• Aucun résultat trouvé

Partie I : Le développement durable: entre idéologie et

2. Crise du développement et propositions d´alternatives

2.1 - Crise du développement / développement de la crise

Afin de resituer le contexte d´apparition du développement durable et de comprendre le type de réponse qu´il constitue, je m´appuierai à nouveau sur l´ouvrage collectif Le mythe

du développement56. Les auteurs remarquent que l´on parle de crise de développement car

celui-ci est critiqué, remis en question et parce qu’il semble produire les effets inverses de ce qu’il était censé faire advenir. A savoir ? Davantage de liberté, d´épanouissement, de bonheur, d´autonomie pour les individus ?

Le modèle occidental ayant subi différentes crises, ses limites se dessinent. Celles-ci de prime abord d'apparence conjoncturelle s'inscrivent dorénavant davantage structurellement dans les sociétés.

La grande idéologie du progrès avait quelque peu aveuglé le monde entier qui s'était lancé à corps perdu dans la course à la croissance économique. Cependant, comme le souligne Cornélius Castoriadis :

de manière de plus en plus insistante, on commença à soulever la question du "prix" auquel les êtres humains et les collectivités "achetaient" la croissance. Presque simultanément, on découvrait que ce "prix" comprenait une composante énorme, jusqu'alors passée sous silence, et dont souvent les conséquences ne concernaient pas directement les générations présentes.57

Le développement avec son champ lexical associé (science, technique, rationalité, croissance économique et progrès) montre son ambivalence. La croissance économique crée mais aussi détruit. L'interaction entre « industrie et biosphère » ou même « économie et société » amène à des effets qui contredisent sa finalité première : l'épanouissement humain.

56 Le mythe du développement, op.cit. 57 Ibid., p.206-207.

32 Le développement économique produit des effets écologiques et sociaux incontrôlés et paradoxaux. De position marginale, ces problèmes sont devenus centraux.

On s'interroge alors sur les conséquences environnementales de tous ces excès (limites des ressources naturelles, pollution industrielle,...) et la croissance de la marginalisation sociale (au niveau international avec la dichotomie "Nord / Sud" mais aussi au sein des pays où l'on retrouve le fossé croissant riches/ pauvres).

La conviction des nations industrielles se trouve ébranlée puisqu'il faut toujours plus de moyens pour dominer la nature, toujours plus de production et de consommation pour instaurer ou maintenir le "bien-être" des individus. A travers la technique moderne s'exprimait le désenchantement du monde58, une volonté de puissance à travers la maîtrise de la nature notamment. Castoriadis toujours :

L'illusion non consciente de "l'omnipotence virtuelle" de la technique, illusion qui a dominé les temps modernes, s'appuie sur une autre idée non discutée et dissimulée : l'idée de puissance.59

Ainsi selon lui, "il n'en reste pas moins que c'est l'idée de maîtrise totale qui forme le moteur caché du développement technologique moderne."60

En effet, le développement semblant devenu auto-développement, se réduit à tenter d´entretenir une croissance quantitative. De cette façon le développement ne propose plus comme finalité que la croissance pour la croissance, le "plus" devant amener toujours "plus", le développement se réduit donc à une question de quantité. Contrairement à la notion de développement biologique où la finalité est la répétition d'un cycle, le développement socio- économique n'a plus de finalité et se retrouve dans un engrenage consistant en une croissance indéfinie. J-M Domenach résume bien cette situation : "Le développement s'avère sans but et

par la suite ses contraintes sont de plus en plus mal supportées."61.

Ainsi cette logique du toujours plus (plus de science / plus de technique / plus de rationalité / plus de croissance économique / plus de production / plus de consommation / plus de "bien-être") devant accroître notre emprise sur le milieu naturel nous fait douter de son

58 Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964, p.77. 59 Le mythe du développement, op.cit. p.233

60 Ibid., p.233. 61 Ibid., p.21.

33 efficacité. Pour Castoriadis "il était inévitable que ce processus de croissance exponentielle

devait se heurter tôt ou tard à certaines limites physiques".62 C'est alors que les sociétés humaines réalisent que le progrès technique n'a pas seulement des effets positifs mais entraîne aussi des conséquences périlleuses pour l'humanité. Morin conforte cette analyse :

Le développement apparaît non seulement en tant que gain et conquête mais aussi en tant que dépossession et perte, perte d'une relation fondamentale avec la nature.63

Nous sommes loin de nous être affranchis de notre environnement naturel et les conséquences écologiques de notre mode de développement nous rappellent à cette dépendance.

Cette ambivalence du processus de développement a été fort bien analysée par I. Illich notamment à travers sa notion de seuil. Illich montre comment les instruments et les productions de la raison humaine commencent à se retourner contre la société qui les a engendrés à partir d'un certain seuil. Notre modèle de développement semblerait donc avoir franchi un certain seuil critique et entrerait maintenant dans une dynamique paradoxale de contre-productivité. Je reviendrai longuement sur ces notions dans le chapitre III-3.

