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UNIVERSITÉ DE CERGY-PONTOISE ÉCOLE DOCTORALE DROIT ET SCIENCES HUMAINES THÈSE

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Academic year: 2022

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THÈSE

Présentée pour obtenir le grade de Docteur de l’Université de Cergy-Pontoise

Spécialité : Philosophie

PHILOSOPHIE ET COMMUNICATION

La "pratique philosophique", une méthode entre sophistique et philosophie académique

Alexandre Georgandas Soutenue le 20 septembre 2016

JURY

Pr. R. Astruc Directeur de thèse Université de Cergy-Pontoise Pr. A. Létourneau Rapporteur Université de Sherbrooke Pr. S. Luste Boulbina Rapporteur Université Paris-Diderot Julien Longhi Examinateur Université de Cergy-Pontoise MDC-HDR


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« Le philosophe ignore […] la manière dont il faut parler aux autres dans les affaires privées et publiques »

Platon, Gorgias, 484 d, trad. Alfred Croiset.

« Tout rationaliste se doit de dire, avec Kant : on n’enseigne pas la philosophie – mais au mieux sa pratique, à savoir l’attitude critique. »

Karl Popper, Toute vie est résolution de problèmes, tome 2, 7, IV, trad. Claude Duverney.

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INTRODUCTION

La pratique philosophique n’est pas encore véritablement reconnue, à l’heure actuelle, par le milieu universitaire. Elle reste d’autre part relativement méconnue du grand public. Pour ceux qui n’en auraient jamais entendu parler, elle s’organise principalement autour d’ateliers collectifs ou en consultations individuelles. Son objectif étant de rendre la philosophie accessible à tous. Il ne s’agit pas d’un enseignement à proprement parler, mais plutôt d’une méthode de travail qui s’inspire le plus souvent du modèle socratique, c'est-à-dire qui utilise la question comme un outil pour faire ressortir les défaillances et contradictions logiques des modèles de représentation des différents interlocuteurs avec lesquels elle est amenée à interagir. Personnellement, je travaille depuis un certain nombre d’années dans ce domaine, et l’idée d’en réaliser un approfondissement théorique m’est venue alors que je discutais avec le responsable de l’Institut de Pratiques Philosophiques, Oscar Brenifier, et que je lui faisais part de mon scepticisme face à la diversité des méthodes employées par les intervenants lors de ses séminaires.

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En effet, il n’existe pas de formation spécifique au métier de philosophe praticien, même si l’université Paris-Sorbonne, ainsi que celle de Sherbrooke au Canada, notamment, proposent des formations liées à la pratique philosophique . Face à 1 cette disparité quelque peu problématique, chacun proposant sa propre conception de la meilleure façon d’appliquer la philosophie en dehors de son cadre scolaire habituel, j’évoquais l’idée de réaliser un écrit conjoint qui aurait pour finalité de mieux définir les spécificités de cette discipline. C’est de là que m’est venue l’idée de proposer un travail universitaire. Pour faire le pont entre une pratique qui trouve sa place dans la société d’aujourd’hui, même si celle-ci demeure encore relativement confidentielle, et un milieu universitaire qui a du mal à en reconnaître la valeur, du fait même qu’elle développe des applications pratiques. C’est là mon point de départ, l’idée de ce travail : donner plus d’assise à une discipline qui existe mais qui n’est pas forcément reconnue. Il me restait à déterminer pour cela le le dénominateur commun entre mon insatisfaction concernant, d’une part, les rapports entretenus entre le mode traditionnel d’enseignement de la philosophie et la pratique philosophique, et, d’autre part, les méthodes employées par cette celle- ci.

Je me suis également heurté à un autre genre de problème : la pratique philosophique, dans l’état actuel, a bien souvent tendance à se limiter à un simple

L’Université Paris-Sorbonne propose un master professionnel de philosophie, dénommé Ethires,

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en éthique appliquée, cf. http://www.univ-paris1.fr/diplomes/ethires/. L’Université de Sherbrooke, quant à elle, dispose d’un département de philosophie et d’éthique appliquée, cf. http://

www.usherbrooke.ca/philosophie/recherche/pratiques-philosophiques/.

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copié-collé de la philosophie traditionnelle dans les différents secteurs où elle intervient, que ce soit auprès du grand public, ou dans le monde de l’entreprise notamment . Le cas de figure type, c’est celui du philosophe praticien à qui l’on 2 demande d’intervenir sur une question morale et qui va se contenter de réutiliser Kant, par exemple. Qui se présente dans une société, avec son volume de Kant sous le bras, et qui pense qu’il va suffire d’appliquer telles quelles les thèses du philosophe de Königsberg pour apporter des réponses aux problèmes qu’on lui soumet. Mais il me semble que ce n’est pas aussi simple que ça, qu’on ne peut pas faire passer un langage qui était réservé au monde universitaire et à une fonction purement théorique, qu’on ne peut pas l’appliquer aussi facilement que ça, sans une adaptation préalable de son mode de communication. À partir de cette idée qu’il y avait un mode de communication à revoir et à repenser, j’en suis arrivé au problème central qui constitue le cœur de mon travail, à savoir le fait que la philosophie dans sa version théorique avait un problème de communication fondamental. C’est là que le travail commence. L’objectif étant de démontrer à quelles conditions une pratique philosophique est possible. Et je dis qu’elle ne sera possible qu’à partir du moment où l’on aura pu résoudre ce problème de communication.

Pour ce faire, je partirai de l’allégorie de la caverne de Platon, que j’utiliserai comme texte référent tout au long de ce travail, car il s’agit non seulement d’un

Même si, à mon avis, l’entreprise n’est pas un secteur pertinent pour la pratique philosophique.

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passage qui est reconnu par la philosophie traditionnelle comme fondamental, mais je le considère également comme un paradigme particulièrement efficace pour définir la spécificité de la pratique philosophique, pour bien montrer la différence qu’il y a entre pratique philosophique et philosophie traditionnelle ; montrer là où ça achoppe, là où ça ne fonctionne pas. Pour faire une petite parenthèse, je ne voudrais pas que la pratique philosophique soit réduite à un simple sous-produit de la philosophie traditionnelle. Je pense qu’il existe une rupture radicale entre les deux et qu’il faut considérer, comme a essayé de le faire la phénoménologie durant un temps, que la pratique philosophique n’est pas de la philosophie traditionnelle et réciproquement. Mais souvent les différents publics à qui l’on s’adresse s’attendent à ce que l’on fasse ce dont ils ont l’habitude, c'est-à- dire que l’on injecte, et c’est souvent ce qui est fait d’ailleurs, que l’on injecte de la philosophie traditionnelle dans nos interventions. Ça ne doit pas être le cas et ça ne fonctionnera pas si l’on s’y prend de cette manière.

je commencerai par différencier dans un premier temps un discours intra et un discours extra muros. Deux formes de discours majeures. Une première forme qui est celle du discours dans la cité, dans les murs, dans la caverne qui équivaut à la cité athénienne de l’époque ; et une deuxième forme, externe, qui correspond, à la version traditionnelle de la philosophie. Avec celle-ci on part sur une pensée idéaliste d’influence parménidienne. Parménide d’abord, puis Platon, ont développé une philosophie extra muros, c'est-à-dire que pour eux la philosophie

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est censée sortir de la caverne, et c’est là que je considère que la philosophie, et avec elle la science, a coupé, partagé, le monde en deux. C’est qu’elle est censée sortir en fait du système, qui est la cité grecque d’alors, ou du système référent quel qu'il soit, du système culturel dans lequel vous pensez, pour vous amener à penser dehors, c'est-à-dire à penser le monde tel qu’il est. La philosophie, dans sa version théorique, dit : «  Voilà, je vais dire la vérité, je vais dire ce que sont les choses indépendamment de la façon dont on les pense, indépendamment de la façon dont le monde culturel dans lequel chacun vit les pense. Je vais arriver à une espèce de substance ou d’essence même de l’objet. Je vais dire ça c’est ça, mais de manière essentielle. » Il y a donc deux discours, un discours intra muros que je caractérise comme celui de la sophistique et de la philosophie critique, et un discours extra muros, celui de la philosophie dans son approche traditionnelle.

