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2 La démarche d’apprentissage : le difficile exercice de transposition didac tique

Dans le document Sociologie de l'éducation (Page 124-133)

Le deuxième défi renvoie à l’action pédagogique ou, mieux encore, au travail de transposi- tion didactique.

Le législateur a approuvé la référence à un nouveau modèle pédagogique : le modèle des « compétences ». Il faut à présent concevoir, gérer et évaluer des situations problèmes dans lesquelles l’élève sera acteur ou sujet de son apprentissage. L’école doit « amener tous les élèves à s’approprier des savoirs et à acquérir des compétences qui les rendent aptes à ap- prendre toute leur vie et à prendre une place active dans la vie économique, sociale et cultu- relle » (art. 6 du décret définissant les missions prioritaires de l’enseignement fondamental et de l’enseignement secondaire et organisant les structures propres à les atteindre).

La démarche d’apprentissage est dès lors tout aussi déterminante que son contenu. Il est vrai que le mode d’organisation du travail requiert de nouvelles compétences, fort éloignées de la référence bureaucratique. « Le temps des notes de service détaillées et obligatoires, le temps des agents s’abritant derrière un règlement qui prévoit tout est, selon Jean De Munck (2000), en passe de finir. L’autonomie, la discussion et la démocratisation sont aujourd’hui encadrées de manière plus informelle. Le contrôle naguère visible et scrupuleusement codi- fié se fait distant, il peut même sembler s’effacer » (Ruano-Borbalan J.C., 2001, p.27). Or en maintenant l’élève dans un cadre centré sur des tâches d’exécution – de façon caricaturale, écouter, écrire et reproduire les exercices imposés par le maître –, on ne développe guère des aptitudes à s’approprier de façon critique les connaissances et les savoirs multiples et

La priorité accordée au développement de « compétences » bouscule et si l’on accepte le modèle dans toute sa force, rend obsolète la figure du magister détenteur du Savoir et char- gé de le transmettre à ceux qui en sont jugés dignes. Faire de l’élève le sujet de ses appren- tissages oblige à quitter la sécurité des schémas mille fois répétés, des leçons reproduites à l’identique d’année scolaire en année scolaire. La tâche du formateur est donc de formuler des situations-problèmes inédites et complexes qui pousseront l’apprenant à la réflexion et à la mobilisation d’aptitudes relationnelles (le savoir-être), d’habiletés techniques ou procé- durales (le savoir-faire) et de connaissances « théoriques » (le savoir). Le modèle proposé exige dès lors d’identifier les ressources possédées par les jeunes auxquels on s’adresse, d’établir le but même de la formation, de mesurer le décalage entre les ressources initiales et le but visé, de traduire ce but en objectifs opérationnels et mesurables, d’accompagner l’apprenant dans son cheminement. Le défi majeur est de donner du sens aux tâches propo- sées parce que, à défaut de signification et de direction, beaucoup d’activités risquent de tourner court.

Tenter de fonder les pratiques scolaires sur une nouvelle légitimité ne signifie toutefois pas qu’elles doivent être constamment justifiées. Non pas parce qu’il serait du devoir de l’enseignant de préserver son autorité, selon l’idée qu’à partir du moment où il doit se justi- fier, son autorité est déjà entamée. Mais parce que la justification de la démarche s’inscrira en filigrane des tâches proposées dont la finalité, l’utilité et la pertinence pourront être ap- préciées en regard des besoins de formation des élèves auxquels on s’adresse.

Si l’ambition de l’école est de participer à la formation citoyenne des jeunes générations, il ne s’agit pas seulement d’agir sur les contenus. Il faut également prendre au sérieux la façon dont on organise le travail en classe. La transposition didactique est chez Chevallard le pas- sage du savoir savant au savoir enseigné (Chevallard, Yves, 1991, La transposition didactique.

Du savoir savant au savoir enseigné, Grenoble, La Pensée Sauvage (2e édition revue et aug-

mentée, en coll. avec Marie-Alberte Joshua, 1re édition 1985).

Mais, comme le souligne le sociologue genevois Philippe Perrenoud (1998), « nous sortons donc d’une période durant laquelle la notion de transposition a été utilisée avant tout dans les disciplines où les savoirs savants occupent le devant de la scène, masquant les pratiques de référence ou les réduisent à la mise en œuvre de connaissances procédurales » (http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1998/1998_26.html). Perrenoud fait alors appel à la perspective développée par Michel Verret (1975, Le temps

des études, Paris, Honoré Champion, 2 vol.) qui en introduisant le concept de transposition

didactique, « cherchait, en sociologue, à désigner un phénomène qui dépasse l’école et les disciplines d’enseignement. Il s’intéressait à la façon dont toute action humaine qui vise la transmission de savoirs est amenée à les apprêter, à les mettre en forme pour les rendre « enseignables » et susceptibles d’être appris. Chacun conviendra sans doute qu’il importe

La transposition didactique passe, selon Verret, par des transformations plus radicales. Il en décrit cinq :

1. La désynchrétisation du savoir, autrement dit sa structuration en champs et do- maines distincts. Les savoirs savants sont déjà organisés en disciplines, mais on ne trouve pas l’équivalent pour les autres savoirs humains.

