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Développement des répertoires bilingues à dominances

PARTIE II : CADRE METHODOLOGIQUE

Chapitre 10 : Comment construire l’analyse bilingue des interactions didactiques?

10.2. Fonctionnement des enseignants et des élèves dans l’interaction

10.2.3. Développement des répertoires bilingues à dominances

Comment les élèves se placent face aux deux langues, et comment ils les utilisent ?

Pour répondre à cette question, ou au moins l’aborder partiellement, nous convoquons la notion de continuum des langues, utilisée par les chercheurs en didactique des langues, pour appréhender les états intermédiaires d’acquisition d’une langue nouvelle, étrangère, dans une vision plus normative des compétences linguistiques d’une ou l’autre langue. Pour les autres chercheurs le mélange des langues est tout à fait naturel et en tant que tel intéressant à étudier, comme une apparition des constructions, d’émergences des connaissances multiples qui se reflètent dans une ou l’autre langue selon le contexte dans lequel elles sont formulées et rencontrées par l’apprenant (Grosjean, 1993 ; 2004 ; Moore, 2006 ; Lüdi & Py, 2003 ; Gajo &

Mondada, 2000 entre autres). Pour la population des enfants sourds et leurs enseignants entendants, ce continuum a été présenté par Moody (1998, p.195) de la manière suivante :

Figure 8. Continuum des langues entre LSF et le français oral/écrit selon Moody, 1998.

Ainsi, les partenaires des interactions didactiques qui sont à la base de l’échange, sont confrontés, les enseignants comme les élèves, aux quatre variantes linguistiques, ou même cinq si on considère le français dans sa version vocale et écrite. La langue des signes, n’exige pas des explications supplémentaires, elle a été présentée précédemment. Dans la situation qui nous intéresse, elle est présentée dans sa forme « pure » par l’enseignant Sourd qui en est l’expert et le modèle.

Le français signé élastique (ou FS élastique) est une forme qui s’apparente à la LSF, mais qui présente encore des imperfections et des transferts de la langue française. On y observe des localisations dans l’espace, les expressions du visage requises, les classificateurs, les directions

LSF --- FS élastique --- FS strict --- Français oral/écrit

166 des verbes… (Moody, ibid.) ; les éléments difficiles à apprendre pour un locuteur de la langue vocale et qui témoignent de son bon niveau de la maitrise de la langue signée. Ces éléments sont aussi plus tardifs dans l’acquisition de cette langue par les enfants sourds, et nous allons les observer autant de la part des enfants que de l’enseignante entendante.

Le français signé strict (ou FS strict) apparait comme une variante plus éloignée de la LSF, qui cependant utilise les signes de cette langue. Elle s’approche plus du français, en modalité vocale ou écrite, et suit sa syntaxe. Les signes de la LSF apparaissent plus ponctuellement pour appuyer la langue vocale, et suivent strictement l’ordre des mots dans la phrase, et sa construction telle qu’elle est écrite, sans correspondre au sens qui pourrait être donné à cette même phrase en LSF.

Quelques recherches récentes sur le bilinguisme sourd (Mugnier 2006a, Estève, 2009 ; Millet &

Estève, 2009, 2010) établissent les profils des enfants sur le continuum entre les deux langues, celle de référence vis-à-vis à celle à apprendre (LSF vs français), en utilisant le modèle de Moody (ibid.). Elles placent les pratiques langagières entre les deux pôles distincts entre des pratiques monolingues (français vs LSF) en observant où se positionnent les enfants (comme le montre la figure M). S’approchent-ils de l’un ou l’autre pôle ou choisissent-ils le milieu, les deux langues mélangées, puisant donc d’une base bilingue ? Ces trois pôles puisent dans les modes (vocal ou gestuel) sur lesquelles se basent les pratiques langagières d’utilisateurs de deux langues. Nous le décrivons en croisant les types des pratiques avec la manière de les concevoir qui varie de mono- aux bimodales. Ainsi, selon Estève, (2009), les pratiques langagières peuvent avoir quatre bases : base français ou LSF, base bilingue ou non verbale. Chacune de ces bases peut avoir un mode de préférence qui est mono- ou bilingue ou non verbal.

Le tableau 15 résume ces catégories :

167 Tableau 15. Outils de catégorisation des types de pratiques langagières d’élèves selon Estève (2009).

Pratiques à

Français seul LSF seule Monomodal Mono-

lingue

Nous appliquons ces catégories en relevant la fréquence d’utilisation des modes et des langues par les élèves observés dans notre recherche dans le but de les positionner entre les deux pôles du continuum des langues tels que présentés dans le schéma suivant (proposé par la même auteure)79. Ainsi nous relevons leurs pratiques langagières et leurs modes de fonctionnement face aux deux langues. Cependant, nous utilisons nos transcriptions pour le faire80, dans le but de relever les marques d’utilisation d’une ou l’autre langue et des modes différents (vocal vs gestuel). Notre but est aussi de comparer les résultats des fréquences d’utilisation d’une ou l’autre langue, et des modes de préférence d’un enfant à l’autre dans le temps, entre le début et la fin d’année scolaire. Il nous semble que les déplacements des enfants à travers leur positionnement face aux deux langues sont à observer. Les déplacements se précisent dans le temps et mènent les élèves à faire les choix d’une pratique les dirigeant vers une application d’une langue ou l’autre en classe ainsi que des modes mono- ou bimodaux.

