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Les atermoiements du juge dans l’affaire de la crèche Baby-Loup

D’une jurisprudence à l’autre : une laïcité reconstruite par le juge

2.1.2 Les atermoiements du juge dans l’affaire de la crèche Baby-Loup

Ce qu’il est convenu d’appeler l’affaire de la crèche Baby-Loup s’étend sur cinq années, de la première saisine du Conseil des Prud’hommes de Mantes-la-Jolie le 9 février 2009, en nullité du licenciement de la directrice adjointe de l’établissement, licenciée le 19 décembre 2008 pour faute grave au motif

1 En fait un premier « cas » s’était produit en juin 1989 dans une école publique à Epinal. Le conflit avait alors été tranché par l’Académie, dans une décision pour le moins ambiguë : le rectorat donnait raison à la directrice qui avait demandé, au départ pour des raisons essentiellement liées à la chaleur estivale, le retrait du voile d’une petite fille en cours de récréation, mais acceptait que celui-ci soit porté en cours.

2 Pierre Mazet, La construction contemporaine de la laïcité par le juge et la doctrine In : Laïcité, une valeur

d’au-jourd’hui ? Contestations et renégociations du modèle français (en ligne). Presses universitaires de Rennes, 2001

(consulté le 7 janvier 2017).

3 Aucune statistique fiable ne semble exister sur ce point. L’Humanité, dans un article en ligne du 30 avril 2003, avançait le chiffre de 150 jeunes filles portant le voile, pour les années 1990-1992. Selon les renseignements généraux, cité par le même journal, il y aurait eu, à la rentrée 2003, 1256 cas de jeunes filles voilées, 20 cas difficiles et 4 exclusions (Humanité en ligne, 12 décembre 2003.

4 Circulaire Jospin du 12 décembre 1989, circulaire Bayrou du 20 septembre 1994. 5 Rapport Stasi du 11 décembre 2003

de non-respect des obligations du nouveau règlement intérieur adopté le 15 juillet 2003, jusqu’à l’ar-rêt rendu par la Cour de Cassation le 25 juin 2014, rejetant le pourvoi en cassation, épuisant ainsi toute possibilité de recours interne.

Le cheminement juridique pris par cette affaire témoigne de l’évolution de la conception jurispruden-tielle de la laïcité au gré des instances saisies.

Premier niveau d’instance, le Conseil des prud’hommes déboute la salariée le 13 décembre 2010, en invoquant, deux motivations : le règlement intérieur pouvait imposer la neutralité confessionnelle et politique et la crèche avait une activité de service public1. La salariée avait été licenciée pour une cause valable. Quelques mois avant, la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’éga-lité (HALDE), avait condamné la crèche pour discrimination, estimant que la crèche n’était pas un service public, et qu’en l’espèce, le « règlement (intérieur) ne pouvait prétendre imposer un principe

de neutralité religieuse spécifique aux services publics et que l’employée avait le droit de venir voilée sur son lieu de travail 2». Mais la nouvelle présidente du collège de la HALDE, Jeannette Bougrab, nommée par décret le 16 avril 2010, entend revenir sur cette décision, évoquant le caractère « laïque » de l’établissement. La HALDE soutiendra la directrice de la crèche lors du procès aux prud-hommes.

La cour d’appel de Versailles validera en deuxième instance le licenciement le 27 octobre 2011, mais en ne retenant que l’opposabilité du règlement intérieur de la crèche. Celui-ci, en imposant la neu-tralité du personnel et le respect du principe de laïcité, n’apportait que des restrictions justifiées et proportionnées à la liberté d’expression des convictions religieuses, validant indirectement le recours possible à la notion de laïcité dans une structure de droit privé3.

En revanche, la chambre sociale de la Cour de cassation, dans un arrêt du 19 mars 2013, reprendra les arguments développés dans la première décision de la HALDE et déclarera nul le licenciement au motif que le principe de laïcité ne s’impose que dans les services publics : la crèche n’est pas gestion-naire d’un service public et ne peut donc en imposer, la neutralité dans son règlement.

Sur renvoi de la Cour de cassation, la Cour d’appel de Paris validera cependant le licenciement, en introduisant une nouvelle approche dans son argumentation : « le fait qu’il ne soit pas reconnu à

Baby-Loup la qualité de service public, ne signifie pas que la crèche associative n’avait pas le droit d’avoir un règlement intérieur exigeant de ses employés une adhésion à la laïcité comme charte de comportement et pratiques et comme environnement de travail.4». Le juge intègre l’idée que la crèche

1 La crèche Baby-Loup était ouverte, 24h sur 24, tous les jours de la semaine, et était financé exclusivement sur fonds publics.

2 Isabelle Desbarats, Blandine Chelini-Pont. L’affaire Baby-Loup en France, quelle place pour la religion au travail

en contexte laïque ? . Annuaire droit et religions, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 2016, 8, pp.111-130.

<http://pressesuniversitaires.univ-amu.fr/annuaire-droit-religions>. <hal-01435871> (consulté le 15 février 2018).