2. La dépersonnalisation du savoir, qui le détache des individus et des groupes qui le produisent ou s’en servent.

3. Une programmation, qui tient au fait qu’un savoir étendu ne peut être assimilé en une fois et passe par un chemin de formation balisé.

4. Une publicité du savoir, qui trouve son achèvement dans les référentiels et les pro- grammes qui permettent à chacun de saisir sur quoi porte l’intention d’instruire (Ha- meline, 1971).

5. Un contrôle des acquisitions ».

(http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1998/1998_26.html)

Considérons plus particulièrement le processus de « programmation » et le passage par un chemin de formation « balisé ».

Pour ce faire, nous partirons d’un reportage réalisé par André François, dans le cadre de l’émission « Tout ça ne nous rendra pas le Congo », et intitulé « Roulez les mécaniques ». Procédons par analogie. Considérons que l’école Maghin est une scène de théâtre et pen- chons-nous sur la représentation qui nous est proposée, et plus précisément :

- sur le décor et les accessoires qui constituent cette scène,

- sur les acteurs (qui sont-ils ? Quel rôle jouent-ils ? Quelle identité endossent-ils ? Quels tourments éprouvent-ils ? De quelle motivation témoignent-ils ?),

- sur la qualité de l’interprétation des différents acteurs (défendent-ils bien leur per- sonnage ? Est-ce qu’on y croit ?),

- sur la pièce qui se joue (le scénario, les répliques,…),

- sur l’intrigue qui donne le fil conducteur à cette pièce (l’élément « central ») et qui suscite l’émotion (et quelle émotion ?),

- sur les spectateurs (qui sont-ils ? Réagissent-ils au jeu des acteurs ?).

Pour en fin de compte, répondre à la question suivante : qu’est-ce qui ou qui n’est pas à sa place ? Qu’y a-t-il de plus incongru dans le reportage qui nous est proposé ? En argumen- tant, sachant qu’il n’est pas interdit de répondre à une question en suggérant d’autres ques- tions.

1°) Le décor : ………. ………. ………. ………. ………. ………. 2°) Les accessoires : ………. ………. ………. ………. ………. ………. 3°) Les acteurs :

Les élèves de 3ème professionnelle (option mécanique) – enseignement spécialisé

Aleph ………. ………. ………. Paolo ………. ………. ………. Ludovic ………. ………. ……….

Enrique ………. ………. ………. Vincent ………. ………. ………. Halim ………. ………. ………. Jonas ………. ………. ………. Les professeurs Le directeur ………. ………. ………. La professeure de français ………. ………. ………. Le professeur de mathématiques ………. ………. ……….

Le professeur de musique

………. ………. ……….

Le professeur de mécanique (Mathieu)

………. ………. ……….

L’autre professeur de mécanique

………. ………. ………. Le formateur ………. ………. ………. 4°) Les répliques :

Des élèves (expressions et mots courants) :

………. ………. ………. ………. ………. ……….

Des professeurs (expressions et mots courants) :

………. ………. ………. ………. ……….

5°) L’intrigue ou le fil conducteur de l’histoire : ………. ………. ………. ………. ………. ……….

6°) Penchez-vous également sur le titre du reportage : « Roulez les mécaniques ». Ajoute-t-il une information à ce qui est filmé ?

………. ………. ………. ………. ………. ……….

7°) Le reportage se termine sur l’annonce de la mort de Jonas. Que faut-il en penser ?

………. ………. ………. ………. ………. ……….

8°) Le reportage « Roulez les mécaniques » est-il en définitive, comme nous y invite le « pitch » présenté sur le site officiel de l’enseignement en Communauté française de Bel- gique, l’aventure d’un « merveilleux Don Quichotte, parti de rien, aidé essentiellement par des sponsors privés convaincus par la force de conviction du bonhomme », celle d’un « fonc- tionnaire de l’éducation aux antipodes des lieux communs traditionnels qui voudraient nous faire croire que le monde de l’école belge ne serait plus peuplé aujourd’hui que de gens dé- motivés, cyniques, déprimés, absents, résignés. Un regard tout à la fois émouvant et percu- tant sur un serviteur du service public qui vit sa mission comme un sacerdoce, un film qui ne

pourra manquer de soulever de nombreuses réactions sur l’extrême difficulté du métier d’enseignant » ?

