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Les développements des thèses hygiénistes au XIXe siècle et les évolutions de la médecine dans ce même temps ont permis de mettre en place les fondements de l’ingénierie mésologique

(voir chapitre 1). La place du déchet dans le projet d’arraisonnement des milieux lui confère

ainsi une symbolique forte, qui s’ancre d’une part dans un « partage du sensible » (Rancière,

2000) entre ce qui est désirable et ce qui ne l’est pas au regard des critères d’immunisation, et

d’autre part dans une dimension civilisationnelle (Vigarello, 1987 [1985] ; Elias, 2002 [1969] ;

Laporte, 2003 [1978] ; Corbin, 2008 [1983]) qui voit dans la présence du déchet l’échec des

sociétés modernes à réifier leurs milieux. Plus largement, le déchet est exclu des milieux lors

de leur mise en ordre, en raison de ses caractéristiques symboliques et matérielles. Je chercherai

dans cette section à mettre en avant cette double appréhension du déchet (matérielle et

symbolique) et ses significations qui sont centrales pour mieux comprendre l’objectif

d’émergence et de maintien de ce que je nommerai, à partir des travaux de plusieurs auteurs

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(voir par exemple Douglas, 2001 [1967] ; Garcia, 2015), un « ordre matériel du milieu » garant

de la légitimité des pratiques d’arraisonnement gouvernementales.

I.A. Le déchet comme excès matériel : la réification de la dépense par le

capitalisme

La définition de ce que l’on range derrière la classification de « déchet » n’est pas aussi

évidente qu’elle ne peut le sembler de prime abord. Les définitions juridiques du déchet sont

forcément limitées par leur caractère ancré temporellement et spatialement et ne semblent pas

pouvoir nous être d’une grande aide ici. Toutefois, elles renvoient souvent au caractère

abandonné des objets qu’elle désigne. Ainsi, en France le déchet est considéré comme res

nullius et donc sans propriétaire, et défini comme suit : « est un déchet tout résidu d'un

processus de production, de transformation ou d'utilisation, toute substance, matériau,

produit... que son détenteur destine à l'abandon » (Loi n°92-646, 13 juillet 1992). La notion

d’abandon de la propriété est ainsi placée au centre de la définition et dérive de l’origine

étymologique du déchet, qui renvoie en français à la notion de déchéance. Il est ainsi question

d’un changement de statut de l’objet pensé en des termes négatifs : ce qui devient déchet perd

une part de son essence et se voit en quelque sorte déclassifié au regard de son utilité et de sa

valeur, ce qui amène Zsuzsa Gille à en proposer une définition simple et radicale comme « any

material we have failed to use » (Gille, 2010, p. 1050).

Une autre approche considérant le déchet comme excès que l’on retrouve, entre autres dans

les travaux de Nicky Gregson (Gregson et al., 2007a, 2007b ; Bulkeley et Gregson, 2009 ;

Gregson et Crang, 2010 ; Gregson et al., 2010b ; Gregson et al., 2015) propose de le considérer

à partir de l’idée de « surplus matériel » (« surplus material », Gregson, 2009) et de centrer

l’analyse autour de l’excès comme principe de fonctionnement central des sociétés de

consommation contemporaines. On peut ainsi considérer à la suite de plusieurs auteurs

(Corvellec et Hultman, 2012 ; Girard, 2012 ; Cavé, 2013) les déchets de nos sociétés de

consommation comme une forme d’excédent matériel permettant leur bon fonctionnement.

Cette analyse pousse à considérer ces déchets, et donc des objets de consommation, non pas

comme un élément indésirable ou inutile mais bien comme un moteur essentiel : « d'une

certaine façon, il en est de même dans l'abondance : pour que celle-ci devienne une valeur, il

faut qu'il y en ait non pas assez, mais trop - il faut que soit maintenue et manifestée une

différence significative entre le nécessaire et le superflu : c'est la fonction du gaspillage à tous

les niveaux.C'est dire qu'il est illusoire de vouloir le résorber, de prétendre l'éliminer, car c'est

lui, de quelque façon, qui oriente tout le système » (Baudrillard, 1998 [1970], p. 52). On

considère ici que ces objets ne relèvent pas de la part de « l’utile », à savoir le nécessaire à la

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survie et au progrès de la société mais bien d’une portion supplémentaire porteuse d’un intérêt

plus symbolique que matériel. Il est bien évidemment impossible de considérer qu’une société

ne produise pas de déchets, qui sont inhérents à tout organisme et à toute société, mais la

multiplication des déchets au-delà de la capacité des sociétés à les réintégrer dans des flux de

production devient ainsi une forme d’excédent, de « dépense ». L’idée selon laquelle le déchet

se définirait par son inutilité pose également question car elle met de côté la dimension

catabolique du métabolisme social en considérant les processus d’élimination et de destruction

de la matière comme annexes dans son fonctionnement. Or, de nombreux travaux ont montré

la centralité de ces processus de « destruction créative » dans le métabolisme capitaliste que

l’on peut comparer aux analyses portant sur « l’économie destructive » (« Raubwirtschaft »)

qui posent la destruction matérielle des milieux comme principe moteur d’une idéologie du

progrès capitaliste (voir, entre autres, Raumolin, 1984 ; Garcia et Grangé, 2015). Cette

destruction créative est un moteur central du décodage de l’arraisonnement des milieux, car on

considère ainsi que la destruction des limitations de circulation instituées par le codage de

l’ingénierie mésologique permet de « libérer » des flux de capitaux auparavant captifs. Dans

cette approche, le déchet n’est pas considéré comme un élément extérieur au champ social mais

bel et bien central du fonctionnement de nos sociétés et se conçoit à l’aune du paradigme de la

croissance capitaliste, révélant le rôle de ce surplus matériel : « si le système ne peut plus croître,

ou si l'excédent ne peut en entier être absorbé dans sa croissance, il faut nécessairement le

perdre sans profit » (Bataille, 1967 [1949], p. 60). Ce rôle essentiel du déchet au regard du

fonctionnement du capitalisme fondé sur des principes de consommation et de croissance est

toutefois porteur d’une symbolique dangereuse, car l’encombrement matériel et la dégradation

environnementale (pollution) témoignent du paradoxe de cette forme d’organisation au regard

des limites de la biosphère (ressources et capacités d’absorption du surplus). Cette dangerosité

nécessite donc la mise en place de stratégies qui s’expriment sous la forme d’un nécessaire

traitement matériel et symbolique de ce surplus destiné à en neutraliser cette portée critique.

Ces stratégies se mettent en place selon deux axes : il s’agit d’une part de valoriser l’acte de

consommation en l’intégrant dans un ensemble de valeurs qui le voit être érigé en principe de

libération des contraintes matérielles de l’existence et d’autre part d’assurer un traitement

purificateur du surplus matériel en assurant un découplage (symbolique) entre la consommation

et ses conséquences matérielles sur les milieux habités et, de manière plus large, la biosphère

dans son ensemble.

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I.A.1 La libération du sujet par la consommation : donner sens aux flux

cataboliques dans un contexte capitaliste

I.A.1.a. La confiscation du sens de l’excès par la réification capitaliste

La centralité des processus cataboliques dans le fonctionnement capitaliste est