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Section 2 : L’égalité par le texte mais par-delà le texte de la Constitution

A. Une Constitution vivante

La notion de Constitution vivante (Living Constitution) se présente aux Etats-Unis comme « indissolublement liée » à la lourdeur de la procédure formelle de révision de la Constitution américaine et à l’attitude judiciaire inhérente à la tradition de common law463

, qui fait que « la Constitution n’est pas seulement une « loi » posée par le peuple mais aussi un « droit » dont le sens est progressivement « découvert » par le juge constitutionnel »464. La Constitution vivante renvoie à l’idée d’une Constitution document ou « organisme » vivant465, qui évolue, s’adapte aux valeurs

morales et aux idéaux évolutifs du peuple américain, par le biais du juge qui mobilise les principes fondamentaux sous-jacents au texte pour interpréter, ou plutôt « construire »466, le sens de la Constitution467. Cette idée selon laquelle « la Constitution ne peut atteindre son but si sa signification n’est pas adaptée à une situation nouvelle »468

n’est pas spécifique au débat américain : il suffit de citer les exemples de la Constitution « arbre vivant » au Canada, du « droit vivant » en Europe ou de l’interprétation « à la lumière des conditions d’aujourd’hui » de la Cour européenne des droits de l’Homme469

.

Dans la composition actuelle de la Cour suprême, la Constitution vivante est notamment défendue par le juge Breyer, qui la déduit de sa conception du rôle du juge constitutionnel « d’interpréter la Constitution d’une façon qui fonctionne pour le peuple des États-Unis aujourd’hui », afin que celle-ci demeure « viable » (workable)470. L’opposition la plus connue est

celle du juge Scalia, pour lequel la doctrine de la Constitution vivante cache l’arbitraire judiciaire et écarte complètement le texte471.

L’arrêt Obergefell confirme le constat de « l’association de la notion de Constitution vivante à la protection accrue des libertés individuelles »472 : il s’agit de faire des idéaux constitutionnels de liberté et d’égalité une réalité vivante, sinon la Cour suprême se résoudrait par sa propre passivité à « réduire la Constitution à une structure, magnifique bien sûr à regarder, mais totalement inapte

463

VLACHIOGIANNIS A., Les juges de la Cour suprême et la notion de Constitution vivante, op.cit., p. 566

464 RAYNAUD P., « Le judiciaire américain, l’interprétation et le temps », art.cit. p. 151

465 Selon l’expression du juge Holmes dans State of Missouri v. Holland, 252 U.S. 416, 433 (1920) (“we must

realize that they have called into life a being the development of which could not have been foreseen completely by the most gifted of its begetters”.)

466 L’interprétation, qui consiste à déterminer le sens des dispositions constitutionnelles, est distinguée de la

« construction » (constitutional construction), qui désigne la traduction de ce sens dans une norme.

467

VLACHIOGIANNIS A., Les juges de la Cour suprême et la notion de Constitution vivante, op.cit., p. 573

468 Dieter Grimm, in BADINTER R. & BREYER S. (à l’initiative de), Les entretiens de Provence, Le juge dans la

société contemporaine, op.cit., p. 33

469 CEDH, 13 juin 1979, Marckx c. Belgique, Requête n°6833/74, point 41

470 BREYER S., America’s Supreme Court: making democracy work, Oxford, Oxford University Press, 2010, p. 73 471 Voir notamment SCALIA A. & GARNER B.A., Reading law, The interpretation of legal texts, Thompson-

West, 2012, p. 403 s.

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à l’usage », selon l’expression du Président Marshall473. La majorité y retient en effet une conception évolutive de la liberté et de l’égalité pour reconnaître aux homosexuels le droit de se marier : elle indique que « la nature de l’injustice est telle qu’on ne peut pas toujours la voir à notre époque »474, que l’incompatibilité de dispositions définissant le mariage comme unissant un homme et une femme avec la Constitution est « maintenant manifeste »475. L’opinion de Kennedy poursuit ce qu’avait déjà souligné le juge Marshall dans son opinion dissidente sur l’arrêt Cleburne : « le principe constitutionnel d’égalité, tout comme [celui] de liberté […], évoluent au cours du temps ; ce qui était jadis pensé comme relevant de l’« ordre naturel » des choses est, à un moment donné, perçu comme une contrainte artificielle et odieuse, qui brime et opprime l’homme »476

.

En jugeant que la Constitution protège la liberté « telle que nous en apprenons le sens », la Cour reprend presque mot pour mot ce qu’elle avait retenu dans Lawrence, qui indiquait notamment que « tant que la Constitution survit, les personnes de chaque génération peuvent invoquer ses principes dans leur propre quête d’une plus grande liberté »477. La conception vivante de l’égalité

n’est pas nouvelle non plus. La Cour suprême l’avait notamment adoptée dans la jurisprudence relative au droit de vote : dans l’arrêt Harper, le juge Douglas donnant l’opinion de la Cour avait jugé que « les notions qui déterminent un traitement égal à l’égard de la clause d’égale protection changent indubitablement »478.

