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Partie I : Le développement durable: entre idéologie et

4. Le développement durable : une nouvelle idéologie dans un monde en

L’hypothèse de ce chapitre est la suivante : dans un monde où le sens n’est plus donné par le religieux, par la tradition, ou par la croyance dans le Progrès, le concept de développement durable comble un espace laissé vacant par la chute et la désagrégation des structures sociales et mentales héritées de la tradition et de la modernité. Cette désagrégation des idéologies est à mettre dans une perspective plus large, celle d’une désacralisation du monde, c’est-à-dire d’une incapacité structurelle, irréversible du monde occidental à produire des formes sacrées pérennes et stables.136

L’hypothèse ici est que le développement durable est perçu comme un remède à la

crise de sens que connaissent nos sociétés.

Cela n’est plus à démontrer, nos sociétés occidentales traversent une crise transversale, totale, et en particulier, une crise du sens (direction et signification). Tout ce qui orientait, balisait les existences humaines, individuellement et collectivement, s’effrite. Nous faisons l’expérience douloureuse d’une perte des fondements.

L’un des aspects de cette crise se manifeste notamment dans notre rapport au temps. Nous sommes tout entier les héritiers et les promoteurs d’une vision chrétienne du temps, un temps linéaire. Le temps des sociétés traditionnelles était un temps cyclique, indexé sur la régularité du cosmos et des saisons. Les rituels ponctuaient ces changements, les accompagnaient, mimant la désintégration de la communauté et refondant un nouvel ordre, bien souvent en recourant au sacrifice (humain, animal ou symbolique).

Le temps des sociétés judéo-chrétiennes, lui, est un temps sagittal, en flèche, dont l’horizon est celui du retour du messie pour les juifs et de la fin des temps pour les chrétiens (même si quelques livres bibliques ont une vision cyclique du temps, cf. L’Ecclésiaste). Les

136 Comme j’ai essayé de le montrer jusqu’ici, inscrivant cette recherche dans la perspective d’une

61 avatars laïcs de cette conception linéaire du temps ont pour nom Progrès, croissance, développement, etc. Comme nous l’avons vu plus haut, dans cette vision optimiste du temps, le Progrès moral de l’humanité devait accompagner le Progrès scientifique, technique, économique et social. Le 20ème siècle et ses tragédies (catastrophes sociales, morales, écologiques), ont écorné cette vision par trop simpliste.

Le temps du Progrès a alors insidieusement laissé place à un temps de l’incertitude, de l’immédiateté et de l’urgence, générant ce qu’on appelle parfois l’accélération du temps. « Gérer » devient le verbe contemporain par excellence : on gère son compte en banque, sa vie sentimentale, les conflits, le stress, etc. ; "ne t'inquiète pas, je gère", dit-on. On fait au mieux avec les moyens dont on dispose et dans le temps qui nous est imparti … ou que l’on s’accorde. Cette urgence pouvant devenir habitude et servir parfois d’alibi pour éluder des questions que nous ne souhaitons pas traiter.

Or, ce temps linéaire est psychologiquement viable lorsque l’avenir est synonyme d’espérance, de confiance. Il devient beaucoup plus difficile à vivre lorsque l’avenir devient synonyme, comme c’est le cas aujourd’hui, d’incertitude et de méfiance. Cela donne lieu à une espèce de repli panique sur un présent fugace mêlé de fuite en avant.

Le rapport au temps est un rapport à notre propre désir et à la manière dont notre civilisation l’envisage. Ce temps linéaire marche main dans la main avec une conception du désir que l’on croit libérer de ses entraves anciennes et qui se trouve donc illimité.

Comme vu précédemment, la mutation de notre rapport au temps est concomitante, historiquement, d’une usure du système de différences que constitue une culture. Ce système de différences contenait le désir, l’envie. Ces différences hiérarchiques, symboliques et temporelles étaient d’une puissance telle que certains objets n’étaient pas « convoitables » ou certaines attitudes susceptibles de déclencher l’envie étaient prohibées et durement réprimées lorsqu’on y recourait137. Avec la modernité (Révolution industrielle et démocraties

137 Voir sur ce point l’étude classique d’anthropologie comparée de George Foster : Anatomy of Envy : A Study

62 naissantes), ces objets devenaient désirables en droit (il faut reconnaître de ce point de vue le caractère éminemment démocratique de la publicité qui s’adresse à tous, sans discrimination). La prégnance encore forte d’un système de différences hérité des sociétés traditionnelles amenait le sujet à accepter l’idée que ces objets pouvaient ne pas être accessibles tout de suite mais le seraient peut-être plus tard. Aujourd’hui, c’est bien connu, différer le désir, accepter que certaines choses ne soient pas accessibles ou qu’elles puissent l’être plus tard, est difficile. Nous sommes plutôt adeptes de la fameuse philosophie « tout et tout de suite ».138

Cette crise des différences, dans tous les sens du terme, qui caractériserait le monde moderne, (notamment au sens social et au sens temporel), est cause et conséquence d’une panique généralisée, d’un accaparement de plus en plus dérégulé d’objets et de ressources.