Maintenant, je rentre un peu plus dans la caverne. Dans la caverne, comme je viens de le dire, je sépare deux discours : le discours sophistique et le discours philosophique critique. L’objectif de ce premier chapitre, sera vraiment de séparer ces trois modes de discours d’un point de vue philosophique. Le premier niveau sophistique, qui est un peu l’espèce d’ange noir de la philosophie, le deuxième niveau critique, qui correspond à la remise en question du système référent qui est tenu par la sophistique à l’époque car ce sont eux, les sophistes, qui maîtrisent le discours public et qui se font largement rémunérer pour leurs services, ce ne sont

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pas les philosophes. Et, le troisième niveau qui correspond à : je suis dehors. C’est le discours théorique de la philosophie traditionnelle.

Après avoir différencié ces trois modes de discours, j’étudierai les rapports existants entre sophistes et philosophes, l’opposition entre ces deux frères ennemis, pour bien faire comprendre que c’est la philosophie qui a créé le sophiste comme une espèce de démon ou d’ange noir de la rationalité. Au départ, les deux fonctionnaient ensemble et leurs méthodes étaient assez proches. Platon a même souvent du mal à les différencier quand il en parle et Aristote assimile la philosophie platonicienne, c'est-à-dire la dialectique, à la sophistique. Je travaillerai donc effectivement sur cette parenté entre sophistes et philosophes. Mais également sur ce qui les différencie. Pour le dire brièvement, le philosophe est un sophiste mais un sophiste qui dit la vérité. Ou, en tout cas, qui dit dire la vérité.

Tandis que le sophiste, et c’est la grande différence, ne reconnaît pas la valeur de cette notion. Comme c’est le cas pour les deux figures majeures de la sophistique de la première période, c’est-à-dire celle du Vème-IVème siècle avant Jésus-Christ, que sont Protagoras et Gorgias, et qui constituent, à ce titre, les cibles privilégiées de Platon et d’Aristote. Ce qui joue un rôle déterminant dans mon propos, puisqu’en pratique philosophique, il nous faudra également faire l’impasse sur cette notion de vérité. En tant qu’exercice de communication auprès du grand public, il nous faudra évacuer cette notion, comme le sophiste l’évacue, pour des raisons méthodologiques. Après l’on pourra me questionner sur l’utilité d’un

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discours qui a évacué la notion de vérité. Ce qui est sûr, c’est qu’il ne saurait plus, dans ces conditions, dispenser aucun savoir théorique. Seul subsistera ce que Protagoras appelle un pharmakon, c'est-à-dire un remède, un médicament ou un poison, suivant la façon dont on s’en sert. C'est-à-dire que le logos philosophique aura pour seule fonction de remettre sur pieds une logique défaillante. Quelqu’un vient vous voir parce que sa logique, son système de pensée, la représentation qu’il se fait des choses, est défaillant. Parce sa rationalité de trouve prise en défaut.

Le travail du philosophe praticien consiste à remettre sur pieds, à partir de ses propres critères référents – j’insiste sur ce point – le logos propre du client dans une situation problématique donnée. Les sophistes évacuent donc la notion de vérité et mettent, par la même, profondément en danger la philosophie, parce que quand Protagoras, par exemple, dit qu’il n’y a pas de vérité à proprement parler, ou quand Gorgias résume l’être à un simple effet du discours, aussi fictif que l’Ulysse d’Homère , la philosophie se retrouve dans une position extrêmement délicate. 3 Parce que la seule différence entre philosophie et sophistique, c’est justement la vérité. Toutes deux utilisent le logos, c'est-à-dire la rationalité du discours, et de manière tout aussi performante. Je ne pense pas que Protagoras ou Gorgias avaient quoi que ce soit à envier, au niveau de l’usage qu’ils faisaient du logos et de leur maîtrise de la rationalité, à Socrate ou à Platon. La seule différence, ou la

Cf. Barbara Cassin, L’effet sophistique, première partie, I, éd. Gallimard, coll. nrf Essais, 1995, p.

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différence majeure, c’est que le philosophe rajoute la dimension de vérité. Le philosophe nous dit : «  oui, je suis rationnel mais moi je dis vrai. Alors que le sophiste se présente comme rationnel mais ne dit pas vrai. Il fait usage de faux- semblants. Il manipule votre mental. » Alors que le philosophe dit la vérité. C’est la différence majeure. Donc, si un sophiste comme Protagoras dit que la notion de vérité n’a pas lieu d’être, c’est toute la philosophie qui s’écroule. Les sophistes représentent donc un véritable danger pour les philosophes. Personnellement, j’inscris la pratique philosophique, je l’incline du côté de la sophistique. Pourquoi ? Parce que, d’abord, comme j’y ai fait allusion plus haut à propos des sophistes, c’est une pratique rémunérée. Je me fais payer directement et ne passe pas par le truchement d’un service public pour me donner bonne conscience et me maintenir dans l’illusion que je travaille uniquement pour la beauté du geste ; et ensuite, parce que j’interviens dans le secteur privé. Et donc, aux yeux d’un philosophe, c'est-à-dire d’un professeur de philosophie, je suis un sophiste. J’utilise la raison mais j’évacue la notion de vérité. Donc, clairement, pour un philosophe traditionnel, je suis un sophiste. Je me fais payer et j’évacue la vérité. Mais il ne faudrait pas pour autant assimiler la pratique philosophique à une forme de psychanalyse pour la simple et bonne raison que, d’une part, l’outil principal utilisé en pratique philosophique, c’est la logique, et que ce logos revient en propre à la philosophie, et que, d’autre part, les référents utilisés en pratique philosophique ne sont pas les mêmes qu’en psychanalyse. Il y a un corpus psychanalytique et il y a un corpus en

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pratique philosophique qui est le corpus philosophique. Donc, ce n’est pas une psychanalyse. Une psychanalyse, cela fonctionne avec Freud, cela fonctionne avec Jung,etc. Ça ne fonctionne pas avec Platon ou Aristote. Même si toutes deux travaillent sur le discours, à partir de lui.

Je différencierai ensuite, toujours dans le souci de bien séparer pratique philosophique et philosophie théorique, l’espace et le temps. En associant la philosophie à l’espace et la sophistique au temps. Comme je l’ai déjà signalé, la philosophie théorique est sortie dehors, elle est sortie de la caverne. Si je distingue espace et temps, c’est parce que je distingue extériorité et intériorité. Quand j’ai dit que la philosophie théorique, ainsi que la science – car il est à noter que ces deux disciplines se développent de concert, historiquement parlant – avaient partagé le monde en deux, j’entendais par là que ce n’était pas forcément le cas auparavant.

Et que ça ne l’est toujours pas forcément partout. Dans un monde animiste, par exemple, la matière a une âme. Il en va de même pour l’alchimie, entre autres. La philosophie, comme la science, a séparé les deux. D’un côté l’intériorité, l’âme pensante, l’intérieur de la cité, la caverne, et, de l’autre, le dehors, la chose-objet sur et avec laquelle on peut travailler parce qu’elle n’a plus d’âme. De la, même manière le concept, ou l’objet philosophique, comme on pourrait l’appeler, est dépourvu d’intériorité. Alors on pourrait me demander pourquoi, qu’est-ce qui me permet d’affirmer une telle chose, qu’il n’y a que de l’espace et qu’il n’y a pas de temps, qu’il n’y a pas d’intériorité en philosophie comme en science ? Tout

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simplement parce qu’il n’y a pas de pensée universalisante possible avec un objet auquel on reconnaît une intériorité. Si je vous considère comme un être doué d’intériorité, il ne m’est plus possible de vous catégoriser de manière universelle.

