• Aucun résultat trouvé

La définition du stigmate : la prise en compte du discours du droit

Section 2 : L’égale dignité : des critères et des critiques connus

B. La définition du stigmate : la prise en compte du discours du droit

Comme dans la décision Brown, dans laquelle la Cour suprême jugeait que la ségrégation en tant que telle est contraire à la clause d’égale protection des lois en se fondant sur un fait, le sentiment induit392, mais sans aller aussi loin puisqu’il ne s’agit pas du seul fondement de l’inconstitutionnalité, dans Obergefell la Cour suprême prend en compte la réception du droit. Selon l’opinion de la Cour Obergefell, le stigmate réside dans l’exclusion qui porte préjudice en invitant à discriminer et empêchant les individus de se réaliser, et dans le sentiment d’humiliation qu’il provoque (pour les couples, leurs familles et les homosexuels en général).

La Cour constate une atteinte aux clauses du XIVe amendement et au principe d’égale dignité dans ce que les Etats, en refusant l’accès aux homosexuels à une institution existante, invitent à discriminer en « enseignant que les gays et lesbiennes sont inégaux à de multiples égards »393. Cela passe par un recours à l’histoire : la Cour s’appuie sur la longue histoire de désapprobation des relations homosexuelles pour constater que le refus de leur ouvrir le mariage constitue un préjudice « grave et continu »394. Les commentateurs voient là une marque du réalisme de la Cour – compris comme un sens des réalités, non au sens du réalisme juridique, et on peut y voir une mise en œuvre de l’approche « co-constitutive » qui s’intéresse à la manière dont le droit façonne la société et la société le droit. L’opinion de la Cour indique que les définitions hétérosexuées du mariage, en déconsidérant les individus homosexuels, les empêchent de se réaliser et de se dépasser dans le mariage puisqu’elles constituent des obstacles pour les couples qui veulent « se définir dans le mariage »395. Elle fait écho à l’analyse développée dans la jurisprudence sur l’avortement qui retient que c’est à la femme de « définir son destin dans une large mesure selon ses conceptions de ses exigences spirituelles et de sa place dans la société »396. Cette approche peut aussi indiquer que le précédent de Glucksberg reste en place après Obergefell si le critère est

392 CALVES G., L’affirmative action dans la jurisprudence de la Cour suprême des Etats-Unis, op.cit., p. 224 393 Obergefell, Opinion de la Cour, p. 17 (“As the State itself makes marriage all the more precious by the

significance it attaches to it, exclusion from that status has the effect of teaching that gays and lesbians are unequal in important respects.”)

394 Obergefell, Opinion de la Cour, p. 22 (“Especially against a long history of disapproval of their relationships,

this denial to same-sex couples of the right to marry works a grave and continuing harm.”)

395 Obergefell, Opinion de la Cour, p. 14

396 Planned Parenthood of Southeastern Pa. v. Casey, 505 U.S. 833, 852 (1992), Opinion plurielle des juges

O’Connor, Kennedy et Souter (“The destiny of the woman must be shaped to a large extent on her own conception

83

l’interdiction de l’humiliation ou stigmatisation : l’interdiction du suicide assisté n’invite pas à discriminer.

La prise en compte de la réception du droit revient à prendre en compte la « fonction sociale du droit », qui renvoie à l’attention accordée aux conséquences sociales des théories des juristes et de leurs pratiques397. Le professeur Wanda Mastor relevait avant la décision Obergefell un « héritage implicite » du « moment 1900 » dans les débats sur le mariage homosexuel : elle constatait un « réflexe de l’approche sociologique » dans l’importance accordée aux faits, aux conséquences sociales et à l’expertise398. Celle-ci ressort en effet des débats lors des audiences, des contributions des amici curiae, ainsi que de l’opinion de la Cour, qui rappelle que le mariage est une relation procurant un soutien mutuel, fondation de la vie familiale et de la vie en société. Quand la Cour relève que la différence de traitement rabaisse les couples de personnes du même sexe, elle s’intéresse à la signification sociale de l’action du législateur étatique, comme elle s’intéressait à la signification sociale de l’action du Congrès dans Windsor399. Dans Windsor, la Cour jugeait le DOMA inconstitutionnel parce qu’il « disait aux couples [homosexuels], et à tout le monde, que leur mariage valide autrement n’est pas digne d’être reconnu au niveau fédéral »400. L’arrêt

Obergefell se situe dans la même ligne que Windsor dans la prise en compte du fait que le droit a une incidence sur les significations sociales401.

En examinant l’atteinte à l’égale dignité à l’aune des critères de la clause d’égale protection des lois, la décision confirme le peu d’autonomie du principe de dignité du droit américain par rapport au principe d’égalité. La méthode de la Cour se fonde surtout sur la réception du droit par les exclus du mariage, et plus largement sur les effets de la mesure plutôt que l’intention de ses auteurs, ce qui lui permet de « présenter des victimes sans désigner directement de coupables », comme l’avait fait la Cour Warren dans l’arrêt Brown402. Cela n’a pas empêché les vives critiques de son

recours à l’égale dignité.

397 JOUANJAN O., « Avant-propos, Le souci du social : le « moment 1900 » de la doctrine et de la pratique

juridiques », in JOUANJAN O. & ZOLLER E., Le « moment 1900 », Critique sociale et critique sociologique du

droit en Europe et aux Etats-Unis, op.cit., p. 13-19, p. 14

398 MASTOR W., « Que reste-il, aujourd’hui, de la sociological jurisprudence dans la jurisprudence de la Cour

suprême des Etats-Unis ? », in JOUANJAN O. & ZOLLER E., Le « moment 1900 », op.cit., p. 255-271, p. 269-270

399

En ce sens ACKERMAN B., We the people 3. The civil rights revolution, op.cit., p. 308 (« this is a claim about

the social meaning of Congress’s action »)

400 Windsor v. U.S., Opinion de la Cour, p. 17 (“tells those couples, and all the world, that their otherwise valid

marriages are unworthy of federal recognition”)

401 Pour Windsor, souligné par SIEGEL R.B., “The Supreme Court, 2012 Term - Foreword: Equality Divided”

(2013), Faculty Scholarship Series. Paper 5001, p. 90

402 Sur Brown : CALVES G., L’affirmative action dans la jurisprudence de la Cour suprême des Etats-Unis, op.cit.,

84

II. Les critiques du recours à la dignité

Le fondement de l’égale dignité dans l’opinion rédigée par Kennedy n’est pas surprenant. Outre le fait que les requérants y avaient fait référence403, comme les Cours qui avaient déjà été saisies de la question du mariage pour les homosexuels404, le juge Kennedy l’avait déjà employé à plusieurs reprises et se montre particulièrement sensible à la résonnance du terme à l’international. C’est en ce sens que le recours au langage de la dignité dans la décision Obergefell n’est « pas accidentel » : il marque la volonté de la Cour d’utiliser le langage du droit constitutionnel contemporain405. La mobilisation du principe d’égale dignité fait cependant l’objet de critiques, qui s’expriment dans la décision chez les dissidents et en dehors de celle-ci chez les commentateurs : critiques générales (A) et critiques plus spécifiques à l’arrêt Obergefell (B).