Le recours à l’approche de la Constitution vivante n’est pas incompatible avec la prise en compte de l’histoire, au contraire. Il a été souligné que la Cour s’appuyait sur une « tradition vivante » dans la définition du droit fondamental de se marier. La Constitution étant entendue comme un document vivant, elle « ne peut pas être réduite à une étape de son développement

473 Gibbons v. Ogden, 22 U.S. 1, 222 (1824): “leave [the Constitution] a magnificent structure indeed to look at,

but totally unfit for use”, cité par VLACHIOGIANNIS A., Les juges de la Cour suprême et la notion de Constitution vivante, op.cit., p. 168

474

Obergefell, Opinion de la Cour, p. 11 : “The nature of injustice is that we may not always see it in our own

times.”

475 Obergefell, Opinion de la Cour, p. 17 : “...its inconsistency with the central meaning of the fundamental right

tomarry is now manifest”.

476

City of Cleburne v. Cleburne Living Center, 473 U.S. 432, 466 (1985) (“Constitutional principles of equality,

like constitutional principles of liberty, property, and due process, evolve over time ; what once was a « natural » and « self-evident » ordering later comes to be seen as an artificial and invidious constraint on human potential and freedom”, traduit par CALVES G., L’affirmative action dans la jurisprudence de la Cour Suprême des États- Unis, op.cit., p. 271)

477 Lawrence v. Texas, 539 U.S. 558, 578-579 (2003)

478 Harper v. Virginia Board of Elections, 383 U.S. 663, 669-670 (1966) : « Pour déterminer quelles distinctions

violent le principe constitutionnel de non-discrimination, nous ne sommes jamais confinés à des notions historiques d’égalité, pas plus que nous n’avons pas restreint la clause de due process à un catalogue figé, contenant ce qui était estimé, à un moment donné, être les limites des droits fondamentaux. […] Les notions qui déterminent un traitement égal à l’égard de la clause d’égale protection changent indubitablement. Cette Cour a soutenu, en 1896, que les lois imposant la ségrégation raciale à l’espace public ne privaient pas les citoyens noirs de la protection et du traitement égaux que le XIVe Amendement prescrit. […] Sept de huit juges siégeant alors souscrivirent à l’opinion de la Cour ; ce faisant ils se ralliaient à des expressions de la définition du traitement inégal et discriminatoire qui paraissent étranges à un homme d’aujourd’hui » (trad. VLACHIOGIANNIS A.,op.cit., p. 187)

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graduel […] ses dispositions sont pleines de vitalité, expriment des réalités historiques et sont des guides pour l’avenir »479. La tradition vivante revient en réalité à ne prendre en compte qu’une partie

de la tradition : ici, la Cour se concentre sur les développements les plus récents d’acceptation des homosexuels, tandis que les dissidents se concentrent sur la tradition plus ancienne, c’est pourquoi ils peuvent reprocher à la majorité de se détourner de l’histoire480

.

Outre la tradition, la Cour s’appuie sur la réalité sociale, c’est-à-dire à la fois le contexte et le changement social, qui semble quasiment être une source de l’interprétation constitutionnelle, notamment quand la Cour parle d’« éclairages nouveaux » et de nouvelles compréhensions sociales qui « peuvent révéler des inégalités injustifiées au cœur de nos institutions fondamentales, auparavant considérées comme naturelles et non remises en cause »481. Ces éléments indiquent que la préoccupation de la Cour est de justifier la légitimité de la Constitution aux yeux de la génération actuelle482.

L’approche de la majorité est vivement critiquée par les dissidents, pour lesquels la décision de la Cour bouleverse le droit de se marier et l’interprétation des clauses, en inscrivant ses propres conceptions dans celles-ci. Les juges conservateurs ne se disent pas opposés à l’adaptation de la Constitution aux nouvelles circonstances, au fait que les institutions et les règles doivent changer quand « de nouvelles vérités sont dévoilées » ou que la société change. Simplement, ils estiment que cela doit passer par des révisions formelles de la Constitution pour lesquelles le peuple vote, et non par le juge, comme cela a été vu dans l’exposé du désaccord sur la question de « qui doit décider ». Leurs critiques font clairement apparaître le risque, ici consommé selon eux, que la Constitution vivante ne dégénère en « Constitution faite par le juge ». Plus fondamentalement, la critique qu’ils adressent à l’approche de Constitution vivante de la majorité repose sur la question de la place du texte dans le raisonnement, et donc de la force normative du texte de la Constitution483.

Malgré les éléments soulignés qui semblent indiquer que la majorité a retenu une approche de Constitution vivante, d’autres indiquent plutôt une légitimation de la solution par le recours à la doctrine de l’« original meaning ».

479 VLACHIOGIANNIS A., Les juges de la Cour suprême et la notion de Constitution vivante, op.cit., p. 292 480

Obergefell, Opinion dissidente du juge Roberts, p. 22 (“The Court today not only overlooks our country’s entire

history and tradition but actively repudiates it, preferring to live only in the heady days of the here and now.”; “But to blind yourself to history is both prideful and unwise.”)

481 Obergefell, Opinion de la Cour p. 20 (“new insights and societal understandings can reveal unjustified

inequality within our most fundamental institutions that once passed unnoticed and unchallenged.”)

482 C’est la position que défend le juge Breyer, c’est ainsi que la Constitution demeure « viable » : BREYER S.,

Making democracy work, op.cit.

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