Scientifiquement, je ne peux plus vous saisir. Pour faire une nouvelle comparaison avec la psychanalyse, celle-ci n’est pas reconnue comme science, et pour cause, puisqu’elle travaille justement sur des intériorités. Ce qu’a clairement fait apparaître Aristote dans la Métaphysique4 : ll n’est pas possible de faire de science autre que de l’universel. Vous pouvez travailler sur l’humain, vous pouvez travailler sur l’homme, mais à condition que vous le considériez comme une surface, comme un espace, qui ne dispose pas d’une intériorité qui pourrait remettre en question la loi scientifique, ou l’argumentation par simples concepts pour ce qui est de la philosophie théorique. À condition que vous le considériez comme un cobaye ou une machine. Parce que le problème avec une intériorité, fonctionnelle, active, c’est que votre loi universelle, elle va forcément venir la perturber. Vous pouvez toujours dire que vous avez une âme, si elle ne vient pas interférer avec votre surface, on la tiendra pour quantité négligeable. À partir du moment où vous reconnaissez à un être qu’il est doué d’intériorité, vous sous-entendez qu’il risque d’interférer avec la règle, celle de l’objet, du dehors. Et la philosophie théorique s’est posée dans l’espace, comme un pur concept. La philosophie théorique, on le sait, déteste le temps. Elle déteste la contingence, elle déteste qu’un objet se désagrège. Ce

Cf. Aristote, Métaphysique, B, 6, 1003 a, 12ème aporie.

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qu’elle veut, c’est la sphère des fixes, que rien ne bouge. C’est comme ça le monde du concept. Un concept, pour reprendre ce vers de Mallarmé : « Tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change  » , reste toujours identique à lui-même. La 5 philosophie théorique, comme la science, fait l’économie du temps. Or, le sophiste, lui, accepte et maintient l’intériorité, il reste à l’intérieur d’une caverne, quelle qu’elle soit, il reste dans la contingence. Gorgias improvisait énormément, c’était le roi de l’improvisation, il se vantait d’être le meilleur dans ce domaine, capable d’improviser sur tout et n’importe quoi. Il y avait ce côté performance, ce côté art du temps, dans la sophistique. Puisqu’elle ne cherche pas la vérité, elle ne cherche plus à poser les concepts comme fixés une fois pour toutes, posés dans l’espace.

Elle est variable, elle fluctue en fonction de l’auditoire, en fonction des différentes personnes qu’elle rencontre, et, à ce niveau, la pratique philosophique se rapproche davantage de la sophistique que de la philosophie. Elle doit savoir s’adapter à différents interlocuteurs en entrant davantage dans une logique de la performance, de l’hic et nunc et délaisser un discours théorique où les auditeurs viennent écouter une argumentation figée, c'est-à-dire du concept. C’est là qu’il y a une inversion et un changement de perspective qu’il est important de bien saisir pour comprendre la spécificité de la pratique philosophique.

Le chapitre suivant sera consacré à la méthode employée pour extraire un des prisonniers de la caverne qui renvoie, même si ce n’est pas dit explicitement, à

Mallarmé, Poésies, « Le tombeau d’Edgar Poe », éd. Gallimard.

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la maïeutique et qui constitue un stade intermédiaire et problématique. La maïeutique qu’il ne faut pas confondre avec la dialectique. En tant qu’art intermédiaire entre sophistique et philosophie théorique – ou philosophie traditionnelle, philosophie d’enseignement –, la maïeutique, est l’art pratiqué par Socrate. Il s’agit principalement d’une critique de la sophistique ou en tout cas du système de valeurs mis en place à Athènes à l’époque, ce dont a d’ailleurs été accusé Socrate. Il y a une particularité à retenir concernant Socrate, c’est qu’il est reconnu comme un philosophe, mais que ce n’est pas aussi simple que ça, car il ne sort jamais de la caverne. Socrate n’est jamais sorti d’Athènes, ou rarement quand on le lui a imposé. C’est un citoyen d’Athènes qui remet en question le système référent. Il ne sort pas non plus de la caverne à un niveau abstrait et théorique, c'est-à-dire qu’il ne propose jamais de solution. Socrate ce n’est pas Platon. Même si l’on peut dire que Socrate accouche Platon, ou que Platon s’accouche à travers Socrate, celui qui répond c’est Platon. C’est Platon le monde des idées. Socrate, se contente d’une remise en question et d’amener son interlocuteur à un buttoir qui l’oblige à revoir ses propres référents. Mais lui, personnellement, ne donne pas de réponse. Il le dit clairement : « La vraie cause, la voici : accoucher les autres est contrainte que le dieu m’impose ; procréer est puissance dont il m’a écarté. Je ne suis donc moi-même sage à aucun degré et je n’ai, par devers moi, nulle trouvaille qui le soit et que mon âme à moi ait d’elle-

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même enfantée. » Il interroge mais ne répond rien. C’est pour cela que je dis qu’il 6 demeure à l’intérieur de la caverne. C'est-à-dire qu’il reste dans le système de valeurs dans lequel il intervient. Il le chamboule, il le perturbe, il le remet en question, mais il ne propose pas d’alternative. Il s’agit donc d’un discours intermédiaire. Maintenant, la pratique philosophique, au travers des différents philosophes praticiens, se revendique en général de Socrate. C’est un personnage facile à emprunter puisqu’il n’a rien écrit et donc chacun essaye de le tirer de son côté, de le récupérer pour son compte. Le problème, c’est qu’il y a deux Socrate d’après ce que j’ai dit. Il y a le Socrate, tel qu’on peut le deviner au travers du personnage que nous dépeint Platon et il y a le Socrate tel que l’a transformé Platon. C'est-à-dire : il y a le Socrate qui effectivement se contente de remettre en question la pensée de ses interlocuteurs et il y a le Socrate qui se sert de la méthode de la question, comme dans le dialogue du Ménon par exemple, pour accoucher d’une théorie qui est celle de Platon. Ce n’est pas la même chose. Et donc dire que la pratique philosophique est une pratique d’obédience socratique, qui en reprend la méthode, c’est bien beau mais laquelle ? Celle qui se contente d’interroger le système de pensée de l’interlocuteur, son mode de représentation, ou celle qui se sert de la méthode questionnante pour faire passer ses propres thèses ? Pour pousser ses propres pions ? Ce n’est pas du tout la même chose. Et ce qui est embêtant, c’est qu’en pratique philosophique on voit les deux. On voit

Platon, Théétète, 150 c-d, trad. Auguste Diès, éd. Gallimard, coll. Tel.

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des praticiens qui posent des questions et interrogent, dans le seul souci d’amener leurs interlocuteurs à se rendre à leurs raisons. Pour ceux qui se souviennent du Ménon, Socrate est censé interroger l’esclave. Mais il ne l’interroge pas vraiment. Il se fiche complètement de savoir ce qu’il pense. Socrate se sert de la question comme d’un prétexte pour donner l’illusion que l’esclave a trouvé par lui-même une réponse qui lui a été en fait imposée. C'est-à-dire que tout du long, en fait, Socrate va le diriger, en prenant appui sur ce qu’il sait, pour l’amener à un point bien précis.

En l’occurrence, la méthode de la question est uniquement utilisée comme un subterfuge rhétorique. Ou alors, elle est utilisée de façon authentique, ce que je considère comme essentiel en pratique philosophique, où le philosophe praticien ne questionne pas dans l’objectif de valider une thèse, mais dans celui de mettre à l’épreuve la stabilité logique du système référent et, s’il rencontre des défaillances internes, en fonction des critères définis par son interlocuteur, de les lui faire remarquer en lui proposant de les corriger ensemble. C’est donc là qu’il faut bien différencier les deux.

