

4.2.2 Médicosocial, fait religieux, norme sociale

Les résultats de notre enquête, les situations concrètes sur lesquelles nous nous sommes appuyés, mettent en évidence que la mise en œuvre du principe de laïcité dans les établissements médicoso-ciaux dépasse la seule question de l’application d’une norme de droit au sein d’un espace particulier, pour embrasser d’autres dimensions, humaines, éthiques. Ces dimensions sont intrinsèquement liées aux missions exercées par la structure, aux publics pris en charge et aux rôles tenus par les profes-sionnels. La nature même de l’espace considéré, sorte de mix entre espace public, espace privé, dans lequel l’Etat est d’une manière ou d’une autre concerné au titre de l’intérêt général, complexifie la gestion des faits religieux. Nous avons vu que les réponses proposées par les structures et les profes-sionnels ne peuvent se contenter d’un rappel à la loi, au règlement, à l’énoncé des principes, mais s’organisent le plus souvent autour de compromis acceptables par l’institution, par l’usager et par le professionnel : dans un secteur où les situations conflictuelles pourraient être nombreuses, le recours aux voies extrêmes du règlement judiciaire est, mis à part quelques cas médiatisés, relativement rare. Si les problèmes existent, ils sont le plus souvent résolus avec une volonté d’apaisement et d’équi-libre.

Les établissements médicosociaux sont-ils le creuset de la production d’une norme sociale particulière pour la gestion des faits religieux ? Si le matériau sur lequel nous nous appuyons pour répondre à une

1 Ibid.

2 Voir par exemple Guy Bedouelle, Henri-Jérôme Gagey, Jérôme Rousse-Lacordaire, Jean-Louis Soulette, Une

République des religions, pour une laïcité ouverte, Les éditions de l’atelier, 2003.

3 Charles Coutel, Laïcité : penser la crise pour refonder, Cités, 2012/4 (n° 52), p. 21-26

4 La République est indivisible, et non une et indivisible. Le «une» figurait dans la Constitution jacobine de 1793, mais aussi bien la Constitution de 1946 que l’actuelle, promulguée en 1958, ont enlevé ce terme. Donc la Répu-blique est diverse, doit tenir compte de sa diversité (Jean Baubérot, Il est temps de refonder la laïcité, Place Publique, septembre-octobre 2014).

5 Ce qui d’ailleurs, en matière de séparation des Eglises et de l’Etat, n’est pas le cas, puisqu’une partie du terri-toire de la République est encore sous le régime concordataire.

telle question reste encore insuffisant, nous faisons l’hypothèse d’une réponse positive. Dans cet es-pace particulier, à la fois lieu de préservation de l’intimité, de préservation ou de reconstruction de la personne, mais aussi lieu d’apprentissage ou de reconquête du rapport à l’autre, de la vie en collecti-vité, la spiritualité, au sens large, souvent dans sa composante religieuse, est présente. Hormis le cas de l’établissement confessionnel, dans lequel la référence à une tradition religieuse est exprimée dans le projet associatif ou le projet d’établissement, les institutions et les professionnels sont attachés à la neutralité de la source dans laquelle puise l’intervention. Et c’est sans doute cette posture de neu-tralité qui permet l’ouverture à toutes les spiritualités, rejoignant ainsi une conception ouverte du principe de laïcité, une forme de laïcité sociale, l'idée que la laïcité puisse constituer la matrice d'un dialogue, d'une reconnaissance mutuelle des opinions et des croyances, ou des modes de vie, ce qui suppose la mise en évidence de valeurs communes, qui sont essentiellement des valeurs de respect de la personne humaine, et de la culture1. Cette conception ouverte de la laïcité est au-delà de la seule tolérance ; elle ne se limite pas à l’admission passive et distancée de l’autre, mais au contraire, elle l’accueille et l’accepte dans son propre système. Cette posture d’ouverture oblige à une réorga-nisation interne de celui-ci, sinon l’autre, seulement toléré, reste à la périphérie ou dans l’épreuve de force2. Il n’y a pas d’ouverture sans dialogue, et le dialogue suppose l’altérité.

Quelle est donc la nature du dialogue qui se noue entre les protagonistes de l’intervention sociale : usagers, intervenants médicosociaux ? Peut-il se rattacher à un modèle ? Si nous retenons une laïcité d’ouverture comme base du dialogue, le questionnement sur le fait religieux au sein des établisse-ments médicosociaux doit dépasser le seul cadre de la manifestation des faits, du visible, de l’évalua-tion de la conformité des situal’évalua-tions observées à la norme de droit, pour investir un champ plus large, mais aussi plus diffus, d’analyse d’une situation plus complexe, plus profonde, dans laquelle la norme peut être en tension avec d’autres dimensions, personnelles, historiques, contextuelles, etc. Dans cette configuration, l’éthique médicosociale dépasse la seule recherche de la conformité à la norme (éthique du « bien »), pour investir une dimension réflexive qui porte attention non seulement au contexte, mais qui (ré)interroge la norme en fonction de celui-ci (éthique du « juste »). C’est fonda-mentalement une éthique de la discussion : « l’éthique (de la discussion) ne prétend pas se libérer de

tout contexte, mais elle examine au contraire la validité des normes qui se proposent de fait à travers les choix possibles face à telle ou telle situation3 ».

Si la manifestation des faits religieux renvoie le plus souvent à une logique d’opposition, voire dans certains cas de provocation, la typologie des situations-problèmes que nous avons retenues lors de l’analyse de l’enquête nous semble bien relever en premier lieu d’un modèle d’ajustement concerté, basé sur la négociation et la recherche du compromis acceptable, ce que les théoriciens de l’accom-modement raisonnable appelle la « voie citoyenne4 » plutôt que d’une confrontation pouvant aller jusqu’à la voie judiciaire.

1 Étienne Balibar. Faut-il qu'une laïcité soit ouverte ou fermée ? In: Mots, n°27, juin 1991. Laïc, laïque, laïcité. pp. 73-80.

2 Humberto Gianini, Accueillir l’étranger, in La tolérance, Autrement, Séries morales, n°5, spetembre 1991, P. 23-24. La racine du mot tolérance (tolerare : porter, supporter, mais aussi combattre), contient à la fois l’idée de guerre et l’idée d’effort.

3 Jürgen Habermas, De l’éthique de la discussion, Editions du cerf, 2006 (1ère ed. 1991).

4 Gérard bouchard, Charles Taylor, Fonder l’avenir, le temps de la conciliation rapport de la Commission de con-sultation sur les pratiques d’accommodements reliées aux différences culturelles, Bibliothèque et Archives na-tionales du Québec, 2008.

Conclusion