Quels que soient le type cellulaire et le tissu concernés, le cancer est en réalité un continuum d’états cellulaires et tissulaires de gravité croissante. Selon les cas, la progression vers les états les plus graves peut prendre quelques semaines ou plusieurs années, voire ne jamais avoir lieu. Ainsi, la caractérisation d’un cancer, notamment lors d’un diagnostic, nécessite d’évaluer sa probabilité d’évolution.
2/ De la cellule saine à la cellule cancéreuse
a/ Le cancer, une accumulation de dysfonctionnements L’aggravation progressive des comportements cellulaires et des lésions vers le cancer découle du fait que cette maladie est causée par l’accumulation au fil du temps de différents dysfonctionnements. Ces dysfonctionnements ont pour origine des modifications de l’expression des gènes dans les cellules initiatrices de la maladie. Celles‐ci peuvent être dues à des mutations modifiant directement la séquence codante d’un gène en entraînant des gains ou des pertes de fonctions, à des mutations des séquences régulatrices modifiant la quantité de protéine produite à partir d’un gène donné mais aussi à des changements de l’état épigénétique (Jones and Baylin, 2002) d’un gène ou d’une séquence régulatrice.Ces changements dans l’expression des gènes, qu’ils soient dus à des mutations ou à des modifications de l’état épigénétique de séquences données, induisent une évolution du comportement des cellules concernées. L’accumulation différentielle de perturbations dans les cellules cancéreuses est couplée à un processus de sélection naturelle à l’échelle cellulaire (Figure 7). Les cellules les plus aptes à se multiplier et les plus capables d’échapper aux mécanismes de contrôle de l’organisme vont être progressivement sélectionnées et contribuer à l’aggravation de la maladie (Gerlinger et al., 2014). Au‐delà de cette corrélation entre accumulation de mutations et aggravation du phénotype, différentes données montrent que le cancer résulte d’une série d’événements et non d’un unique dysfonctionnement originel. Tout d’abord, l’ADN polymérase catalysant la réplication de l’ADN au cours du cycle cellulaire possède un taux d’erreur faible mais non nul, de l’ordre de de 10‐6 mutations par gène par division cellulaire chez l’Homme. Sachant qu’environ 1016 divisions cellulaires ont lieu au cours de la vie d’un Homme, chacun de nos gènes a statistiquement 1010 occasions indépendantes d’être muté (Alberts et Figure 7 : représentation schématique des processus évolutifs mis en jeu au sein des tumeurs
al., 2008). Même en considérant que la plupart de ces mutations seraient silencieuses ou n’induiraient pas un comportement de type cancéreux de la cellule concernée, les cancers seraient extrêmement fréquents s’ils pouvaient être causés par une seule mutation dans un gène donné. De plus, si une seule mutation pouvait transformer une cellule saine en cellule cancéreuse, la probabilité de développer un cancer ne serait pas dépendante de l’âge. En effet, en l’absence d’agents mutagènes, la probabilité qu’une mutation apparaisse dans un gène donné ne varie pas au cours de la vie d’un individu. Un enfant et une personne âgée auraient donc la même probabilité d’avoir un cancer. Or, dans les faits, l’incidence des cancers augmente avec l’âge (Balducci and Ershler, 2005). Cette observation a conduit les scientifiques à supposer que le cancer découlait d’une accumulation de mutations avant même l’identification des gènes concernés.
A l’heure actuelle, un certain nombre de gènes impliqués dans le développement du cancer ont été caractérisés. Il est donc possible d’étudier leur séquence dans les cellules cancéreuses. Ce séquençage a permis de montrer que des mutations dans plusieurs gènes clés sont effectivement présentes dans les cellules pathologiques (Alberts et al., 2008; Gray and Collins, 2000). Par ailleurs, des expériences réalisées chez la souris ont confirmé qu’une seule mutation ne suffit pas à causer un cancer. En effet, des souris transgéniques portant une mutation impliquée dans le cancer ne développent des tumeurs qu’après un certain temps et uniquement à partir de certaines cellules (Alberts et al., 2008; van Miltenburg and Jonkers, 2012). Ceci montre que d’autres événements en plus de la mutation originelle sont nécessaires à la progression de la maladie.