J’analyserai ensuite ce que je considère comme une pierre d’achoppement significative de la philosophie théorique à savoir son incapacité à se constituer comme science. Elle s’est cherchée historiquement comme science, elle s’est développée de concert avec elle, elle a cherché la rigueur de la surface et de l’extériorité du concept vide, désincarné, elle l’a poursuivie, pourquoi n’y arrive-t- elle pas ? À mon sens, il s’agit encore une fois d’un problème de communication, et

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d’une erreur assez grossière. Pour l’expliquer simplement, il y a un langage de l’extériorité, un langage sans âme. Il y a un langage pour parler avec la chose, il y a un langage pour parler avec le concept, avec la surface du concept. Ce langage, c’est le langage des chiffres. Le langage mathématique. C’est le langage avec lequel on parle aux objets. Mais vouloir parler aux objets ou aux concepts, c'est-à- dire à des êtres dénués d’intériorité, avec le langage des lettres, celui de Monsieur et Madame tout le monde, c’est-à-dire avec notre langage usuel, ce que fait la philosophie – même si elle y développe une certaine technicité, elle prononce un discours, elle utilise un langage qui est un langage similaire à celui que l’on utilise inter nos, pour communiquer entre nous, entre intériorisés – cela apparaît comme inadéquat. Et prétendre, avec cette forme de langage, nous dire quelque chose sur l’être du dehors, c’est-à-dire un être dépourvu d’intériorité, un être du concept, c’est là que je considère que ça ne fonctionne pas. Ça ne fonctionne pas parce que ce langage n’est pas un langage adapté à son objet, destiné à une communication autre qu’une communication entre intériorités. Vouloir parler du concept avec un langage de tous les jours ne fonctionne pas. Pour ça, il y a un langage qui existe déjà, c’est le langage mathématique, dont les lettres sont des chiffres, et ce langage est fonctionnel dans une certaine mesure puisque le monde y répond. Le monde des objets nous répond par le biais de l’expérience. Alors que le langage de l’intériorité est inapte selon l’analyse que j’en donnerai à parler ni de la chose, ni du concept.

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Suite à quoi je ferai ressortir les présupposés fondamentaux de la philosophie théorique en commençant par celui de Parménide qui pose, selon moi, la pierre angulaire de la philosophie théorique en assimilant le discours à l’être . 7

J’étudierai ensuite les limites de la logique. La logique entendue ici comme le mode de communication privilégié de la philosophie théorique. Mais il s’agit d’un système, pour reprendre Wittgenstein, fermé sur lui-même, tautologique. C'est-à- dire que n’est logique la proposition induite qu’à partir du moment où ce qu’elle avance peut être démontré comme déjà contenu dans la proposition antécédente.

Je ne suis logique qu’à partir du moment où ce que je dis est compréhensible par rapport à ce que j’ai dit. Il s’agit là de raisonnements de type purement analytique, où il n’y a pas de possibilité d’invention à proprement parler. Et nous restons encore, à ce niveau, dans le cadre d’une vision traditionnelle de la philosophie.

En rupture avec la logique, je définirai ce que j’appelle la problématique que je considère comme une discipline à part entière et l’équivalent, pour la pratique philosophique, de ce qu’est la logique en philosophie théorique. La problématique consistant à faire entrer un système quelconque en conflit avec lui-même. Il s’agira de déterminer les conditions pour qu’un tel conflit puisse se produire, à partir de la mise en cause de ses propres référents.

τὸ γὰρ αὐτὸ νοεῖν ἐστίν τε καὶ εἶναι, « car le pensé et l’être sont une même chose », Parménide,

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Poème ou De la nature, III.

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J’indiquerai enfin où doit mener l’exercice philosophique tel que je le conçois en pratique philosophique, c'est-à-dire au silence. Que l’on pourrait également nommer l’époché, en reprenant une terminologie husserlienne, ou le doute au sens cartésien, le moment où les référents sédimentés d’un individu qui pense de mémoire s’avèrent dysfonctionnels, se tamponnent les uns les autres, et qu’il se retrouve dans une espèce de blanc informationnel, dans un milieu ouvert. Dans cette espèce de liberté, de pensée libre : l’accident.


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1. DISCOURS INTRA VS EXTRA MUROS

Dans ce chapitre seront interrogées les différentes formes de discours telles qu’elles se manifestent dans l’allégorie platonicienne de la caverne. Celle-ci sera, par ailleurs, utilisée tout au long de ce travail comme paradigme pour élucider le problème de communication fondamental que pose la philosophie théorique quand il s’agit de s’adresser au grand public et dont la pratique philosophique devra se démarquer.

Pour commencer, j’entends par discours toute forme d’énonciation verbale à caractère rationnel, ce à quoi je fais correspondre le terme grec de logos. Que cette rationalité soit fondée, comme c’est censé être le cas avec les discours de type philosophique ou scientifique, ou seulement apparente, ce dont on accuse les discours dits sophistiques, où la raison n’y serait utilisée que comme un moyen rhétorique destiné à manipuler l’auditoire et à le faire adhérer aux thèses avancées.

Une hypothèse centrale toutefois de mon travail, que je m’efforcerai de démontrer, c’est que la raison, et quelle que soit la forme de discours adoptée, n’est jamais

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qu’un outil rhétorique parmi d’autres et qu’elle ne dit jamais vrai, à proprement parler. M’appuyant pour ce faire sur les propos du sophiste Protagoras, tels que nous les rapporte Platon :  ces «  […] représentations que d’aucuns, par inexpérience, appellent vraies ; pour moi, elles ont plus de valeur les unes que les autres ; plus de vérité, pas du tout.  » Je m’efforcerai en effet de distinguer la 8 pratique philosophique de la philosophie traditionnelle en l’orientant davantage du côté de la sophistique, c'est-à-dire en en faisant d’abord et avant tout un exercice de communication. Communication qui est la principale pierre d’achoppement de la philosophie traditionnelle.

À partir de l'allégorie de la caverne de Platon du début du livre VII de La République – qui, pour la rappeler brièvement, nous raconte l’histoire de prisonniers enchaînés depuis leur enfance au fin fond d’une caverne et n’ayant d’autres préoccupations que de contempler sur la paroi qui leur fait face des ombres qui défilent, projetées de derrière eux par des personnages dont ils ignorent l’existence, jusqu’à ce qu’un des leurs se voit libéré et accède aux régions supérieures – je commencerai par distinguer trois différents usages du discours, considérés du point de vue de la philosophie traditionnelle, et mutuellement exclusifs les uns des autres, à savoir :

Platon, Théétète, 167 b, tard. Auguste Diès, éd. Gallimard, coll. Tel.

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1. L’usage sophistique que je localise aussi bien au niveau le plus bas de la caverne où se situent les prisonniers, et que je nommerai ici pour permettre de mieux visualiser la scène, le niveau -2, qu’au niveau intermédiaire, qui est celui des porteurs d’ustensiles, et qui correspondra au niveau -1.

2. L’usage critique ensuite, qui se déplace d’abord en descendant du niveau -1 au niveau -2, pour remonter ensuite jusqu’à flirter avec le niveau 0 ou niveau du sol. C’est à cet usage intermédiaire du discours que j’associerai plus particulièrement la pratique philosophique.

3. L’usage théorique enfin, correspondant au niveau 0 ou niveau du sol, et renvoyant à la version traditionnelle de la philosophie que je nomme la philosophie théorique.

Les deux premiers usages, l’usage sophistique et l’usage critique, s’effectuent intra muros, c'est-à-dire qu'ils se développent à l'intérieur de la caverne. Le troisième, l’usage théorique, est extra muros et correspond à la deuxième partie de l'allégorie qui se déroule à l'extérieur, quand le prisonnier se trouve dehors, si tant est que cette sortie soit possible. Je considère en effet, du point de vue de la pratique philosophique, que cette dernière étape n’est pas

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réalisable, qu’elle ne constitue qu’un leurre responsable en grande partie de l’échec de la philosophie à se faire entendre du grand public.

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DANS QUEL SENS ENTENDRE L’EXPRESSION INTRA MUROS ?

Au sens propre d’abord : «Une vie intra muros»

Les murs

À l'image des prisonniers décrits dans la caverne, nous passons le plus clair de notre temps enfermés entre quatre murs. J’entends ici par murs, dans un sens élargi, toute forme de structure matérielle délimitant notre environnement. Qu’il s’agisse des murs de notre domicile, de notre bureau, des moyens de locomotion que nous empruntons pour naviguer de l’un à l’autre, etc. Mais, contrairement à Bartleby, le personnage éponyme de la nouvelle d’Herman Melville qui « durant de longues périodes, […] restait debout derrière le paravent à contempler à travers sa pâle fenêtre le mur de brique aveugle  » , nous avons fini par ne plus y faire 9 attention. Mais ces murs existent bel et bien. Mon postulat, c'est que tout discours se développe dans une enceinte matériellement délimitée. Une salle de réunion, ou une salle de conférence, par exemple. On pourrait me rétorquer :  «  Mais dans la rue, qu'en est-il ? Les gens qui y conversent ensemble ne se trouvent pas enfermés dans une enceinte! » Et pourtant si, les murs sont bien là. On n'y fait peut-être pas attention, mais les murs de la rue, qui la délimitent comme telle, conditionnent le

Herman Melville, Bartleby le scribe, trad. Pierre Leyris, éd. Gallimard, coll. folio, 1996, p. 42.

