• Aucun résultat trouvé

DANS QUEL SENS ENTENDRE L’EXPRESSION INTRA MUROS ?

Au sens propre d’abord : «Une vie intra muros»

Les murs

À l'image des prisonniers décrits dans la caverne, nous passons le plus clair de notre temps enfermés entre quatre murs. J’entends ici par murs, dans un sens élargi, toute forme de structure matérielle délimitant notre environnement. Qu’il s’agisse des murs de notre domicile, de notre bureau, des moyens de locomotion que nous empruntons pour naviguer de l’un à l’autre, etc. Mais, contrairement à Bartleby, le personnage éponyme de la nouvelle d’Herman Melville qui « durant de longues périodes, […] restait debout derrière le paravent à contempler à travers sa pâle fenêtre le mur de brique aveugle  » , nous avons fini par ne plus y faire 9 attention. Mais ces murs existent bel et bien. Mon postulat, c'est que tout discours se développe dans une enceinte matériellement délimitée. Une salle de réunion, ou une salle de conférence, par exemple. On pourrait me rétorquer :  «  Mais dans la rue, qu'en est-il ? Les gens qui y conversent ensemble ne se trouvent pas enfermés dans une enceinte! » Et pourtant si, les murs sont bien là. On n'y fait peut-être pas attention, mais les murs de la rue, qui la délimitent comme telle, conditionnent le

Herman Melville, Bartleby le scribe, trad. Pierre Leyris, éd. Gallimard, coll. folio, 1996, p. 42.

9

type d’échanges que nous allons y avoir, c’est-à-dire que nous nous y entretiendrons de sujets relativement neutres, que n’importe qui peut entendre. Et si nous avons besoin d’aborder des questions plus confidentielles, nous chercherons un cadre plus approprié. La façon dont nous communiquons est fonction du lieu physique, matériellement délimité, dans lequel nous nous trouvons.

À l’intérieur de l’intérieur

Même Lorsque nous nous promenons dans un parc ou en forêt, il s'agit également d'un espace délimité. Nous passons de l’intérieur de la ville à l’intérieur de la forêt, par exemple. En quelle occasion pourrions-nous dire que nous nous trouvons effectivement dehors, dans une extériorité qui ne soit elle-même contenue par rien ? Nous ne sommes toujours qu’à l’extérieur de, cet extérieur de se trouvant lui-même imbriqué dans une nouvelle intériorité et ainsi de suite. Qu'est-ce que serait un lieu véritablement hors les murs ? Il s’agirait d’un lieu non délimité. Mais un tel lieu, si nous pouvons à la rigueur le concevoir, nous ne pouvons pas nous le représenter, au sens de nous en faire une image, et encore moins le fréquenter, parce que, tout simplement, un tel lieu est humainement irréalisable. Il n’existe pas d’extériorité pure à laquelle l’homme puisse avoir accès. Il ne s’agit jamais que d’une extériorité relative et qui ne se trouve être, en définitive, qu’une nouvelle forme d’intériorité.

Par conséquent, il ne saurait non plus y avoir, à proprement parler, de discours en pur extérieur, en pleine nature, sans qu'au minimum un ligne de démarcation, même purement symbolique, comme un ruban tendu entre des piquets par exemple, ne soit tracée. Ou bien ce serait l'œuvre d'un marginal ou d'un fou, quelqu’un qui parlerait au milieu de nulle part, qui prêcherait dans le désert. Tout discours est un produit culturel et, en tant que tel, il ne saurait se produire ailleurs que dans un lieu structurellement déterminé qui en conditionne aussi bien la teneur que les modalités d’expression. Pour Aristote, celui qui ne vit pas en société est soit une bête soit un dieu , ce à quoi Nietzsche rajoute : « Pour 10 vivre seul, il faut être une bête, ou un dieu, dit Aristote. Reste un troisième cas : il faut être les deux à la fois... philosophe.  » Quand donc Platon et toute la 11 philosophie que j’appelle théorique ou doctrinale prétend nous faire sortir du système pour nous faire voir, dehors, la lumière, c’est là, qu’en tant que philosophe praticien, je marque le pas.

La pratique philosophique, elle, à aucun moment, ne prétend sortir de la caverne. On peut considérer cela comme une sorte de théorème fondamental.

Contrairement à la philosophie traditionnelle, elle reste et s’effectue intra muros – c’est en tout cas la ligne que je défendrai tout au long de ce travail –, et se

Aristote, Politique, I, 1, 9, 1253 a.