C’est donc notre rapport au sens (dans la double acception de direction et de signification) qui est bouleversé et l’un des rôles sociaux assignés au développement durable (et l’une des raisons de son succès) serait donc de redonner du sens à des institutions qui passent par une crise profonde de celui-ci. L’une des raisons pour lesquelles on s’empare de ce concept c’est que, comme nous l'avons déjà dit plus haut, ce paradigme promet de concilier des impératifs qui jusqu’à maintenant s’excluaient (confort, qualité de vie, consommation, préservation de la nature, réduction de la pauvreté, etc.).

Autour du concept de développement durable finissent donc par cristalliser bon nombre de nos aspirations sans doute légitimes, mais contradictoires. Il serait ainsi la manifestation de la difficulté proprement occidentale à choisir, à décider139.

Incapables de s´auto-limiter, de s´arrêter, nos sociétés produisent elles-mêmes les obstacles auxquels elles sont confrontées. L’un de ces obstacles majeurs à une conversion de

138 A titre d’anecdote, lors des formations que j’anime auprès de professionnels et notamment auprès d’agents

d’accueil des administrations (Trésor Public, par exemple), ils témoignent souvent du fait que leur grande difficulté est de faire patienter les usagers…

139 Il me semble qu’il y a là quelque chose de fondamental. Je reprendrai plus loin l’enjeu anthropologique de la

décision. Si l’un des sens traditionnels de décider est couper la gorge de la victime, il va de soi que toute décision implique une forme de violence que nous avons de plus en plus de mal à assumer. Nous repoussons ainsi toujours le moment de la décision.

63 nos sociétés vers un rapport plus sobre à la nature est qu´elles auraient dépassé un seuil de puissance et de développement tel que cet excès de puissance engendre le contraire de ce qu’il est censé produire.

A un niveau sociétal, nous serions devenus dépendants de ce qui nous aliène. L’exemple du PIB comme indicateur de richesse est éloquent. Les chiffres étant devenus une fin en soi, il faut que le malade donne l’impression d’être guéri alors même qu’il est à bout de forces ! Patrick Viveret dans son rapport Reconsidérer la richesse140 parle des indicateurs de richesse officiels, tel que le PIB comme d'un thermomètre qui nous rend malade.

Ivan Illich, que l´on a déjà évoqué, parlait, lui, de contre-productivité. Au-delà d’un certain seuil de développement, les institutions modernes produisent l’inverse de ce qu’elles sont censées produire. Elles produisent elles-mêmes les obstacles aux objectifs qu’elles sont censées servir141. La difficulté pour en sortir est, évidemment, que les effets pervers (maladies, accidents, pollution, etc.) ont une valeur marchande et génèrent des flux monétaires qui peuvent faire « grimper » le PIB d’un pays. Il est donc très difficile de sortir de la logique infernale qui consiste à « avoir recours à toujours plus de ce qui cause le problème ».

Cela nous amène à constater l´existence d´un « mal » que personne n´a voulu et qui est pourtant le fruit d´une multitude d´actions qui se composent en un tout paraissant dominer les hommes. Cette absence d’intentions mauvaises dans la production du mal contemporain et notre difficulté à le percevoir et à y voir la trace de nos actions est ce que Jean-Pierre Dupuy et Ivan Illich appellent l’invisibilité du mal. 142

140Voir http://lesrapports.ladocumentationfrancaise.fr/cgi-bin/brp/telestats.cgi?brp_ref=024000191&brp_file

=0000.pdf

141 J’approfondirai cette notion dans le chapitre III-3.

142 On distingue à la suite d´Ivan Illich et Jean-Pierre Dupuy trois types de menaces ou de maux : naturel, moral

et systémique (ou endogène).

