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Dépression et diminution de l’effort : rupture du conatus spinoziste ?

Deuxième partie : approches philosophiques, littéraires, sociologiques et historiques (de l’Antiquité à la

Chapitre 1 : Ouvertures philosophiques, littéraires et sociologiques

2. Dépression et diminution de l’effort : rupture du conatus spinoziste ?

D’après Spinoza (68), « Le désir est l’essence même de l’homme, c’est-à-dire l’effort par lequel l’homme s’efforce de persévérer dans son être. »40

Ce paragraphe tente d’examiner cette citation à l’aide des postulats de Spinoza, en définissant l’affect et ses conséquences en termes de puissance sur un être humain par essence en interaction continue avec son environnement. Nous nous risquerons ensuite à l’étude de l’application de ces paradigmes au sens où l’effort est vu aujourd’hui.

L’effort prend ici un autre sens que celui défini dans la première partie, car il est subi et ne dépend que de l’interaction entre l’extérieur et le sujet. L’effort selon Spinoza, est une manifestation déterministe de la volonté et du désir. En effet, Spinoza définit l’effort comme la volonté de l’âme ou comme l’appétit de l’âme et du corps. Spinoza conclut que l’homme est déterminé à produire les modifications exigées par son appétit, et par son désir, ce dernier correspondant à l’appétit amené à la conscience (69). Il développe ainsi :

« Cet effort, quand il se rapporte exclusivement à l'âme, s'appelle volonté ; mais quand il se rapporte à l'âme et au corps tout ensemble, il se nomme appétit. […] ce qui fonde l'effort, le vouloir, l'appétit, le désir, ce n'est pas qu'on ait jugé qu'une

29 chose est bonne ; mais, au contraire, on juge qu'une chose est bonne par cela même qu'on y tend par l'effort, le vouloir, l'appétit, le désir. »41

D’après Spinoza (68), toute l’activité humaine dérive de l’effort de chacun pour persévérer dans son être et maximiser sa puissance. Le conatus serait l’effort incessant de chaque étant pour persévérer dans son être : « Chaque chose, selon sa puissance d’être, s’efforce de persévérer dans son être. […] L’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n’est rien en dehors de l’essence actuelle de cette chose »42 ; en d’autres termes, c’est l’essence de l’humain qui gouvernerait ses capacités d’effort en permettant la conservation de son homéostasie malgré les évènements délétères intercurrents.

Damasio (70) a consacré un livre à l’application du Spinozisme au psychisme comme il est vu aujourd’hui, et précise la pensée de Spinoza en mettant en parallèle les capacités d’adaptation et le conatus :

« Lutte, effort et tendance : tels sont les trois mots les plus propres à rendre compte du terme latin conatus. […] Le conatus recouvre à la fois le besoin de se préserver face aux dangers et aux occasions favorables, et la myriade d’actions préservatrices qui font tenir ensemble les parties du corps. »43

Il ajoute que le conatus spinoziste en termes biologiques actuels serait « l’agrégat de dispositions contenues dans les circuits cérébraux qui, dès lors qu’elles sont enclenchées par des dispositions internes ou environnementales, recherchent à la fois la survie et le bien- être. »44

Le conatus correspond ainsi directement à la notion d’effort, dans sa composante motivationnelle extrinsèque, d’un individu dont le comportement est déterminé par sa volonté et son désir dans un environnement donné. La question qui subsiste est celle des facteurs intrinsèques influençant le conatus, c’est-à-dire des éléments qui permettent à l’individu de s’adapter à son environnement, tout en conservant son homéostasie. Pascal Sévérac (71), maître de conférences en philosophie, précise le concept d’affect défini par Spinoza et

41 Ibid., Œuvres 3. 42 Ibid.

43 Damasio dans Spinoza avait raison : joie et tristesse, le cerveau des émotions, p. 40. 44 Ibid.

30 développe la notion d’effort d’existence, qui serait la manifestation de la force d’exister par une affirmation de notre puissance face à notre environnement :

« Exister ne signifie […] rien d’autre qu’avoir la puissance de produire des idées (par notre force mentale de penser) et des mouvements (par notre force corporelle d’agir). […] de toutes nos forces, de toute notre puissance psychique et physique, nous faisons effort pour persévérer en notre être. Or, puisque nous subissons continuellement les effets d’autres esprits et d’autres corps, la puissance par laquelle nous faisons effort pour nous conserver varie, elle aussi, continûment : ce sont ces variations de puissance que Spinoza nomme des affects. […] ces affects, ou modificateurs de puissances, sont la joie, la tristesse et le désir. Ils gouvernent à eux trois l’effort d’exister. »45

Spinoza définit le désir comme « l'essence même de l'homme, en tant qu'elle est conçue comme déterminée à quelque action par une de ses affections quelconque. »46

Les affects sont définis par Spinoza comme des variations de puissance d’exister. Les affects qui expriment une diminution de la puissance d’exister sont du ressort de la tristesse, affect qui nous concerne dans ce travail. La tristesse, affect diminuant l’effort d’exister, est ici vue comme une logique négative immédiate face à une stimulation extérieure. Qu’adviendrait-il de la puissance d’exister d’un sujet chez qui cet affect prédominerait, peu importe la situation extérieure, si la tristesse devenait pathologique ? La dépression correspondrait ici à une maladie des affects, avec une dysrégulation de la puissance et donc de l’effort d’exister liée à une prédominance de l’affect négatif, la tristesse. L’Ethique de Spinoza appliquée à l’effort tel qu’on le conçoit aujourd’hui met en exergue le rôle majeur de l’anticipation du plaisir, par le désir. Il s’agirait de l’anhédonie de motivation définie par Treadway et al. (36), rapprochée de l’avolition.

L’anhédonie et l’avolition seraient donc deux symptômes clefs et leur intensité devrait permettre de refléter de manière spécifique un coût de l’effort plus important. Cependant, les recherches actuelles nous donnent aujourd’hui la preuve de l’existence d’une dissociation entre deux potentielles sources de production d’effort : en lien avec les émotions ou purement motivationnelle, liée à l’incitation. En effet, lorsque les psychiatres actuels utilisent un

45 P. Sévérac dans Spinoza, Le maître de liberté, dans le nouvel Observateur (Août 2009). 46 Spinoza, dans L’Ethique, tome III, appendice.

31 paradigme permettant de déterminer l’origine des déficits motivationnels observés dans la dépression, primaire ou secondaire à l’atteinte émotionnelle, ils montrent que les patients déprimés présentent une atteinte primaire de la motivation, les émotions suscitées (positives ou négatives) permettant même de majorer l’effort produit, contrairement à la présentation de récompenses plus importantes (72).