10

Friedrich Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, « Maximes et traits », trad. Jean-Claude Hémery,

11

éd. Gallimard, 1974, p. 11.

rapproche par là-même davantage de la sophistique, entendue ici comme un art du discours in situ, que de la philosophie.

Les écrans

Nous vivons également enchaînés face aux murs de nos illusions. Nos chaînes, ce sont aujourd’hui tous ces fils qui encombrent le sol de nos logements, bureaux, etc., tous ces lieux où nous vivons, où nous passons le plus clair de notre temps, et qui sont censés nous relier toujours davantage au monde. Mais quel monde ? Non pas celui dans lequel nous vivons physiquement, celui de notre existence concrète – comme les prisonniers ne voient pas les murs de la caverne, tout entiers absorbés par le jeu des ombres qui défilent –, mais celui dans lequel nous nous projetons virtuellement. Et même si ces fils tendent aujourd’hui à se dématérialiser, cela ne change rien. Nous perdons de vue la réalité qui nous environne. En ce sens nous sommes deux fois dedans : dedans par les limites matérielles, les murs pas lesquels l’homme délimite son espace propre – et de tout espace qu’il conquiert, dont il foule le sol, il en fait un espace propre –, et dedans par les écrans que nous superposons à cette réalité bornée dans laquelle nous vivons, pour nous projeter, nous évader, dans un espace virtuel qui est en fait entièrement normé, structuré de a à z, et ne laissant aucune liberté réelle, une

extériorité pure, où l’homme pourrait se dire :  «  Ca y est, je suis enfin dehors, je n’appartiens plus à un quelconque système. »

Au sens figuré ensuite : le conditionnement du discours

J’entends également l’expression intra muros dans un sens métaphorique renvoyant à l'ensemble des présupposés nécessaires à l'effectuation d’un discours quel qu’il soit. Je vais en répertorier ici un certain nombre, même si, dans le cadre de la pratique philosophique, c’est plus particulièrement sur la condition axiologique, ou l’appartenance des différents acteurs à une même communauté de valeurs, que se portera mon attention.

1. Le conditionnement culturel :

Le discours ne se développe que dans un milieu culturel et ce milieu en conditionne nécessairement la teneur. Tout discours, c’est-à-dire tout énoncé à finalité rationnelle, présuppose l'appartenance aussi bien de l'énonciateur que de son auditoire à une même communauté culturelle, tant du point de vue :

a) linguistique (une même langue),

b) que cognitif (certains postulats de départ),

c) et axiologique (un même système de valeurs).

Lorsque je parle, c'est dans l'intention de me faire comprendre. Ce qui ne sera pas possible si mon interlocuteur ne parle pas la même langue que moi, ne reconnaît pas la validité de mes postulats ou ne partage pas le même système de valeur.

2. Le conditionnement individuel :

Le discours est également conditionné :

- dans sa forme, par la structure particulière de la langue employée.

- dans son fond qui est fonction du vécu personnel de celui qui s’exprime.

- Par le contexte dans lequel celui-ci s’effectue. 12 - Par l’auditoire à qui il est adressé.

L’énonciateur ainsi que l’auditoire n’y font généralement pas attention mais ces présupposés sont indispensables pour qu’une communication fonctionnelle

Un discours hors-contexte n'est pas un discours sans contexte. Le contexte référent n'est

12

seulement pas adapté à la situation. Les présupposés implicites de tout discours, son code implicite, sont fonction, entre autres, du contexte dans lequel celui-ci s’effectue. Et une personne qui connaîtrait quelqu’un dans un certain contexte serait peut-être bien surprise de l’entendre s’exprimer dans un autre.

puisse s’établir. S’y arrêter reviendrait à rendre celle-ci impossible. L’exemple que prend Wittgenstein quand il nous dit que :  «  l'œil, en réalité, tu ne le vois pas. Et [que] rien dans le champ visuel ne permet de conclure qu'il est vu par un œil. » , 13 peut être transposé ici. Il suffit pour ça de remplacer le champ visuel par le discours lui-même et l'œil par l’ensemble des présupposés qui en permettent l’élaboration. Lorsque nous communiquons, nous faisons comme si ces présupposés n’existaient pas et nous nous entretenons dans cette illusion nécessaire à tout discours pour pouvoir s’effectuer.