Mais la crise du développement marque surtout une crise plus globale. En effet, comme le dit E. Morin, avec le développement qui tousse, c'est tout le paradigme du progrès qui est malade !

Au cours de la même période (la crise de 1973), le noyau même de la foi dans le progrès scientifique technique / industriel se trouve de plus en plus profondément corrodé. La science révèle une ambiguïté de plus en plus radicale.64

La crise semble plus profonde qu'il n'y parait puisque c'est toute une idéologie, tout un système d'idées qui est remis en cause avec notamment la guerre du Vietnam et le malaise profond qu´elle crée dans l´opinion américaine65 :

Ainsi partout, le développement de la triade science / technique / industrie perd son caractère providentiel. L'idée de modernité demeure encore conquérante et pleine de

62 Ibid., p.208.

63 Ibid., p.253. On pourrait ajouter « et perte d´une relation à l´autre »... 64 Terre-Patrie, op.cit. p.86.

34

promesses partout où l'on rêve de bien-être et de moyens techniques libérateurs. Mais elle commence à être mise en question dans le monde du bien-être acquis.66

On assisterait donc à une crise civilisationnelle où l'Occident s'interroge sur son devenir :

Si cette analyse est exacte, il faut admettre que la crise du développement est d'abord une crise de la raison et de la culture occidentale, ce qui ne réduit son extension qu'en apparence car le seul modèle qui soit actuellement opératoire dans le monde est le modèle occidental.67

Certes le modèle de « société capitaliste industrielle occidentale » n'en est pas à sa première crise. A chaque faiblesse, le modèle économique s'est adapté, redressé pour en sortir, apparemment, renforcé. De plus, la disparition d'alternatives avec la chute du système socialiste, ajouté à la conquête de nouveaux marchés (loisirs, alimentation et dernièrement les moyens de communication) assure une certaine pérennité à ce modèle. Cependant, sa logique demeure de plus en plus fortement critiquée :

De toute façon, le progrès n'est assuré automatiquement par aucune loi de l'histoire. Le devenir n'est pas nécessairement développement. Le futur se nomme désormais incertitude.68

Cela se traduit par la perte de la dimension infinie de la croissance économique et la "renonciation à l'idée réductionniste de la croissance industrielle comme panacée universelle au développement anthropo-social".

Par la triade « économie / technique / science » on prétendait s´affranchir de ce qui avait été jusque-là considéré comme des limites indépassables ou inévitables auxquelles il fallait donner sens (la mort, la maladie, la souffrance, etc.) de la condition humaine. La modernité et le développement allaient transformer ces dimensions en problèmes à résoudre. L´existentiel devait trouver une réponse dans le quantitatif, c'est-à-dire dans la croissance :

La notion de développement est en crise car là où elle prétendait intégrer harmonieusement, symbiotiquement les notions de croissance, épanouissement, liberté, bonheur, équilibre, etc., elle devient problématique et ces notions entrent en antagonisme ; là où elle s'affirme avec certitude elle devient incertaine69.

66 Ibid., p.87.

67 Le mythe du développement, op.cit., p.253. 68 Terre-Patrie, op.cit., p.89.

35 La croissance alors perçue comme principe de stabilité, d'ordre se découvre en tant que principe instable. La croissance que l'on croyait contrôlée par la technique se révèle incontrôlée :

Les notions de science, technique, rationalité qui semblaient être les notions guides, contrôleuses, régulatrices apparaissent au contraire comme les notions aveugles, incontrôlées fabricant de l'irrationalité, irrationalité dont toujours la forme la plus extrême (parce que la mieux camouflée) a été la rationalisation70.

Tous ces constats sont devenus aujourd´hui des évidences. Il m´apparaissait difficile, cependant, de faire l´impasse sur ce qui peut apparaître aujourd´hui comme des critiques faciles. A l´époque de leur rédaction cependant les effets de la crise étaient moins visibles. Ce qui me semble important ici, c´est la parenté profonde entre la dynamique d´une crise et celle du développement. Mécanismes sur lesquels je reviendrai longuement.

A partir de ce constat, différents courants émergeront, tentant de corriger, compenser, traiter, les effets négatifs, pervers, non-anticipés du développement. Mais, si à la suite des auteurs convoqués plus haut, nous estimons que la crise du développement est une crise de la raison et du modèle occidental, l´on est curieux de connaître les réponses qui seront apportées, vu la difficulté que nous avons à penser en dehors ce modèle.

2.2 - Vers de nouvelles définitions du développement

Dans le point qui suit, les auteurs auquel je recours sortent du constat et du diagnostic, d´ailleurs peut-être contestable, pour passer à une démarche normative et prescriptive. On voit donc toute la complexité de la sociologie qui est une science engagée dans son objet, par

nature. Je m´appuierai également sur l´ouvrage d´E. Morin, Terre-Patrie71.