1. naturel : les tempêtes, les catastrophes naturelles, les tsunamis, la Nature 2. moral : la méchanceté des autres, l'ennemi extérieur

3. systémique : il s´agit d´un mal endogène déclenché par nous mais qui nous retombe dessus, donnant l´impression de provenir de l´extérieur. L'hubris des grecs était punie par la Nemesis. La crise écologique

64 Si le rapport au temps et à l’espace est une dimension essentielle du vivre-ensemble, le 21ème siècle est à cet égard bien singulier. On assiste en effet à un changement radical dans le rapport au temps. Au temps sagittal du Progrès, se substitue peu à peu un temps fragmenté, éclaté, un temps de l’immédiateté et de l’urgence, où le verbe « gérer » est omniprésent pour désigner le fait que tout le monde « cherche à faire au mieux dans le temps dont il dispose ». Nous ne sommes plus dans le temps du plan, de la planification, du programme, etc.143 Quant à l’espace, la tendance est à la déterritorialisation144. Alors que tout ethnos inscrit traditionnellement son ethos dans un topos (!), les existences des sujets contemporains sont de moins en moins inscrites dans une localité. La plupart des biens consommés, viennent de l’extérieur : nous ne travaillons plus sur le lieu où nous habitons, nous ne consommons plus ce que nous produisons et ne produisons plus ce que nous consommons.

La notion de durabilité, dont aucun projet de développement ne peut aujourd’hui se passer de porter la mention, évoque quant à elle l’idée qu’aucune démarche, aucune initiative ne saurait être entreprise sans s’inscrire, socialement, écologiquement, économiquement dans le long terme. Nous nous trouvons donc dans une situation particulièrement paradoxale. Nous n’avons jamais eu autant de difficultés à nous arrêter pour penser, pour habiter le temps présent afin de prendre les décisions les plus raisonnables, et il n’a jamais, semble-t-il, été aussi nécessaire de le faire.

correspond pour Dupuy à ce mal d´un troisième type. Il s´agit d´un mal sans malignité, sans intention mauvaise, résultat de milliards de décisions individuellement banales mais qui se composent en un tout qui semble transcendant. Je reviendrai sur ces notions (hubris, Nemesis) au chapitre II-3.1.1 et III-3.

143 Je reprendrai ce point en détails dans le chapitre III-2-3.

144 Pour éclaircir cette notion, je m’appuie sur le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés

(Belin, 2003). « La notion de déterritorialisation peut se comprendre à partir de deux approches. L’une pose le territoire comme substrat matériel de l’activité humaine ; l’autre perçoit le territoire comme ensemble spatialisé de relations de pouvoir et de stratégies identitaires. Dès lors l’analyse de la déterritorialisation dans le cadre de la première approche peut être subdivisée selon trois perspectives : la délocalisation (comme perte d’importance des contraintes locales, l’affaiblissement du facteur distance et la dématérialisation des rapports sociaux ; en ce qui concerne la seconde approche, la déterritorialisation peut être considérée suivant trois dimensions : politique, culturelle et sociale (liée aux processus d’exclusion).

L’autre approche perçoit le territoire comme inséré dans des rapports de pouvoir concrets et / ou symboliques donnant à la déterritorialisation un sens politique, culturel social plus large, donc déterritorialisation implique qu’il y a un affaiblissement des frontières internationale sur la fin des territoires et la domination des réseaux ou en terme de déracinement culturel face à l’homogénéisation (toujours relative) de la globalisation. Cette décomposition s’accompagne d’une recomposition territoriales à d’autres échelles. »

65 Le développement durable émergerait alors historiquement dans un monde où la sensibilité écologique et victimaire s’imposerait de plus en plus sans que ce monde soit prêt ou soit à même de renoncer à sa « tradition » industrielle, commerciale et à l’expansionnisme que ceux-ci impliquent et qui reposent sur une exacerbation constante des désirs et une création socialement construite des besoins.

En ménageant la coexistence d’aspirations contradictoires, le développement durable est à la fois le signe et la cause d’une difficulté contemporaine à y voir clair. La crise de sens de nos sociétés contemporaines crée de véritables « appels d’airs » fonctionnant sur le registre de la mode. Il en va ainsi des concepts et celui de développement durable est particulièrement éloquent. En quelques années, celui-ci s’est imposé dans tous les discours institutionnels et entrepreneuriaux. Correspond-il à une soif de sens, d’utilité sociale et d’éthique, au sein de sociétés où ces trois dimensions sont questionnées. Quel est le sens du développement ? Qu’a- t-il produit ? Que produit-il ? Sommes-nous tout simplement plus heureux dans les pays riches ? Quelle est l’utilité sociale des entreprises et des collectivités publiques ? Quelle est la valeur d’une action au vu de son impact et de ses conséquences sur la société, sur l’environnement ?

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