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Troisième partie : apports de la psychiatrie historique, des Aliénistes aux psychiatres contemporains

Chapitre 2. Le coût de l’effort élevé est au premier plan

3. Alexandre Brierre de Boismont (1797-1881)

Ce psychiatre reprend le Tædium Vitae dans son livre De l’ennui, où il s’interroge sur le caractère pathologique de cette tendance à l’ennui (111). Il évoque l’effort à travers la pénibilité de l’acte, mais celle-ci atteindrait des individus qui ne sont pas forcément déprimés au sens où nous l’entendons aujourd’hui :

« Quant aux rêveurs vulgaires, à ces esprits de second et de troisième ordre, qui n'ont jamais pu sortir de l'obscurité, repliés en eux-mêmes, ils se plaisent à faire dénier des horizons nouveaux qui leur échappent sans cesse, parce qu'ils ne font aucun effort dans leur esprit pour les fixer ; si par hasard ils s'élancent dans la réalité, leurs projets ne reçoivent qu'un commencement d'exécution. Rendus impressionnables au dernier degré par cette existence contemplative dont l'agitation est toute intérieure, le plus léger obstacle, le moindre événement suffisent pour les décourager. Procédant toujours par bonds inégaux, inconstants, capricieux, mobiles, fantasques, ils sont un tourment pour leur famille, un fardeau pour leurs amis. Se croyant méconnus, ces génies incompris, saturés d'égoïsme, deviennent de plus en plus tristes, moroses, mélancoliques ; tout les ennuie, tout les fatigue, la vie ne leur paraît plus qu'une amère déception, un poids insupportable, ils n'aspirent qu'à en sortir, et le suicide leur semble l'unique ressource pour s'affranchir de ces maux. »91

90 Ibid.

54 Brierre de Boismont décrit un sujet dont les projets et objectifs semblent irréalisables car instables. Il s’agit d’une atteinte de la prise de décision, bien décrite par Janet (16), mais surtout par M. Duprat dans L’instabilité mentale (112). Si les objectifs fluctuent en fonction des évènements, la balance coût de l’effort / bénéfice de l’objectif (qui peut être une récompense) fluctue également et ne mène jamais à la réalisation de l’action. Les obstacles sont ici évoqués en tant que facteurs susceptibles d’altérer la fiabilité d’une décision. L’indécision peut alors mener à une diminution de la propension à l’effort, là où des caractères plus constants auraient déjà pris la décision sans laisser les interférences la fragiliser. L’indécision est un critère de dépression observé chez nos patients. L’hospitalisation permet dans certains cas d’amender cette composante, en éloignant au maximum les obstacles environnementaux susceptibles d’interférer avec les décisions. L’anticipation d’un coût de l’effort élevé est donc ici la conséquence de l’indécision, qui ne permet jamais la pérennisation de la motivation dans son processus de choix. Le critère de gravité de cette indécision réside dans l’incompréhension des proches, qui serait alors le facteur déclenchant du véritable épisode dépressif majeur sur une vulnérabilité qualifiable de tempérament rêveur. L’envie est bien présente, les projets sont nombreux, mais les idées ne se transforment pas en acte par le processus décisionnel qui est touché par l’instabilité mentale. La description clinique de ces « génies incompris » partage de nombreux critères superposables à la nosographie actuelle de sujets délirants, voire plus précisément de schizophrénie.

Le coût de l’effort élevé par atteinte du processus décisionnel est-il un facteur déclenchant de la dépression chez les individus atteints de schizophrénie ? La conclusion la plus alarmante reste celle concernant les proches, dont l’incompréhension des mécanismes sous-jacents à l’absence d’effort du patient est un facteur de risque de suicide si l’on en croit cette description clinique.

De la même manière, cette description insiste sur l’importance du rôle des reproches faits par les proches dans un autre contexte de dégoût de l’effort :

« La répugnance invincible que quelques-uns éprouvent pour toute occupation quelconque leur rend l'existence pénible, ennuyeuse. Tout leur inspire du dégoût. Un de ces individus se plaint à sa sœur de toujours travailler et de n’avoir pas assez de temps pour se divertir. Ce paria de la vie gagne pourtant très facilement ses six francs par jour, mais il fait partie de cette série trop nombreuse d’ouvriers

55 qui, sans capacité, sans éducation, paresseux avec délice, sont mécontents de leur sort, voudraient boire, manger, s’amuser sans se donner aucun mal, et s’imaginent arriver à ce but tant désiré quand il n’y aura plus de bourgeois ni de riches. Les excès, les reproches qui en sont la conséquence peuvent conduire au dégoût de la vie. »92

L’individu décrit semble dévaluer la récompense correspondant ici à son salaire, en raison de « la répugnance invincible […] pour toute occupation »93, qui peut être vue comme une résistance motivationnelle liée à un dégoût de l’effort. La récompense est donc dévaluée par l’effort. La satisfaction immédiate du plaisir correspond à l’amusement « sans se donner aucun mal »94. Or, se donner du mal consiste à fournir un effort en vue d’obtenir quelque chose. L’effort à fournir pour obtenir la récompense est évalué comme ayant un coût trop élevé, rendant « l’existence pénible, ennuyeuse »95. Ici, le coût de l’effort élevé est la cause de ce « dégoût de la vie »96. Brierre de Boismont responsabilise ici l’individu dans sa symptomatologie presque adolescente, dans l’impulsivité dont découle l’impossibilité de projeter ses désirs à plus long terme. Les troubles motivationnels intègrent les notions d’effort, d’incertitude et de délai. Deux d’entre elles sont touchées chez ce « paria » : l’effort et le délai, qui dévaluent tous les deux la récompense dans le cadre de la théorie de conservation des ressources. L’insatisfaction causée par ces états correspond-elle à la dépression d’aujourd’hui ?

Pour terminer, nous nous attarderons sur ce qui est du registre du pathologique pour Brierre de Boismont :

« L’ennui de la vie est souvent dû à une tristesse indéfinissable, à une mélancolie profonde, à une teinte noire des idées, qu’aucune distraction, aucun raisonnement ne peuvent surmonter. Il se trouvera sans doute des médecins qui soutiendront que cet état est le premier degré de la monomanie triste ; c’est la conséquence du système qui généralise la folie outre mesure. Mais, à ce compte, les personnes qui éprouvent sans cause connue, par un simple changement de temps, la contrariété, 92 Ibid., p. 32. 93 Ibid., p. 32. 94 Ibid., p. 32. 95 Ibid., p. 32. 96 Ibid., p. 32.

56 de la mélancolie, des angoisses ; pour lesquelles tout est fatigue, ennui, dégoût ; qui ne peuvent alors supporter plus légère observation, et ne s'affranchissent de cette véritable souffrance morale que par des distractions variées, ces personnes seraient aliénées. »97

L’ennui, reflet de la dépression lorsqu’aucune cause n’est retrouvée pour l’expliquer, est un sentiment décrit dans de nombreuses lettres de suicidés rapportées par Brierre de Boismont (111).

Sous-jacent à cet ennui, plainte très actuelle chez nos patients déprimés, trouve-t-on l’altération de l’effort qui entrave l’action et empêche le sentiment de satisfaction ? L’ennui reflète-t-il l’effort impossible d’un tempérament instable pour réaliser les « distractions variées » qui permettraient d’apaiser la « souffrance morale » ? L’ennui est-il la rationalisation par le sujet déprimé d’un coût de l’effort élevé ou la conséquence d’une crise décisionnelle chez un individu instable ?