Ces murs intellectuels du discours, ou ce cadre a priori, dans lequel tout discours se doit d'être énoncé, constituent pour ceux qui l'écoutent un ensemble de repères sans lesquels il ne leur est pas possible d'en saisir la rationalité. Peut-être certains des membres d’un l'auditoire seront-ils charmés par le côté poétique, extravagant ou provocateur d’un discours complètement décalé mais ils n'y comprendront, à vrai dire, pas grand-chose. Il ne vous viendrait pas à l’idée de communiquer avec votre boulangère sans respecter les codes de communication implicites que ce genre d’échanges présuppose.

Un nouveau-né dans son berceau a les yeux grand ouverts mais il ne voit pour ainsi dire rien, car il n'a pas appris à reconnaître la signification des tâches de couleurs qui viennent impressionner ses pupilles. Il ne voit qu'un amas de formes et

Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, 5.633, trad. G. G. Granger, éd. Gallimard,

13

coll. Tel.

est incapable d'en sélectionner aucune. Il en va de même pour l’ouïe. Il entend pour ainsi dire tout, chaque son, chaque bruissement qui vient frôler son oreille, mais, entendant tout sans distinction, c'est comme s'il n'entendait rien. Car il est incapable de différencier les sons signifiant quelque chose, de ceux qui ne signifient rien. Il est incapable de dégager la signification du bruit de fond parasite qu’un individu plus âgé n'entendrait pas. Il en va de même pour le discours. Il n'est pas possible de tout dire, il n'est pas possible de parler la bouche totalement ouverte. Et demander à quelqu'un de s'exprimer librement fait figure ici de contradiction dans les termes. Cela revient à lui demander de se taire. Car par quel bout commencer, par quel bout prendre le discours, si les conditions d'énonciation ne sont pas déterminées au préalable ?

Les conditions d’effectuation du discours qui ne peuvent être analysées simultanément à son effectuation entraînent systématiquement une confusion de la part des différentes parties prenantes entre intérieur et extérieur, entre une information intra muros, qui se cantonne aux conditions mêmes que le discours présuppose, et une information à la portée objective que je nomme extra muros.

Cette idée se trouve exprimée notamment par Bergson : «  Enfin, pour tout dire, nous ne voyons pas les choses mêmes; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles.  » , ainsi que par le philosophe et scientifique 14 Korzybski :

Bergson, Le Rire, éd. PUF, p. 117-118.

14

Nous avons tous déjà vu une boîte de farine à crêpe de la marque Tante Jemima avec le portrait d'une femme de couleur sur la boîte. Le docteur William Bridges de la Société de Zoologie de New York raconte à ce sujet l'histoire d'un planteur américain au Congo belge. Celui-ci employait quelque 250 indigènes. Un jour, le chef local le fit appeler et lui dit avoir entendu qu'il mangeait des indigènes.

Il le prévint que s'il ne cessait pas, il ordonnerait à ses hommes d'arrêter le travail.

Le planteur protesta de son innocence et fit venir son cuisinier comme témoin.

Celui-ci cependant affirma avec insistance que le planteur mangeait effectivement les indigènes, mais il refusa de préciser si ceux-ci étaient mangés frits, bouillis, en ragoût ou autrement. Quelques semaines plus tard, le mystère fût éclairci quand le planteur reçut la visite d'un ami venu du Soudan et auquel était arrivée une aventure analogue. En comparant leurs expériences réciproques ils découvrirent la solution de l'énigme. Tous deux avaient reçu des États-Unis des arrivages de boîtes de conserve. En général, ces boîtes portaient des étiquettes illustrant en images leur contenu, telles que cerises, tomates, pêches, etc. Aussi, quand les cuisiniers virent les étiquettes avec le portrait de "Tante Jemima" ils furent persuadés qu'une Tante Jemima devait en effet se trouver à l’intérieur!15

Nous confondons l’objet nommé, l’ensemble des jugements que nous portons sur une hypothétique réalité sous-jacente, avec cette réalité même. En pratique philosophique le discours sera méthodologiquement contenu dans le cadre des conditions qui le prédéterminent et sa portée se verra limitée au système fermé de communication dans lequel il est rendu possible. Il conviendra donc d’interroger systématiquement ces présupposés – de les faire ressortir – pour remédier à cette extrapolation erronée des faits de discours.

Alfred Korzybski, Une carte n'est pas le territoire, «  Le rôle du langage dans les processus

15

perceptuels », trad. Didier Kohn, Mireille de Moura et Jean-Claude Dernis, éd. L’éclat, 1998, p. 55, 56.

LES DIFFERENTS NIVEAUX DE DISCOURS CONSIDÉRÉS DU POINT DE VUE