Estève (2009) a montré, entre autres sur ce point, dans quel espace des langues pouvaient se positionner les enfants par rapport aux langues à leur disposition, ce qui l’a conduit à saisir les profils des enfants et leur position sur le continuum des langues entre la LSF et le français (figure 9). Nous allons reprendre ce continuum en positionnant les élèves que nous avons observés, en marquant leurs déplacements vers l’une ou l’autre langue du début à la fin de l’année.

79Les recherches de Millet & Estève (2009, 2010) se basent sur un corpus des récits individuels recueillis auprès d’enfants sourds de 6-12ans. Les catégories d’annotations de vidéos, avec logiciel Elan@ et d’analyse linguistique de ces productions multimodales sont alors proposées.

80Ce qui nous différencie des annotations directes sur la vidéo, parce que les transcriptions en tant que telles sont organisés, linéaires et facilitent par ce fait, le relevé de fréquences d’utilisations individuelles d’une langue et l’autre, même si elles restent certainement lacunaires par rapport à toutes les ressources multimodales utilisées.

Elles nous permettent aussi d’avoir une suite d’interactions en classe, dans laquelle le groupe d’élèves observés participe.

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Pôle monolingue

français

Pôle monolingue

LSF Base bilingue

Pôle bilingue

Figure 9. Continuum des langues selon Estève (2009)

Ainsi, pour nous les positionnements des élèves sur ce continuum ne sont pas stables, ils évoluent dans le temps et face aux objets d’enseignement apprentissage travaillés pendant la période d’observations.

Nous présenterons dans la partie de résultats ces choix de langues et leur évolution observée en classe, entre le début et la fin de l’année, en sachant que le choix de la langue « dominante » n’exclut pas l’utilisation de l’autre langue en présence. Les notions de répertoire verbal (Gumperz, 1964) et de répertoire bilingue avec sa vision arborescente (Moore, 2006) seront ici mises en application pour décrire notre démarche face aux faits observés.

Finalement, nous allons nous concentrer sur les répertoires bilingues développés par les enfants bien que la position de l’enseignante entendante (EE) est aussi très intéressante dans cette perspective du continuum des langues. En effet, elle utilise les deux langues en même temps, en adoptant une ou l’autre variante linguistique selon les besoins de l’objet enseigné, et ainsi elle les propose aux élèves, en leur indiquant des stratégies qui les aident à « se promener » de manière efficace entre ces deux langues.

Nous reviendrons sur ces pratiques enseignantes bilingues et leur influence sur les apprentissages des élèves dans la discussion et les perspectives de notre travail.

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10. 4. S

YNTHÈSE DE LA PARTIE MÉTHODOLOGIQUE

LES PROCÉDÉS D

ANALYSE MICROGÉNÉTIQUE ET L

ANALYSE BILINGUE EN BREF

Nous avons décrit dans cette partie les procédés méthodologiques nous permettant l’élaboration des données brutes dans une démarche interprétative/compréhensive (Balslev &

Saada-Robert, 2007). Cette élaboration a pour but l’analyse microgénétique des processus fins d’enseignement apprentissage en contexte de classe. Nous avons relaté ici les éléments constituant une telle analyse : les principes généraux de l’analyse microgénétique, les analyses a priori, les six procédés de recueil et d’analyse détaillés y compris les adaptations nécessaires pour appréhender notre objet d’étude. Pour terminer, nous avons dressé l’esquisse d’une analyse bilingue qui se centre plus particulièrement sur la situation de bilinguisme LSF/français, et qui essaye d’en saisir la complémentarité avec l’analyse microgénétique. Effectivement, elle puise des analyses précédentes surtout au niveau de l’analyse de la dynamique interactionnelle (étape 5 de l’analyse microgénétique), afin d’y amener les éléments dictés par une approche sociolinguistique et de la didactique des langues et des cultures (Mugnier, 2006a) ainsi que par l’approche multimodale de ce bilinguisme (Millet & Estève, ibid).

En partant du terrain d’observations, cette complémentarité entre analyse microgénétique et analyse bilingue prend tout son sens. Si les significations qui progressent autour des objets du savoir lire/écrire sont appréhendées par les analyses microgénétiques (nous allons le voir en détails dans la partie III) l’utilisation des deux langues y participent de plein pied, avec leur procédés propres de communication pour guider et favoriser la meilleure compréhension possible entre les partenaires. Ainsi, les deux langues et les deux enseignants, créent activement les conditions favorables à l’établissement d’une ZdC, elle-même garante de nouvelles connaissances chez les élèves. Ces derniers les saisissent, entrent en dialogue, quelques fois sont même des initiateurs actifs de ce dialogue ou le font progresser dans le sens attendu des enseignants, montrant par ce fait l’avancée de leurs connaissances.

Pour conclure cette partie, nous posons une hypothèse que les deux analyses, microgénétique comme bilingue, recherchent à saisir le fonctionnement triadique du processus d’enseignement apprentissage. L’une à travers la recherche des significations partagées et une construction conjointe de la Zone de compréhension commune. Quant à l’autre, elle relève le même défi à travers l’analyse du fonctionnement bilingue des pratiques d’enseignement et d’apprentissage instaurées dans cette classe : la participation des élèves, le fonctionnement du binôme des enseignants etc. Les deux analyses se complètent et visent une compréhension commune entre les deux partenaires, les élèves et leurs enseignants, autour des objets d’enseignement apprentissage mis en circulation dans la situation de classe. Dans la partie suivante de ce travail, nous présentons les résultats obtenus en suivant les étapes de l’analyse microgénétique et en complément de celle-ci, les résultats de l’analyse bilingue telle qu’elle est présentée ici.

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