b/ Caractéristiques des cellules cancéreuses et hétérogénéité tumorale
Quel que soit le type de cancer, les cellules cancéreuses partagent un certain nombre de caractéristiques connues comme les « marques de fabrique » du cancer (« Hallmarks of cancer »). La progression des connaissances sur les mécanismes d’établissement de cette pathologie et le comportement des cellules qui la causent va de pair avec une augmentation du nombre de ces caractéristiques. Lors de leur première description, ces caractéristiques étaient au nombre de six (Hanahan and Weinberg, 2000): ‐ La capacité illimitée de réplication ‐ L’indépendance vis‐à‐vis des signaux de croissance ‐ La résistance aux inhibiteurs de croissance ‐ L’échappement à la mort cellulaire programmée par apoptose ‐ La capacité d’invasion et de métastase ‐ L’induction de l’angiogenèse Les trois premières caractéristiques se retrouvent chez les cellules transformées et chez les cellules cancéreuses alors que les trois dernières sont spécifiques des cellules cancéreuses. Ces propriétés peuvent être définies au niveau moléculaire, au niveau cellulaire et au niveau de la tumeur (Figure 8, haut).
Depuis cette première description, d’autres caractéristiques partagées par les cellules cancéreuses ont été identifiées (Hanahan and Weinberg, 2011) (Figure 8, bas). Il s’agit notamment de :
‐ La résistance vis‐à‐vis du système immunitaire ‐ La stimulation par l’inflammation
‐ L’instabilité génétique
‐ Un changement du métabolisme cellulaire (augmentation de la glycolyse couplée à la fermentation lactique et non à la respiration mitochondriale, ou effet Warburg)
L’acquisition progressive ou parallèle de ces caractéristiques par des cellules initialement saines conduit à leur évolution vers le cancer. Il est cependant important de préciser que toutes ces propriétés ne sont pas partagées par l’ensemble des cellules tumorales. En effet, si la tumeur est initialement causée par la prolifération anormale d’une cellule mutée et a donc une constitution originelle clonale, cette clonalité disparait rapidement.
Les mécanismes précis conduisant à l’apparition de différents types de cellules au sein de la tumeur sont encore mal connus, et les types de cellules en question sont progressivement caractérisés (Meacham and Morrison, 2013). Néanmoins il est clair que l’instabilité génétique des cellules cancéreuses favorise l’apparition de mutations différentes dans chacune des cellules tumorales. Les cellules peuvent alors évoluer de façons différentes au sein de la tumeur (Gerlinger et al., 2014).
Parmi les différentes cellules cancéreuses, les cellules souches cancéreuses sont aujourd’hui intensivement étudiées. Contrairement aux autres cellules cancéreuses, les cellules souches cancéreuses se divisent relativement lentement mais pourraient être à l’origine directe de certains cancers. Elles seraient également particulièrement importantes pour la formation des métastases et pourraient être à l’origine d’un grand nombre de récidives après traitement, leur faible taux de division
Figure 8 : récapitulatif des caractéristiques du cancer, d’après Hanahan et Weinberg (Hanahan and
les rendant résistantes à la plupart des agents anti‐cancéreux (Islam et al., 2015; Meacham and Morrison, 2013).
Enfin, il ne faut pas oublier que les tumeurs ne sont pas constituées que de cellules cancéreuses. Elles contiennent aussi des cellules saines, dites stromales, telles que des fibroblastes, des cellules endothéliales ou des leucocytes. Ces cellules ne partagent pas les caractéristiques des cellules cancéreuses mais elles favorisent le maintien et la croissance de la tumeur en lui apportant différents facteurs (oxygène transporté via le sang, sécrétion d’enzymes altérant la matrice extracellulaire…) (Bhome et al., 2015; Pietras and Östman, 2010).