Le développement au sein du paradigme occidental du progrès a donc montré, selon les auteurs, ses limites et son ambivalence. Sa conception économique, donc unidimensionnelle, l’a réduit à une pratique quantitative : plus de technique, de progrès

70 Ibid., p.245. 71 Terre-Patrie, op.cit.

36 scientifique, de rationalité devait amener plus de croissance économique, plus de production donc plus de consommation et enfin plus de “bien-être” et d’épanouissement pour les individus. La crise du paradigme du progrès amène donc à réfléchir sur une autre conception du développement. En effet, selon E. Morin et C. Castoriadis, le développement ne se limite pas seulement à la dimension économique. C’est un phénomène multidimensionnel où interagissent à la fois les dimensions économiques, sociales, écologiques et culturelles.

Pour Castoriadis, le défi serait de penser le développement en dehors du paradigme de la rationalité :

Nous devons remettre en cause la grande folie de l’Occident moderne, qui consiste à poser la “ raison ” comme souveraine, à entendre par “ raison ” la rationalisation, et par rationalisation la quantification.72

Le paradigme de la rationalité domine en effet tous les discours autour du développement oubliant que celle-ci n’est qu’une des dimensions de la pensée. Cela afin de réinsérer l’économie au sein de la vie sociale afin qu´elle ne soit plus un élément décisif et dominant.

Percevant cette évolution comme un danger, Castoriadis en appelle à une véritable révolution culturelle où les peuples repenseraient leurs références et leur engagement dans une démocratie nettement plus vaste que celle pratiquée même dans les nations les plus “ exemplaires ” :

La démocratie, c’est la souveraineté du demos, du peuple, et être souverain c’est l’être vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Et la démocratie exclut la délégation des pouvoirs ; elle est pouvoir direct sur tous les aspects de la vie et de l’organisation sociales, à commencer par le travail et la production.73

E. Morin rejoint C. Castoriadis pour faire évoluer la notion unidimensionnelle de développement vers une définition multidimensionnelle. Il propose l´idée selon laquelle la finalité du développement ne se situe pas dans le domaine économique :

Le développement doit être conçu de façon anthropologique. Le vrai développement est le développement humain. Il faut donc sortir la notion de développement de sa gangue

72 Le mythe du développement, op.cit., p.233. 73 Ibid., p.233.

37

économistique. Il ne faut plus réduire le développement à la croissance qui, comme l’a dit Jean-Marie Pelt, « est devenue une excroissance » ”. La notion de développement doit devenir multidimensionnelle, dépasser ou briser les schèmes non seulement économiques mais aussi civilisationnels et culturels occidentaux qui prétendent fixer son sens et ses normes.74

En se posant comme développement unidimensionnel, le modèle occidental en a oublié les interdépendances existant entre les sphères sociale, culturelle, écologique, psychologique, etc., car "c'est la relation non-économique qui manque à l'économie".75 Et

Morin de « condamner » la rationalité instrumentale occidentale :

Plus largement et profondément, il y a incapacité de l'esprit techno-bureaucratique à percevoir aussi bien que de concevoir le global et le fondamental, la complexité des problèmes humains.76

Il est important de situer le moment où cette rupture se serait produite, de situer l'endroit historique (histoire des idées et histoire sociale) où naît l'antinomie entre questions sociales et environnementales. Tout privilège exclusif de l'une ou de l’autre de ces dimensions est voué au totalitarisme et/ou à la mort. Pour Morin, en effet, le développement tel qu'il était conçu jusque dans les années 1960 était à la fois totalisant / totalitaire et réducteur :

Au fond de l’idée maîtresse du développement, il y avait le grand paradigme occidental : le développement socio-économique entretenu par le développement technico- scientifique, assure de lui-même l’épanouissement et le progrès des virtualités humaines, des libertés et des pouvoirs de l’homme. Voilà ce qui nourrissait la vérité évidente du développement.77

C’est sur ces bases qu’au début des années 1950 s’épanouit le mythe du développement (alors que surgissent déjà les premiers symptômes de crise). Ce mythe s’affirme donc sous deux aspects : un aspect global et synthétique qui est le mythe de la société industrielle et « un aspect réducteur de caractère économico-technocratique. »78

Le développement devient ainsi un problème éthique :

74 Terre-Patrie, op. cit, p.120. 75 Ibid., p.73.

76 Ibid., p.182. 77 Terre-Patrie, op.cit.

38

Les finalités du développement relèvent d'impératifs éthiques. L'économique doit être contrôlé et finalisé par des normes anthropo-éthiques"79.

J-M Domenach propose la même approche :

La réflexion sur le développement doit se retirer de l'univers technique et physique où elle s'est complu et où maintenant elle se culpabilise sans aucun profit, pour revenir à l'univers social et éthique : celui de la communication, de l'évaluation, de la décision."80

De ces constats et de ces contributions théoriques et intellectuelles naîtront, au cours du dernier quart du vingtième siècle, de multiples approches et propositions alternatives ou complémentaires au paradigme du développement. C´est de cela que je traiterai à présent.

79 Ibid., P.125.

39

Documents relatifs