(www.enseignement.be/prof/dossiers/part/rtbf/rtbf0509.asp#k).

Inversons le regard et considérons qu’il s’agit plutôt d’une tragi-comédie ou d’un voyage au pays de l’Absurdie… Qu’y aurait-il alors de plus absurde dans ce que nous donne à voir le reportage « Roulez les mécaniques » ?

………. ………. ………. ………. ………. ………. ………. ………. ……….

9°) Compte tenu du public auquel le professeur de mécanique, et ses collègues, s’adressent, que penser du projet mis en œuvre ?

………. ………. ………. ………. ………. ……….

10°) Qu’est-ce qui fonderait la légitimité d’un projet pédagogique ?

………. ………. ………. ………. ………. ……….

En privilégiant la recherche d’une légitimité charismatique et en cultivant la dimension rela- tionnelle – ou en y étant amené par la force des choses –, on en viendrait presque à oublier que l’approche didactique figure parmi les ressources mises à disposition du prof pour in- fluencer le cours des événements dans sa classe.

La sociologue Anne Barrère (2000, « Sociologie du travail enseignant ». L’Année sociologique, vol. 50, n° 2, p. 469-491) identifie quatre dimensions principales dans le travail enseignant : faire les cours, les préparer ; faire cours ; évaluer et orienter ; travailler dans l’établissement. Le travail de conception des cours est pour elle marquée par une grande marge d’autonomie : les prescriptions sont peu nombreuses et l’enseignant doit faire preuve d’inventivité, « bricoler ». C’est à la fois une importante source de risques, quand l’enseignant limite sa préparation au strict nécessaire, et une opportunité à saisir, si l’on ac- cepte d’investir une action collégiale dans la ligne tracée par les nouvelles orientations pé- dagogiques.

Le défi posé est donc d’interroger les conditions actuelles de légitimation de l’action éduca- tive et pédagogique. Ce que l’on perçoit communément en termes d’affirmation ou de main- tien de l’autorité, gagnerait à être considéré comme une reconnaissance conférée par les élèves du bien-fondé de l’apprentissage et des normes de comportement qui leur sont im- posés. Hormis les cas de rupture les plus profonds, on peut considérer que dès lors qu’il se trouve dans la classe, l’élève intègre un jeu dont il reconnaît a priori la validité de la finalité même s’il n’a guère le choix : « Si l’école est obligatoire, c’est que ça sert à quelque chose de venir ici ». Mais ce capital initial de confiance peut être largement entamé par la mise en œuvre de l’apprentissage : « Si je suis obligé de venir ici, je ne viens pas pour faire n’importe quoi ».

Il nous revient alors de préciser l’hypothèse selon laquelle l’organisation pédagogique est plus déterminante dans les conditions de gestion d’une classe que l’appel aux sanctions et les aptitudes relationnelles (ce mixte de menace et de séduction, cette « main de fer dans un gant de velours »), en considérant :

- premièrement, que l’enseignant est « celui qui crée les conditions effectives – didac- tiques et pédagogiques – permettant à l’élève d’être en activité d’apprentissage et non plus soumis à un savoir qui ferait autorité, du fait exclusif que l’enseignant dé- tient l’autorité statutaire » (Robbes B., 2006, « Les trois conceptions actuelles de

l’autorité », Cahiers pédagogiques, http://www.cahiers-

pedagogiques.com/article.php3?id_article=2283);

- deuxièmement, que « l’accès de l’élève au savoir véritable ne peut donc que passer par « des preuves tirées de l’expérience et de la raison » de l’élève lui-même, certai- nement pas par la domination d’un enseignant qui voudrait que l’élève se soumette à sa personne » (ibid.) ;

- troisièmement, que « l’autorité épistémique est insuffisante lorsqu’elle est fondée sur la seule détention de savoirs, car si la dissymétrie dans l’ordre des savoirs est le fondement même de l’acte d’enseigner, cette seule différence ne saurait constituer une dimension suffisante pour légitimer aux yeux de l’élève, le pouvoir de l’enseignant et engager son adhésion (…) L’autorité épistémique est plus que jamais soumise à la nécessité du didactique : un enseignant ne peut pas ne pas s’interroger sur les modalités de la transmission des connaissances, et donc sur l’organisation des situations d’enseignement rendant possible l’engagement de l’élève dans la situation d’apprentissage » (Marchive A., 2005, « Effets de contrat et soumission à l’autorité. Un cadre explicatif des difficultés scolaires », in Talbot L., 2005, Pratiques d’enseignement et difficultés d’apprentissage, Ramonville Saint-Agne, Erès, 183-184 ; cité par Robbes, op.cit.).

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