9

(29)

type d’échanges que nous allons y avoir, c’est-à-dire que nous nous y entretiendrons de sujets relativement neutres, que n’importe qui peut entendre. Et si nous avons besoin d’aborder des questions plus confidentielles, nous chercherons un cadre plus approprié. La façon dont nous communiquons est fonction du lieu physique, matériellement délimité, dans lequel nous nous trouvons.

À l’intérieur de l’intérieur

Même Lorsque nous nous promenons dans un parc ou en forêt, il s'agit également d'un espace délimité. Nous passons de l’intérieur de la ville à l’intérieur de la forêt, par exemple. En quelle occasion pourrions-nous dire que nous nous trouvons effectivement dehors, dans une extériorité qui ne soit elle-même contenue par rien ? Nous ne sommes toujours qu’à l’extérieur de, cet extérieur de se trouvant lui-même imbriqué dans une nouvelle intériorité et ainsi de suite. Qu'est-ce que serait un lieu véritablement hors les murs ? Il s’agirait d’un lieu non délimité. Mais un tel lieu, si nous pouvons à la rigueur le concevoir, nous ne pouvons pas nous le représenter, au sens de nous en faire une image, et encore moins le fréquenter, parce que, tout simplement, un tel lieu est humainement irréalisable. Il n’existe pas d’extériorité pure à laquelle l’homme puisse avoir accès. Il ne s’agit jamais que d’une extériorité relative et qui ne se trouve être, en définitive, qu’une nouvelle forme d’intériorité.

(30)

Par conséquent, il ne saurait non plus y avoir, à proprement parler, de discours en pur extérieur, en pleine nature, sans qu'au minimum un ligne de démarcation, même purement symbolique, comme un ruban tendu entre des piquets par exemple, ne soit tracée. Ou bien ce serait l'œuvre d'un marginal ou d'un fou, quelqu’un qui parlerait au milieu de nulle part, qui prêcherait dans le désert. Tout discours est un produit culturel et, en tant que tel, il ne saurait se produire ailleurs que dans un lieu structurellement déterminé qui en conditionne aussi bien la teneur que les modalités d’expression. Pour Aristote, celui qui ne vit pas en société est soit une bête soit un dieu , ce à quoi Nietzsche rajoute : « Pour 10 vivre seul, il faut être une bête, ou un dieu, dit Aristote. Reste un troisième cas : il faut être les deux à la fois... philosophe.  » Quand donc Platon et toute la 11 philosophie que j’appelle théorique ou doctrinale prétend nous faire sortir du système pour nous faire voir, dehors, la lumière, c’est là, qu’en tant que philosophe praticien, je marque le pas.

La pratique philosophique, elle, à aucun moment, ne prétend sortir de la caverne. On peut considérer cela comme une sorte de théorème fondamental.

Contrairement à la philosophie traditionnelle, elle reste et s’effectue intra muros – c’est en tout cas la ligne que je défendrai tout au long de ce travail –, et se

Aristote, Politique, I, 1, 9, 1253 a.

10

Friedrich Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, « Maximes et traits », trad. Jean-Claude Hémery,

11

éd. Gallimard, 1974, p. 11.

(31)

rapproche par là-même davantage de la sophistique, entendue ici comme un art du discours in situ, que de la philosophie.

Les écrans

Nous vivons également enchaînés face aux murs de nos illusions. Nos chaînes, ce sont aujourd’hui tous ces fils qui encombrent le sol de nos logements, bureaux, etc., tous ces lieux où nous vivons, où nous passons le plus clair de notre temps, et qui sont censés nous relier toujours davantage au monde. Mais quel monde ? Non pas celui dans lequel nous vivons physiquement, celui de notre existence concrète – comme les prisonniers ne voient pas les murs de la caverne, tout entiers absorbés par le jeu des ombres qui défilent –, mais celui dans lequel nous nous projetons virtuellement. Et même si ces fils tendent aujourd’hui à se dématérialiser, cela ne change rien. Nous perdons de vue la réalité qui nous environne. En ce sens nous sommes deux fois dedans : dedans par les limites matérielles, les murs pas lesquels l’homme délimite son espace propre – et de tout espace qu’il conquiert, dont il foule le sol, il en fait un espace propre –, et dedans par les écrans que nous superposons à cette réalité bornée dans laquelle nous vivons, pour nous projeter, nous évader, dans un espace virtuel qui est en fait entièrement normé, structuré de a à z, et ne laissant aucune liberté réelle, une

(32)

extériorité pure, où l’homme pourrait se dire :  «  Ca y est, je suis enfin dehors, je n’appartiens plus à un quelconque système. »

Au sens figuré ensuite : le conditionnement du discours

J’entends également l’expression intra muros dans un sens métaphorique renvoyant à l'ensemble des présupposés nécessaires à l'effectuation d’un discours quel qu’il soit. Je vais en répertorier ici un certain nombre, même si, dans le cadre de la pratique philosophique, c’est plus particulièrement sur la condition axiologique, ou l’appartenance des différents acteurs à une même communauté de valeurs, que se portera mon attention.

1. Le conditionnement culturel :

Le discours ne se développe que dans un milieu culturel et ce milieu en conditionne nécessairement la teneur. Tout discours, c’est-à-dire tout énoncé à finalité rationnelle, présuppose l'appartenance aussi bien de l'énonciateur que de son auditoire à une même communauté culturelle, tant du point de vue :

a) linguistique (une même langue),

b) que cognitif (certains postulats de départ),

(33)

c) et axiologique (un même système de valeurs).

Lorsque je parle, c'est dans l'intention de me faire comprendre. Ce qui ne sera pas possible si mon interlocuteur ne parle pas la même langue que moi, ne reconnaît pas la validité de mes postulats ou ne partage pas le même système de valeur.

2. Le conditionnement individuel :

Le discours est également conditionné :

- dans sa forme, par la structure particulière de la langue employée.

- dans son fond qui est fonction du vécu personnel de celui qui s’exprime.

- Par le contexte dans lequel celui-ci s’effectue. 12 - Par l’auditoire à qui il est adressé.

L’énonciateur ainsi que l’auditoire n’y font généralement pas attention mais ces présupposés sont indispensables pour qu’une communication fonctionnelle

Un discours hors-contexte n'est pas un discours sans contexte. Le contexte référent n'est

12

seulement pas adapté à la situation. Les présupposés implicites de tout discours, son code implicite, sont fonction, entre autres, du contexte dans lequel celui-ci s’effectue. Et une personne qui connaîtrait quelqu’un dans un certain contexte serait peut-être bien surprise de l’entendre s’exprimer dans un autre.

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puisse s’établir. S’y arrêter reviendrait à rendre celle-ci impossible. L’exemple que prend Wittgenstein quand il nous dit que :  «  l'œil, en réalité, tu ne le vois pas. Et [que] rien dans le champ visuel ne permet de conclure qu'il est vu par un œil. » , 13 peut être transposé ici. Il suffit pour ça de remplacer le champ visuel par le discours lui-même et l'œil par l’ensemble des présupposés qui en permettent l’élaboration. Lorsque nous communiquons, nous faisons comme si ces présupposés n’existaient pas et nous nous entretenons dans cette illusion nécessaire à tout discours pour pouvoir s’effectuer.

Ces murs intellectuels du discours, ou ce cadre a priori, dans lequel tout discours se doit d'être énoncé, constituent pour ceux qui l'écoutent un ensemble de repères sans lesquels il ne leur est pas possible d'en saisir la rationalité. Peut- être certains des membres d’un l'auditoire seront-ils charmés par le côté poétique, extravagant ou provocateur d’un discours complètement décalé mais ils n'y comprendront, à vrai dire, pas grand-chose. Il ne vous viendrait pas à l’idée de communiquer avec votre boulangère sans respecter les codes de communication implicites que ce genre d’échanges présuppose.