Rappelons que le nouveau règlement intérieur de la crèche, adopté pendant le congé maternité de l’intéressée, stipulait que « Le principe de la liberté de conscience et de religion de chacun des membres du personnel ne peut

faire obstacle au respect du principe de neutralité et de laïcité qui s’appliquent dans l’exercice de l’ensemble des activités développées par Baby Loup, tant dans les locaux de la crèche, ses annexes que dans l’accompagnement extérieur des enfants confiés à la crèche ».

3 Isabelle Desbarats, Blandine Chelini-Pont, art.cit. 4 Isabelle Desbarats, Blandine Chelini-Pont, art.cit.

est, au sens de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, une entreprise de tendance. Son règle-ment intérieur n’est ni général, ni imprécis et peut dès lors être opposé à la salariée en vertu des articles L.1121-1 et 1321-3 du code du travail1.

La Cour d’appel a recherché une qualification juridique de l’employeur, celle d’entreprise de ten-dance, qui permet à celui-ci de se soustraire, dans une certaine mesure, au droit commun de la non-discrimination en matière de travail et d’emploi : « En considérant que la crèche correspond à une

entreprise de conviction, le juge du fond ne repart plus sur la question du service public. Mais il fait remarquer que la crèche remplit tout de même une mission d’intérêt général, laquelle est souvent confiée à des personnes de droit privé. En établissant un lien entre le caractère non lucratif de l’asso-ciation et un engagement pédagogique nettement déterminé, le juge recourt à la notion jurispruden-tielle d’entreprise de tendance ou de conviction (…) Dans le cas de l’association Baby-Loup, les convic-tions des organisateurs sont clairement laïques. La cour insiste ici sur la philosophie laïque de l’accueil et de l’éducation des petits enfants, proche des Lumières françaises qui n’est pas la même chose que la laïcité obligatoire de l’État : mettre à l’abri de toute influence religieuse de jeunes consciences non encore formées, option philosophique proche des Lumières françaises et du militantisme laïque du XIXe et du XXe siècle. La cour estime la restriction « religieuse » fondée sur le respect de la liberté de conscience des enfants et du pluralisme des femmes ayant accès aux services de l’association2 ». Nous reviendrons plus amplement sur la notion d’entreprise de conviction ou de tendance. Notons dès à présent un point d’importance : dans son jugement, la cour « retourne » l’argument de l’entre-prise de tendance, habituellement utilisé pour justifier d’une idéologie ou d’une spiritualité particu-lière, comme c’est par exemple le cas pour les établissements scolaires confessionnels, pour considé-rer qu’une association de droit privé peut se revendiquer du principe de laïcité, pour imposer des restrictions à la liberté de conscience de ses salariés, à partir du moment où ses restrictions sont clairement exposées et connue. Il y aurait donc ainsi une idéologie, ou une philosophie laïque, dont la teneur et la portée seraient d’une nature différente du principe de laïcité considéré cette fois en tant que valeur constitutionnelle. L’argumentation est sans nul doute habile, mais peut prêter à con-fusion.

La Cour de cassation validera finalement le licenciement dans un arrêt en date du 25 juin 2014, esti-mant qu’il n’était pas nécessaire de considérer la crèche Baby-Loup comme une entreprise de convic-tion, et retenant « qu’il résulte de la combinaison des articles L. 1121.1 et L 1321.3 du code du travail

que les restrictions à la liberté du salarié de manifester ses convictions religieuses doivent être justi-fiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché 3». La Cour a déduit du faisceau d’éléments que constituent les dispositions contenues dans le règlement intérieur, ainsi que

1 Article L. 1121.1 : Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recher-ché.

Article L 1321.3 : Le règlement intérieur ne peut contenir :

1° Des dispositions contraires aux lois et règlements ainsi qu'aux stipulations des conventions et accords collec-tifs de travail applicables dans l'entreprise ou l'établissement ;

2° Des dispositions apportant aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ; 3° Des dispositions discriminant les salariés dans leur emploi ou leur travail, à capacité professionnelle égale, en raison de leur origine, de leur sexe, de leurs mœurs, de leur orientation sexuelle, de leur âge, de leur situation de famille ou de leur grossesse, de leurs caractéristiques génétiques, de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation ou une race, de leurs opinions politiques, de leurs activités syndicales ou mutualistes, de leurs convictions religieuses, de leur apparence physique, de leur nom de famille ou en raison de leur état de santé ou de leur handicap.

2 Isabelle Desbarats, Blandine Chelini-Pont, art.cit.

le faible effectif des salariés, les mettant en relation directe avec les enfants et les parents, que la restriction à la liberté de manifester sa religion, telle qu’elle était édictée dans le règlement intérieur, ne présentait pas un caractère général mais était suffisamment précise, justifiée par la nature des tâches accomplies par les salariés de l’association et proportionnée au but recherché. La Cour a éga-lement précisé dans un communiqué de presse sur l’arrêt du 25 juin « qu’il n’en résulte pas pour

au-tant que le principe de laïcité, entendu au sens de l’article 1er de la Constitution, était applicable aux salariés des employeurs de droit privé qui ne gèrent pas un service public ».

2.1.3 La laïcité remodelée par les décisions de justice : de la neutralité à la relativité du