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Des critiques classiques : une notion sans fondement textuel et polysémique

Section 2 : L’égale dignité : des critères et des critiques connus

A. Des critiques classiques : une notion sans fondement textuel et polysémique

Les premières critiques adressées au principe de dignité sont qualifiées ici de classiques parce qu’elles ne sont pas nouvelles. Elles peuvent être regroupées en deux catégories : les critiques du recours au principe de dignité tout court, et celles adressées à l’indétermination du principe.

S’agissant des premières, elles se subdivisent en critiques reposant sur un argument « formaliste », et critiques reposant sur un argument « idéologique »406. Les tenants d’une approche formaliste invoquent le fait que la dignité n’est pas consacrée par le texte de la Constitution. Ainsi par exemple du juge Roberts dans Obergefell : « il n’y a, après tout, aucune clause de « noblesse et dignité » dans la Constitution »407. L’argument plus idéologique qui soutient l’argument formaliste repose sur l’idée que la dignité ne devrait pas être mobilisée parce qu’elle ne s’inscrit pas dans la tradition juridique américaine, mais seulement dans la tradition européenne. La reconnaissance d’un principe de dignité risquerait de perturber l’équilibre du Bill of Rights, dont l’essence est de protéger la sphère de liberté de l’individu, particulièrement s’il en découle que la puissance publique peut imposer un comportement à l’individu pour le protéger contre lui-même408

. Les critiques du recours à la dignité recoupent en partie les critiques du recours au droit comparé ainsi que celles adressées à

403 Transcription des débats des audiences, p. 28 par exemple : “The opportunity to marry is integral to human

dignity. Excluding gay and lesbian couples from marriage demeans the dignity of these couples.”

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Par exemple la Cour suprême du Massachusetts : Goodridge v. Department of Public Health, 440 Mass. 309, 798 N.E. 2d 941 (2003)

405 TRIBE L.H., “Equal Dignity: Speaking its Name”, art.cit., p. 20

406 Nous reprenons l’expression de BARROSO L.R., “Here, There, and Everywhere: Human Dignity in

Contemporary Law and in the Transnational Discourse”, 35 B.C. Int'l & Comp. L. Rev. 331 (2012), p. 351

407 Obergefell, Opinion dissidente du juge Roberts, p. 10 : “There is, after all, no “Companionship and

Understanding” or “Nobility and Dignity” Clause in the Constitution.”

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la pensée progressiste, qui s’éloigne du texte et met en avant des principes sous-jacents. Mais cette critique n’est pas reprise par les dissidents dans Obergefell. Le juge Thomas estime par exemple que la dignité est inscrite dans la tradition constitutionnelle américaine depuis la Déclaration d’indépendance, même s’il relève comme le juge Roberts qu’il n’y a pas de clause de dignité dans la Constitution409.

Le second volet de critiques se rapporte au contenu du principe : le principe de dignité serait au mieux inutile, au pire dangereux. Les premières visent une absence de substance de la dignité, qui serait une « formule vide sans contenu »410, ou une reformulation de notions existantes et donc un concept inutile. Les secondes mettent en avant les dangers du principe de dignité : coquille vide, le risque est que le juge y mette sa morale personnelle, qu’il ne s’agisse que d’un « paravent rhétorique pour cacher le désarroi ou l’arbitraire du juge »411

. Dans Obergefell, cette méfiance renvoie à la critique du gouvernement des juges et celle de l’absence de « principes » sur laquelle nous reviendrons412. Et si la coquille n’est pas vide, le contenu est malléable, comme en témoignent les invocations aléatoires de la dignité et ses différentes conceptions déjà soulignées.

Dans Obergefell, le désaccord sur ce que signifie la dignité est particulièrement apparent dans la confrontation de l’opinion de la Cour donnée par le juge Kennedy et de la dissidence du juge Thomas. Leurs opinions révèlent deux conceptions différentes de la dignité. Le juge Kennedy emploie la dignité de manière tout de même assez aléatoire pour désigner au bout du compte un statut, mais parfois simplement quelque chose de digne de reconnaissance. Le juge Thomas fait référence à la dignité humaine. Il considère donc, logiquement, que la dignité est « innée » (innate), naturelle, donc pas accordée par la puissance publique. Il prend la dignité dans son volet objectif, d’où ses lignes, très mal reçues, sur le fait que les esclaves et les déportés n’ont pas perdu leur dignité, pas plus que leur humanité. Mais il ressort aussi de son opinion qu’il ne peut y avoir d’atteinte à la dignité humaine, ce qui revient à refuser d’admettre un droit à la dignité, contrairement à l’approche de Kennedy. Pour le juge Kennedy, il y a bien un droit à la dignité, qu’il rattache en fait aux droits constitutionnels existants et qui permet de faire prévaloir ceux-ci – la dignité apparaît donc comme un principe hiérarchisant.

409 Obergefell, Opinion dissidente du juge Thomas, p. 2 : “the idea – captured in our Declaration of Independence

– that human dignity is innate”; p. 16: “The flaw in that reasoning, of course, is that the Constitution contains no “dignity” Clause”.

410 MELTZER HENRY L., “The Jurisprudence of Dignity”, art.cit., p. 174

411 Nous transposons l’expression de Constance Grewe (« La dignité humaine dans la jurisprudence de la Cour

européenne des droits de l’homme », art. cit., p. 1)

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Le constat du caractère malléable du principe et de l’imprécision de son contenu se traduit particulièrement dans Obergefell dans l’argument selon lequel la dignité est un principe insuffisamment limitatif.