Un nouveau-né dans son berceau a les yeux grand ouverts mais il ne voit pour ainsi dire rien, car il n'a pas appris à reconnaître la signification des tâches de couleurs qui viennent impressionner ses pupilles. Il ne voit qu'un amas de formes et

Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, 5.633, trad. G. G. Granger, éd. Gallimard,

13

coll. Tel.

(35)

est incapable d'en sélectionner aucune. Il en va de même pour l’ouïe. Il entend pour ainsi dire tout, chaque son, chaque bruissement qui vient frôler son oreille, mais, entendant tout sans distinction, c'est comme s'il n'entendait rien. Car il est incapable de différencier les sons signifiant quelque chose, de ceux qui ne signifient rien. Il est incapable de dégager la signification du bruit de fond parasite qu’un individu plus âgé n'entendrait pas. Il en va de même pour le discours. Il n'est pas possible de tout dire, il n'est pas possible de parler la bouche totalement ouverte. Et demander à quelqu'un de s'exprimer librement fait figure ici de contradiction dans les termes. Cela revient à lui demander de se taire. Car par quel bout commencer, par quel bout prendre le discours, si les conditions d'énonciation ne sont pas déterminées au préalable ?

Les conditions d’effectuation du discours qui ne peuvent être analysées simultanément à son effectuation entraînent systématiquement une confusion de la part des différentes parties prenantes entre intérieur et extérieur, entre une information intra muros, qui se cantonne aux conditions mêmes que le discours présuppose, et une information à la portée objective que je nomme extra muros.

Cette idée se trouve exprimée notamment par Bergson : «  Enfin, pour tout dire, nous ne voyons pas les choses mêmes; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles.  » , ainsi que par le philosophe et scientifique 14 Korzybski :

Bergson, Le Rire, éd. PUF, p. 117-118.

14

(36)

Nous avons tous déjà vu une boîte de farine à crêpe de la marque Tante Jemima avec le portrait d'une femme de couleur sur la boîte. Le docteur William Bridges de la Société de Zoologie de New York raconte à ce sujet l'histoire d'un planteur américain au Congo belge. Celui-ci employait quelque 250 indigènes. Un jour, le chef local le fit appeler et lui dit avoir entendu qu'il mangeait des indigènes.

Il le prévint que s'il ne cessait pas, il ordonnerait à ses hommes d'arrêter le travail.

Le planteur protesta de son innocence et fit venir son cuisinier comme témoin.

Celui-ci cependant affirma avec insistance que le planteur mangeait effectivement les indigènes, mais il refusa de préciser si ceux-ci étaient mangés frits, bouillis, en ragoût ou autrement. Quelques semaines plus tard, le mystère fût éclairci quand le planteur reçut la visite d'un ami venu du Soudan et auquel était arrivée une aventure analogue. En comparant leurs expériences réciproques ils découvrirent la solution de l'énigme. Tous deux avaient reçu des États-Unis des arrivages de boîtes de conserve. En général, ces boîtes portaient des étiquettes illustrant en images leur contenu, telles que cerises, tomates, pêches, etc. Aussi, quand les cuisiniers virent les étiquettes avec le portrait de "Tante Jemima" ils furent persuadés qu'une Tante Jemima devait en effet se trouver à l’intérieur!15

Nous confondons l’objet nommé, l’ensemble des jugements que nous portons sur une hypothétique réalité sous-jacente, avec cette réalité même. En pratique philosophique le discours sera méthodologiquement contenu dans le cadre des conditions qui le prédéterminent et sa portée se verra limitée au système fermé de communication dans lequel il est rendu possible. Il conviendra donc d’interroger systématiquement ces présupposés – de les faire ressortir – pour remédier à cette extrapolation erronée des faits de discours.

Alfred Korzybski, Une carte n'est pas le territoire, «  Le rôle du langage dans les processus

15

perceptuels », trad. Didier Kohn, Mireille de Moura et Jean-Claude Dernis, éd. L’éclat, 1998, p. 55, 56.

(37)

LES DIFFERENTS NIVEAUX DE DISCOURS CONSIDÉRÉS DU POINT DE VUE PHILOSOPHIQUE TRADITIONNEL

Le niveau sophistique

C’est le discours du «  sous-sol  », qui renvoie aussi bien aux porteurs d'ustensiles devisant ensemble à l'abri du muret : « et naturellement parmi ces porteurs qui défilent, les uns parlent, les autres ne disent rien. » , qui se situent à 16 ce que j’ai appelé plus haut le niveau -1 ou niveau intermédiaire, qu’aux échanges entre les prisonniers, au niveau -2 : 

Quant aux honneurs et aux louanges qu'ils pouvaient alors se donner les uns aux autres, et aux récompenses accordées à celui qui discernait de l'œil le plus pénétrant les objets qui passaient, qui se rappelait le plus exactement ceux qui passaient régulièrement les premiers ou les derniers, ou ensemble, et qui par là était le plus habile à deviner celui qui allait arriver (…)17

Concernant le discours des porteurs d’ustensiles, l’interprétation de la distinction que fait Platon entre ceux qui parlent et ceux qui ne disent rien, pose quelques difficultés. Il pourrait s’agir à première vue d’une simple allusion à la relation de maître à disciple, le maître parlant et le disciple écoutant. Maintenant si

Platon, République, livre VII, 515a, trad. E. Chambry, éd. Gallimard, coll. Tel.

16

Ibid., 516 c-d.

17

(38)

nous nous demandons ce qu’il se passerait si, à l’inverse, les porteurs d’ustensiles se mettaient à parler tous en même temps, la réponse la plus plausible est que les prisonniers, de l'autre côté du muret, n'y comprendraient plus rien. Ce ne serait plus qu'un brouhaha confus qui leur parviendrait aux oreilles et auquel il leur serait impossible de donner la moindre signification. Dans ce cas, Platon insisterai plutôt sur le fait que les porteurs d’ustensiles communiquent entre eux de façon rationnelle, non passionnelle, et que les échanges qui parviennent ensuite aux oreilles des prisonniers sont également susceptibles d'avoir une signification cohérente pour eux. Qu’ils pourront sans difficulté les associer aux ombres qui défilent : « Et s'il y avait aussi un écho qui renvoyât les sons du fond de la prison, toutes les fois qu'un des passants viendrait à parler, crois-tu qu'ils ne prendraient pas sa voix pour celle de l'ombre qui défilerait ?  » . Le fait d'insister sur le 18 caractère rationnel de l'échange est important aussi bien d'un point de vue sophistique que philosophique. Je rappelle à ce propos le premier précepte de la méthode cartésienne qui consiste à  :  «  […] ne comprendre rien de plus en mes jugements, que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n'eusse aucune occasion de le mettre en doute. » , et que le vers célèbre 19 de Boileau résume efficacement en :  «  Ce que l'on conçoit bien s'énonce

Ibid., 515 b.

18

Descartes, Discours de la méthode, deuxième partie, éd. Vrin.

19

(39)

clairement » . Un discours confus, qui ne manifeste pas un certain ordre dans son 20 énonciation, est forcément perçu comme irrationnel. Il se trouve que dans les ateliers de pratique philosophique, les échanges prennent facilement un tour passionnel et cela fait partie du rôle du philosophe praticien de savoir discipliner les différentes interventions. Il fait dans ce cas office de modérateur.

La question qui se pose maintenant c'est de savoir comment nous justifions l’assimilation des propos tenus pas les porteurs d’ustensiles, ainsi que les échanges entre les prisonniers, à une forme de discours sophistique, puisque Platon ne le dit pas explicitement. Ce qui nous permet de le supposer c'est, concernant le premier passage, que les porteurs font partie intégrante du dispositif d'illusion mis en place dans la caverne, non seulement par leurs conversations qui font écho sur le mur face aux prisonniers, mais aussi par les objets qu'ils portent et qui sont responsables des ombres que les prisonniers confondent avec la réalité, ainsi que par le fait qu'ils évoluent cachés derrière un muret. Parce qu’'il s'agit aussi, comme nous l'avons mentionné, d'un échange civilisé, respectant une règle de base de la communication, à savoir celle de ne pas interrompre celui qui parle.

Soit un discours respectueux de la forme : «  [...] les uns parlent, les autres ne disent rien.  » . C'est donc un discours qui fait sens pour les prisonniers qui 21 l'entendent, même si ce sens est faussé par la mise en scène, à savoir l’ensemble

Boileau, L'art poétique, chant 1, éd. Gallimard.

20

Platon, La République, 515 a, trad. E. Chambry, éd. Gallimard, coll. Tel.

21

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du dispositif placé dans leur dos. C'est en tant que la rationalité apparente du discours entendu est associée à une manœuvre de manipulation que nous le disons sophistique, ce que Platon fait d’ailleurs ressortir quand il compare le petit mur «  aux cloisons que les montreurs de marionnettes dressent entre eux et le public et au-dessus desquelles ils font voir leurs prestiges. » Tout est donc mis en 22 place dans la caverne pour offrir aux prisonniers un univers apparemment cohérent d'un point de vue rationnel.

Le second extrait que nous avons mentionné, celui où les prisonniers se mesurent les uns aux autres pour savoir lequel est le plus habile à juger des ombres qui défilent, fait, selon nous, également référence de manière implicite à la sophistique puisque le savoir auquel parviennent les prisonniers repose sur des illusions, à savoir les ombres des objets et non pas les objets eux-mêmes, ainsi que des associations erronées entre les voix qui leur parviennent de derrière et les ombres qu'ils voient passer. Et que ceux dont les propos s’accordent le mieux avec la seule réalité dont ils soient témoins ‒ nous insistons sur ce point car c'est l’unique activité que Platon donne à ses prisonniers : discourir sur les ombres qui défilent ‒ se retrouvent «  en possession des honneurs et de la puissance  » . Or, 23 sur la scène publique, à l'époque de Platon, ceux qui reçoivent les « honneurs et la puissance » grâce à leur maîtrise du discours, et d’un discours in situ, c’est-à-dire

Ibid., 514 b.

22

Ibid., 516 d.

23

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qui s’adapte toujours à ses conditions particulières d’énonciation, ce sont justement les sophistes. On repense ici notamment à la somme démesurée que se faisait payer Protagoras pour ses services, comme le mentionne Diogène Laërce : « Il fut le premier à se faire payer un salaire, de cent mines » .24

Le dernier élément qui nous fait associer les paroles qu'entendent les prisonniers, ainsi que celle qu'ils échangent entre eux, à la sophistique, est l'immobilité spatiale à laquelle ils se trouvent contraints. Les prisonniers sont enchaînés depuis leur enfance nous dit Platon :  «  ils sont là depuis leur enfance, les jambes et le cou pris dans les chaînes » . Ils n'ont donc jamais pu se déplacer 25 dans l'espace. Ils sont dans une situation où il leur est impossible de même tourner la tête pour voir ce qui se trame dans leur dos, car il pourraient, ce faisant, démasquer les faux-semblants auxquels ils sont soumis. Ils n'ont donc aucune conscience de l'espace en tant que tel. Quelle signification, en effet, pourrait bien avoir l'espace pour celui qui ne s’est jamais déplacé ? La seule dimension à laquelle ils aient accès est donc celle du temps : le défilement linéaire des ombres devant eux, les paroles des porteurs d'ustensiles qui se répercutent sur le mur qui leur fait face, ainsi que les jugements qu’ils portent, tout cela renvoie principalement à une dimension temporelle. On s'en rend bien compte lorsque Platon nous explique à quoi se mesure la compétence des prisonniers : « celui qui

Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, livre IX, «  Protagoras  », trad.

24

Jacques Brunschwig.

Platon, La République, 514 a-b, trad. E. Chambry, éd. Gallimard, coll. Tel.

25

(42)

discernait de l’œil le plus pénétrant les objets qui passaient, qui se rappelait le plus exactement ceux qui passaient régulièrement les premiers ou les derniers, ou ensemble, et qui par là était le plus habile à deviner celui qui allait arriver » . Les 26 qualités requises mettent l'accent sur le présent :  « les objets qui passaient  », le passé : « qui se rappelait », et le futur : « deviner celui qui allait arriver ». Il s'agit donc pour les prisonniers de prendre des repères temporels par rapport aux objets qui défilent. C'est par rapport à cette ligne du temps que tout se joue pour les prisonniers.

L'aspect circulaire du défilement est également à prendre en compte. Celui- ci est indiqué lorsque Platon précise :  «  ceux qui passaient régulièrement les premiers ou les derniers, ou ensemble, et qui par là était le plus habile à deviner celui qui allait arriver  » Les objets tournent en boucle, ils forment une suite 27 logique que les prisonniers les plus compétents peuvent découvrir et qui, associée à l'enfermement dans la caverne, renforce l'idée d'un système clos sur lui-même.

La grande différence entre un discours focalisé sur le temps et un discours focalisé sur l'espace, c'est la contingence. Dans l'espace seul, les objets ne bougent pas, ils sont éternels et immuables. Si l'on rajoute la dimension temps, au contraire, le monde devient instable, insaisissable dans son identité propre. Ce qui

Ibid., 516 c-d.

26

Ibid., 516 d.

27

(43)

est le cas pour la sophistique où :  «  les discours marchent du même pas que le temps. »28

Il faut enfin remarquer, à propos de l’extrait de l’allégorie concernant les prisonniers cité précédemment, que ceux-ci, tels que les présente Platon, ne semblent nullement souffrir de leur condition. Une saine émulation semble même se produire entre eux. La question se pose donc de savoir pour quelle raison ils envisageraient de quitter une situation dans laquelle ils communiquent positivement ensemble ? La réponse de Platon tient en un mot, et dans ce mot il y a toute la philosophie, du moins dans sa version théorique, il s’agit de la « Vérité ». Vérité qui constituera paradoxalement la principale pierre d’achoppement de la philosophie théorique.

Le niveau critique

Situé au niveau intermédiaire ou « -1 », il correspond aux questions posées au prisonnier que l’on libère : « [...] on l'oblige à force de questions à dire ce que c'est » , et renvoie à la méthode pratiquée par Socrate ainsi que, plus largement, à 29 la démarche critique en philosophie. C’est à ce niveau que se situe la pratique

Propos rapportés par Barbara Cassin du sophiste Ælius Aristide in Barbara Cassin, L’Effet

28

sophistique, Troisième partie, II, « Rhétorique et fiction », éd. Gallimard, coll. NRF Essais, 1995, p.

461.

Platon, République, livre VII, 515 d, trad. E. Chambry, éd. Gallimard, coll. Tel.

29

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philosophique qui, à aucun moment, ne prétend sortir méthodologiquement de la caverne. La pratique philosophique, contrairement à la philosophie théorique travaille intra muros, à partir du système de représentation des différents intervenants, le philosophe praticien y compris. Il convient cependant de bien distinguer la méthode employée par Socrate, la maïeutique, de la dialectique qui en constitue la version platonicienne. Si toutes deux utilisent la question comme outil méthodologique, la maïeutique le fait uniquement à des fins aporétiques ou pour aider l’interlocuteur à « accoucher » de ses propres idées, selon l’expression de Socrate : « accoucher les autres est contrainte que le dieu m’impose » , tandis 30 que la dialectique s’en sert plutôt comme d’un moyen détourné pour conduire l’interlocuteur à accepter les thèses implicites de celui qui questionne. Elle se rapproche en ceci davantage, si l’on en croit Platon, de la méthode utilisée par Parménide, que de celle de Socrate :  «  que préfères-tu, d’ordinaire ? Développer tout seul, dans un long exposé, la thèse que tu veux démontrer, ou bien employer la méthode interrogative, celle dont, en un jour lointain, Parménide usa lui-même, quand il développa des arguments merveilleux en la présence du jeune homme que j'étais [...] » . Si l’on peut considérer que chez Socrate, la question constitue 31 une fin en soi, elle fait plus office de subterfuge méthodologique ou d’instrument rhétorique chez Platon. Aussi, si la pratique philosophique reconnaît l’art de la

Platon, Théétète, 150 c, trad. Auguste Diès, éd. Gallimard, coll. Tel.

30

Platon, Le Sophiste, 217 c, trad. Auguste Diès, éd. Gallimard, coll. Tel.

31

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question comme principal outil méthodologique, c’est dans le sens où l’entend Socrate et non dans sa déformation à des fins théoriques telle que l’utilise Platon, sur le modèle de Parménide.

Le niveau théorique

Il s’agit du troisième et dernier niveau, qui correspond au niveau 0 ou niveau du sol. C'est le discours de Platon lui-même et de la philosophie théorique en général. À l’extérieur de la caverne, le prisonnier libéré qui est devenu un apprenti philosophe découvre au travers du langage du concept, c’est-à-dire d’un langage vidé de toute intériorité, le discours de la vérité, c’est-à-dire un discours conforme à son objet, indépendamment du système de représentation dont il est issu. Il faut noter qu’à ce niveau le prisonnier se retrouve seul. Et c’est donc séparé de ses congénères qu’il a accès à la vérité. Vérité qu’il se verra bien incapable de leur transmettre si l’on en croit la fin de l’allégorie : « ne diraient-ils pas de lui que, pour être monté là-haut, il en est revenu les yeux gâtés, que ce n’est même pas la peine de tenter l’ascension » Ce dernier niveau est donc, de l’aveu de Platon lui-même, 32 un échec sur le plan de la communication et c’est en ceci qu’en pratique philosophique nous le considérons comme inatteignable.

Platon, République, livre VII, 517 a, trad. E. Chambry, éd. Gallimard, coll. Tel.

32

(46)

Les différents usages du logos
 LOGOS

USAGE

Intra-philosophique Extra-philosophique

Théorique Critique Sophistique

FINALITÉ

Connaissance abstraite

Remise en question du système

référent

Modification du mode de représentation de l'interlocuteur

ou de l'auditoire

PRINCIPAUX RÉFÉRENTS

Platon, Aristote Socrate Protagoras, Gorgias

PHILOSOPHIE THÉORIQUE

PRATIQUE PHILOSOPHIQUE

(47)

2. SOPHISTES VS PHILOSOPHES : FRÈRES ENNEMIS ?

Qu’est-ce que j’entends au juste par sophistes ? Je me réfère tout d’abord à ce que l'on nomme la première sophistique qui se développe en Grèce au Vème siècle avant Jésus-Christ et plus particulièrement aux personnages de Protagoras et de Gorgias, en tant que cibles privilégiées de Platon et d'Aristote.

Mais je ne limite pas, pour autant, ma définition à l'antiquité. Je considère, en effet, que tous ceux dont la profession consiste à faire usage du discours comme un moyen d'influencer le mode de représentation du destinataire, sa perception de la réalité, de s’en servir ou de le considérer comme servant à dissimuler une intention directrice sous-jacente ‒ politiques, publicitaires, coachs, psychanalystes, etc. ‒ sont dans leur prolongement direct.

La tradition philosophique nous représente le sophiste comme le double négatif du philosophe, son exact opposé. Faisant usage d'un même outil ‒ le logos ou discours-raison ‒ mais à des fins radicalement différentes. L'un, le philosophe, s'en servant pour atteindre la vérité, tandis que l'autre, le sophiste, ne visant à travers lui

(48)

que la manipulation, c'est-à-dire à produire une illusion de vérité, à donner à son discours une apparence suffisamment vraisemblable pour que ceux qui l'écoutent puissent s’y laisser prendre.

Mais nous verrons que cette distinction n'est pas aussi évidente qu'il y paraît et qu'une certaine ambiguïté règne entre les deux personnages.

PARENTÉ ENTRE SOPHISTIQUE ET PHILOSOPHIE

Une même méthode

Platon reconnaît lui-même une parenté dérangeante entre la méthode argumentative employée par les sophistes et sa propre méthode, en ce qu'elles utilisent toutes deux l'art de la question à des fins critiques :

[...] une méthode nouvelle. [...] Ils posent, à leur homme, des questions auxquelles, croyant répondre quelque chose de valable, il ne répond cependant rien qui vaille ; puis, vérifiant aisément la vanité d'opinions aussi errantes, ils les rassemblent dans leur critique, les confrontent les unes avec les autres et, par cette confrontation, les démontrent, sur les mêmes objets, aux mêmes points de vue, sous les mêmes rapports, mutuellement contradictoires. [...] quel nom donnerons-nous à ceux qui pratiquent cet art ? Car j'ai, moi, quelque crainte à les nommer sophistes.

THÉÉTÈTE : Quelle crainte?

L'ÉTRANGER : De faire, aux sophistes, trop d’honneur.

(49)

THÉÉTÈTE : Et pourtant il y a quelque similitude entre leur personnage et celui que nous venons de dire.33

Et va même jusqu'à faire de la philosophie un dérivé de la sophistique : « Le présent argument nous est venu montrer, d'aventure, s'exerçant autour d'un vain semblant de sagesse, une méthode de réfutation en laquelle nous n'avons point à voir autre chose que l'authentique et vraiment noble sophistique. » . La mauvaise 34 sophistique, celle dénoncée par Platon, ne faisant que produire par son discours l'illusion de la vérité, tandis que la bonne, entendons ici la méthode dialectique qu'il préconise, est seule susceptible de nous conduire à la sagesse, c'est-à-dire à un discours vrai, en adéquation avec son objet.

Ce rapprochement entre dialectique, qui est la version platonicienne de la philosophie, et sophistique se trouve également fait par Aristote : «  (...) les dialecticiens et les sophistes, qui revêtent le même manteau que le philosophe (...) » Les deux se servant en effet du logos comme outil argumentatif mais à des 35 fins négatives, c’est-à-dire pour faire ressortir, au travers des questions qu’ils posent, les contradictions inhérentes aux propos de leurs interlocuteurs, provocant ainsi une situation aporétique obligeant ces derniers à remettre en question leurs présupposés initiaux.

Platon, Le Sophiste, 230 b - 231 a, trad. Auguste Diès, éd. Gallimard, coll. Tel.

33

Ibid, 231 b.

34

Aristote, Métaphysique, Γ, 2, 1004 b, 15-20, trad. J. Tricot, éd. Vrin.

35

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Un même style

Au niveau stylistique, c'est-à-dire au niveau de la forme que doit prendre le discours philosophique, nous retrouvons également, chez Aristote, cette ambiguïté entre sophistique et philosophie :

Que la clarté soit requise pour l’apodeixis comprise tant comme démonstration scientifique que comme preuve rhétorique, c'est un lieu commun de l'aristotélisme, clarté qui d'abord ne s'accommode pas facilement de la figure.

Ainsi les Seconds Analytiques mettent-ils en série les définitions claires et les raisonnements concluants : « De même que, dans les démonstrations, il faut qu'il y ait des raisonnements concluants, de même, dans les définitions, il faut qu'il y ait clarté  » (13, 97 b31s). (...) Noms propres, définitions claires, syllogismes concluants : le discours qui aide le phénomène à se dévoiler doit être transparent.

La clarté est bien le style du logos en tant que phénoménologique, en tant qu'il disparaît devant ce phénomène qu'il fait voir. L'apodeixis tombe aussi, on s'en souvient, sous la juridiction de la rhétorique, en tant que preuve majeure et partie essentielle de tout exposé. Le point de départ est encore le même :  «  [...]

l'excellence du style, c'est la clarté. En voici un indice : le discours, s'il ne montre pas, ne fera pas son travail.  » (Rhétorique, III, 2, 1404 b1-3). Mais déjà, dans la Rhétorique comme dans la Poétique, il y a un « et » : le style doit être clair et « non banal », « non plat » (mê tapeinê). Or ce qui sauve un style de la platitude, ce sont les tropes, et entre tous la métaphore. Le styliste est ainsi pris dans un double- bind : il lui faut être clair — sans métaphore —, mais sans platitude — avec métaphore. Comme si la démonstration s'écartelait entre la clarté pure mais plate

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